(Notes écrites par Kouam Tawa, auteur, dramaturge, inspirées par les répétitions d'Animal au Théâtre Vidy Lausanne en février 2005)

[+] lire des extraits de « Animal »
[+] aller à la note récapitulative

 

Nôm ! Je t’appelle, Animal, en ma langue ancestrale. Pour quelle raison ? Bien aimable qui me le dira. Voici plusieurs mois que nous cheminons ensemble. Sous les soleils du Cameroun. Sous les lumières de France. Nous cheminons ensemble comme un marcheur et une énigme. Je t’interroge Nôm au lever du jour. Je t’interroge Nôm à la tombée de la nuit. Pour lire entre tes lignes les sens qui t’habitent. Et tu me parles Nôm au milieu du jour. Et tu me parles Nôm au cœur de la nuit. Chaque jour différemment. Chaque nuit un peu plus. Et nous poursuivons notre route vers ta vie matérielle.

Nous sommes dimanche Nôm, et je suis à Lausanne. Il fait un froid à ne pas mettre une poule dehors et j’aperçois par la fenêtre de la chambre qui m’abrite la lente ondulation du Lac Leman. Par cette matinée de neige où me réchauffe The midnight blues de Wynton Marsalis, je cherche Nôm à te comprendre en moi comme j’ai longtemps cherché à me comprendre en toi. Ma pensée n’arrêtant pas de s’envoler vers la terre de mes pères, je veux que tu me parles Nôm en huit fois trente minutes comme tu me parlerais une fois par jour shenku’u, dzedze, tamdze, kouogoue, gôsue, mamtô, tamgoue et liepfe, les huit jours de ma semaine ancestrale.

Nôm ! Nôm ! Nôm ! de quoi me parles-tu ?

Shenku’u : Tu me parles de langue, Animal. De quelle langue ? D’une langue pas de bois comme celle dont usent les politiciens pour opiumer les peuples, et que tant d’écrivains et d’artistes rabâchent et malaxent. D’une langue qui préfère s’exposer aux attaques de la grammaire et de l’orthographe que s’éloigner des sentiments et sensations de ses locuteurs. D’une langue argile et poussière très proche des langages parlé et chanté, qui comme celle de Céline cherche l’émotion et veut toucher au nerf. Nil dit entre autres : «  j’en ai moi oh j’suis pas. bidon. même patte folle pied mort je. cogne ». Et Iche : « arrête hou hou. drôle de coq. t'es drôle de coq drôle de coco attifes de filou ». Et Fricaine : « noire ânesse noire poule dévorée dévoreuse qui tranche qui creuse. iou iou iou ioum iouommm ». Et Kalonec : « tu chanteras Willi. sous ma peau le frisson de toi. ça frissonne tout ton chant absent dans les os ». Et Chienne : « danse avec les éléphants danse avec les hirondelles danse la danse macabre la danse des animes morts la danse des ombres ».

Dzedze : Tu me parles d’Afrique, Animal. De quelle Afrique ? D’une Afrique où les néo-colonialistes viennent d’achever leur mission de civilisation, d’exploitation et de carnage. D’une Afrique où le ménage a été fait arbre par arbre bête par bête, où tout a été réduit en matériaux bouillie industrie, où tout a été avalé digéré transformé, où tout se détruit, où tout explose. les villages. les usines. même la terre, où ça roule tout seul dans le chaos. D’une Afrique telle que l’appréhende un colon attardé que son propre fils taxe de Kalonec fumier vieux con. français. Certes l’Afrique va mal. Du mal que les impérialismes de tout poil lui ont fait. Du mal que les folies de quelques-uns de ses fils lui ont fait. D’où vient-il que certains s’obstinent à la croire seule responsable des maux sous lesquels elle semble crouler ?

Tamdze : Tu me parles de beauté, Animal. De quelle beauté ? De celle qui naît du chant de Willi l’albinos. Fricaine l’a peut-être arraché de son ventre, elle l’a peut-être trouvé dans un panier de jonc. À aucun moment on ne le voit. Même si le bourdonnement des abeilles qui partout l’accompagnent signale sa présence. Même si les récits du Chœur et des bûcherons l’évoquent et disent quel événement est sa présence mélodieuse. Willi est une absence, une absence présente, une absence présente qui chante. Et quel chant ? Un chant sublime, vertical, que vante même Nil le jaloux, des sons d’émotion pure, des modulations inouïes. Il est, ce chant de Willi, le sésame qu’essayera en vain d’empoigner Kalonec pour se refaire une vie sous les petits soleils brûlants d’une boîte de nuit à Paris. Et si le grand art était la part intacte et insaisissable de l’âme qu’on dit malade du continent africain ?

Kouogoue : Tu me parles de famille, Animal. De