(Article d'Alexandre Koutchevsky publié dans Théâtre's en Bretagne, n°22, Octobre 2005, PUF)

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Quelques concepts philosophiques comme entrées possibles dans le style de Roland Fichet

Dans L’ouvert. De l’homme et de l’animal [1], le philosophe italien Giorgio Agamben se risque « dans ce vide en l’homme, ce hiatus, qui sépare l’homme de l’animal », selon ses propres termes [2]. Son propos est extrêmement dense et il ne s’agit pas ici d’en donner une synthèse mais de saisir quelques idées centrales développées par le philosophe.

Ces idées — dont certaines comme la « stupeur », initialement développée par Heidegger, sont beaucoup plus proches de sensations — circulent de manière plus ou moins visible, sensible — précisément —, dans Animal la pièce de Roland Fichet.

Il s’agit ici de nommer le plus nettement possible une sensation de lecteur qui peut se formuler ainsi dans une première approche : le langage des personnages d’Animal est sous pression permanente. Comment relier cela au concept de stupeur que développe Agamben ?
Commençons par ce dernier.


A/ Agamben.

1/ Reprenant les études de Jakob von Uexküll, zoologiste de la première moitié du vingtième siècle, qui traduisent une radicale déshumanisation de l’image de la nature [3], Agamben donne l’exemple de la mouche et de la toile d’araignée pour illustrer la théorie de Uexküll sur l’Umwelt. L’Umwelt est le monde environnant un être vivant ; ce monde est constitué d’une série plus ou moins large d’éléments que le zoologiste appelle « porteurs de signification ». Ces porteurs, ou « marques de signification » sont les seuls éléments qui intéressent l’animal dans son Umwelt : « Tout se passe comme si le porteur de signification extérieure et son récepteur dans le corps de l’animal constituaient deux éléments d’une même partition musicale […] sans qu’il soit jamais possible de dire comment deux éléments aussi hétérogènes aient pu être si intimement liés. » [4]

L’exemple de la mouche et de l’araignée éclaire ce point clef chez Uexküll :
« L’araignée ne sait rien de la mouche, et ne peut en prendre les mesures comme le fait un tailleur avant de confectionner un habit pour son client. Cependant, elle détermine la grandeur des mailles de sa toile selon les dimensions du corps de la mouche et mesure la résistance des fils en proportion exacte de la force de choc du corps de la mouche en vol. Les fils radiaux sont, en outre, plus solides que les fils circulaires, parce que ces derniers — recouverts, à la différence des premiers, d’un liquide visqueux — doivent être assez élastiques pour pouvoir emprisonner la mouche et l’empêcher de reprendre son vol. Quant aux fils radiaux ils sont lisses et secs, parce que l’araignée s’en sert comme un raccourci pour fondre sur sa proie et l’envelopper définitivement dans sa prison invisible. Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’en effet les fils de la toile sont exactement proportionnels à la capacité visuelle de l’œil de la mouche, qui ne peut les voir et vole donc vers la mort sans s’en rendre compte. Les deux mondes perceptifs de la mouche et de l’araignée sont donc absolument non communicants, et cependant si parfaitement accordés que l’on dirait que la partition originale de la mouche […] agit sur celle de l’araignée de telle sorte que la toile qu’elle tisse peut être qualifiée de « mouchère ». Bien que l’araignée ne puisse voir en aucune manière l’Umwelt de la mouche (Uexküll affirme, en formulant un principe qui devait faire fortune, qu’aucun animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel, mais seulement avec ses porteurs de signification), la toile exprime la paradoxale coïncidence de cette cécité réciproque. » [5]

2/ Un peu plus loin, Agamben continue et complexifie son développement avec Heidegger. Ce dernier part du principe que « la pierre est sans monde (weltlos), l’animal pauvre en monde (weltarm) et l’homme formateur de monde (weltbildend). » [6] Heidegger renomme aussi « désinhibiteur » ce que Uexküll appelait porteur de signification, et « cercle désinhibiteur » ce que Uexküll appelait Umwelt. Pour Heidegger, l’animal est enfermé dans le cercle des désinhibiteurs, comme il était pour Uexküll uniquement relié aux marqueurs de signification.

Là où les choses commencent véritablement à nous intéresser parce qu’elles entrent en relation avec Animal, c’est quand Heidegger «  élabore une stratégie ou la compréhension de la « pauvreté en monde » et celle du monde humain marchent du même pas.

Le mode d’être propre à l’animal, qui définit son rapport avec le désinhibiteur, est la stupeur [7] (Benommenheit). Heidegger fait jouer ici, avec un effet étymologique réitéré, la parenté entre les termes benommen (étourdi, hébété, mais aussi empêché, embarrassé), eingenommen, (pris à l’intérieur, absorbé) et Benehmen (comportement), qui renvoient tous au verbe nehmen (de la racine indo-européenne *nem, qui signifie partager, donner en partage, assigner). En tant qu’il est essentiellement étourdi et intégralement absorbé dans son propre désinhibiteur, l’animal ne peut vraiment « agir » (handeln) ou « avoir une conduite » (sich verhalten) par rapport à lui : il peut seulement « se comporter » (sich benehmen). » [8]

Par la suite, Heidegger explique que dans ce comportement ce qui est soustrait à l’animal c’est « la possibilité même de percevoir quelque chose en tant que quelque chose, non ici et maintenant, mais soustraite au sens d’absolument non-donnée. » […] « la stupeur de l’animal signifie donc avant tout le mode d’être conformément auquel est soustraite ou, peut-on dire aussi, entravée, chez l’animal, dans sa référence à autre chose, la possibilité de se relier et de se rapporter à cette autre chose, en tant que telle ou telle chose en général, en tant que disponible, en tant que étant. Et c’est précisément parce qu’à l’animal est soustraite cette possibilité de percevoir en tant que tel ce à quoi il se rapporte, qu’il peut être absorbé de manière absolue par cette autre chose. » [9]

Cependant, nous ne pouvons pas dire que la chose (l’étant dit Heidegger) est fermée à l’animal, car cela signifierait qu’il y a une possibilité, si mince fût-elle, d’ouverture. Or, « La stupeur de l’animal le pose au contraire au dehors de la possibilité que l’étant lui soit ouvert ou fermé. » [10] Cette incapacité d’avoir à faire à un étant n’est pas purement négative, « elle est, en quelque sorte, une forme d’ouverture et, plus précisément, une ouverture qui ne dévoile cependant jamais le désinhibiteur comme étant. […] Le statut ontologique du milieu animal peut être ainsi défini : il est offen (ouvert) mais non offenbar (dévoilé, littéralement ouvrable). L’étant, pour l’animal, est ouvert mais non accessible. […] Cette ouverture sans dévoilement définit la pauvreté en monde de l’animal par rapport à la formation de monde qui caractérise l’humain. » [11]

3/ Terminons sur Agamben et Heidegger avec l’intéressant rapprochement que fait ce dernier entre la stupeur, propre à l’animal, et « l’ennui profond » (tiefe Langeweile), propre à l’homme. Ce dernier point permettant sans doute de mieux saisir intuitivement la teneur sensible de ce concept de stupeur.
Heidegger illustre l’ennui profond (troisième degré d’intensification de l’ennui dans sa théorie) par l’exemple suivant : nous sommes dans une petite gare de campagne et nous avons quatre heures à attendre jusqu’au prochain train. Nous essayons de lire un livre, nous regardons l’heure, seulement 15 minutes de passées, nous lisons tous les horaires, nous marchons, regardons le ciel, etc. Alors que d’ordinaire nous sommes sans cesse « pris par les choses, si ce n’est perdus en elles […] dans l’ennui nous nous trouvons soudain abandonnés dans le vide. Mais dans ce vide les choses ne nous sont pas seulement enlevées et anéanties, elles sont là mais n’ont rien à nous offrir, nous laissent complètement indifférents, d’une façon telle, cependant, que nous ne pouvons nous libérer d’elles, parce que nous sommes rivés et livrés à ce qui nous ennuie. » [12]

En nous ennuyant, nous sommes « livrés à quelque chose qui se refuse à [nous], exactement comme l’animal, dans sa stupeur, est exposé dans un non-révélé. » [13]


B/ Animal

On peut interpréter les ruptures de syntaxe, les accélérations, décélérations, hachures de rythme qui jalonnent les phrases des personnages d’Animal de différentes façons, en prenant différents points de vue. Ce qui suit n’est qu’une possibilité parmi d’autres, mais une possibilité qui me touche depuis que j’ai lu Animal et que j’y ai senti quelque chose comme une matérialisation des concepts évoqués ci-dessus.

Des paroles sous pression permanente, c’est ainsi que je caractériserais l’énergie qui parcourt les dialogues dans Animal. Cette pression possède un sens extrêmement concret : ce sont les corps mêmes des personnages qui la subissent, quelque chose pèse sur eux (le poids du monde ? le poids de la catastrophe dirait peut-être Frédéric Fisbach ? ). Ce poids s’applique sur leur poitrine, ce poids oppresse leur souffle (au sens médical). Leur respiration est entravée, par voie de conséquence leur fluidité de parole l’est aussi.

Tous les mots sont sur la ligne de départ, dans les starting-blocks : tous veulent sortir en même temps, tous ne le peuvent, tous doivent se plier à l’inévitable successivité de l’énonciation. D’où cet apparent chaos à la sortie :
– fréquentes répétitions : « moi aussi dans la vitrine vitrine ? »,
– mots qui ont fui leur place légale dans la phrase : « la bretelle de ton. remonte. soutif. ».

L’expulsion des mots est contrainte par une invisible pression. Cette pression, même permanente, s’applique de façon irrégulière : il y a des ouvertures, des plages de souffle plus ou moins investies par les paroles des personnages. Par exemple, la majorité des phrases (ou des séquences de mots plutôt) sont relativement voire parfois extrêmement courtes. On trouve des blocs de mots « pas mal de. oui. à la banque. fric. du fric à Paris pour. » contraints dans un souffle court par le point (le signe de ponctuation), et des blocs de mots contraints dans des souffles plus longs (aussi par le point) : « fabriqué construit par lui l’homme élevé dompté par lui l’homme. »

Il n’est à ce propos pas anodin que les personnages (mis à part le chœur) n’utilisent pas de virgules : la virgule est le signe du contrôle, de la maîtrise du souffle, d’une syntaxe organisée qui pense dix mots plus loin.

Poursuivons sur la pression et sa ponctuation. On constate que ce style oppressé, haché par les points, est présent dans tout le texte sauf dans la séquence 6 (Deuxième mouvement). Dans cette séquence il n’y a plus du tout de signes de ponctuation excepté :
– pour les paroles du chœur [14]
– dans les dialogues, où on trouve deux points d’interrogation. Ces points d’interrogation ponctuent des phrases ou mots qu’il est important de comprendre comme questions pour la bonne saisie du dialogue et de la situation ; l’auteur ne les enlève donc pas. [15]
– dans les deux premières phrases de dialogue qui suivent l’intervention du chœur, quatre points :
« voix de Iche : ma voix. je me sens à côté de ma voix.
voix de Kalonec : ma voix. je me sens à côté de ma voix. » p. 37
Portée capitale de ces quatre points : ils sont la trace des centaines de points qui les ont précédés dans les paroles des personnages, le souvenir de la parole oppressée, l’écho d’un style ; mais ils sont également les points qui ponctuent une phrase qui dit leur toute proche disparition. Car ce que disent Iche et Kalonec c’est bien la possibilité, qu’ils sentent monter en eux, d’une autre parole, libérée de cette pression présente tout au long du reste du texte.
Hypothèse : ce passage où il n’y a plus de ponctuation, où les paroles des personnages paraissent enfin respirer, c’est le seul moment du texte où ils sont en transit, en déplacement (dans le pick-up qui traverse la forêt). Dès lors qu’ils occupent un espace (la concession, le fleuve et ses berges, l’aéroport/cabine) ils repassent sous le régime de la parole/pression.


C/ Agamben + Animal ?

Hypothèse 1 :
La parole/pression est la marque d’un rapport animal des personnages au langage.
Le langage est un Umwelt (le monde environnant) dans lequel chaque mot est un désinhibiteur ou un porteur de signification (bien nommé en l’occurrence).
Le mode d’être propre aux personnages, qui définit leur rapport avec les mots, est la stupeur. Stupeur face aux mots.
Aucun personnage ne parvient à entrer en relation avec le langage comme tel mais seulement avec ses porteurs de signification, des mots.
Les personnages sont livrés et rivés au langage (ils n’ont pas le choix dans le texte écrit, ils ne sont que mots, ils l’auront dans la mise en scène où du jeu pourra se glisser entre leurs mots et les corps des acteurs).

Phrase : les mots savent de nous ce que nous ignorons d’eux. [16]

Contre-hypothèse : on pourrait lire toutes les interventions des personnages comme le contraire absolu de ce qu’on vient de dire : une maîtrise totale du langage et de sa mécanique, de ses jeux de sens, de ses implicites, etc. Mais cette maîtrise-là ne serait-elle pas celle de l’auteur ?

Hypothèse 2 :
On pourrait aussi déplacer ces idées sur l’ensemble de la pièce : Animal compris comme le voyage des personnages vers l’espace adéquat à leur parole/pression : une cabine téléphonique. À quatre dans une cabine téléphonique tu comprends ce que c’est la parole/pression. On pourrait alors donner comme réponse à la question « qu’est-ce qui pèse sur les personnages ? » : les parois d’une cabine téléphonique et les corps contraints qui s’y trouvent.

 

[1] Éditions Payot et Rivages, 2002. Traduit de l’italien par Joël Gayraud.

[2] P.137

[3] Gilles Deleuze utilisera lui aussi beaucoup Uexküll.

[4] P.66

[5] P.67

[6] P.77 dans Agamben. Toutes les références à Heidegger faites par Agamben proviennent en majorité de son cours de 1929-1930 à l’Université de Fribourg, intitulé Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude. Ces cours ne seront publiés qu’en 1983 dans le volume 29/30 de la Gesamtausgabe, Klostermann, Frankfurt.

[7] C’est moi qui souligne.

[8] P. 78-80. Pour illustrer cette « stupeur » Heidegger rappelle une expérience déjà décrite par Uexküll. On place une abeille devant un petit bol de miel qu’elle commence à aspirer. Puis on lui coupe l’abdomen et le miel s’écoule par cette ouverture. L’abeille continue à aspirer comme si rien ne s’était passé. Heidegger explique que l’abeille ne constate ni la disparition de son abdomen ni le fait qu’il y ait encore du miel qui se trouve là : l’abeille est prise par la nourriture, prise par son activité pulsionnelle.

[9] P.81

[10] P.82

[11] P.84

[12] P.98

[13] P.100. Heidegger ne dit pas « nous » mais emploie le terme de Dasein. Je simplifie pour ne pas compliquer encore plus le propos.

[14] Le chœur ne change jamais de régime de ponctuation au cours du texte.

[15] « Chienne : tu m’as tuée
Kalonec : toi ?
Chienne : tu ne me reconnais pas parce que tu m’as tuée » p.39
[…]
« Iche : où allons-nous ?
Chienne : dans le tout-va-bien » p.40

[16] René Char.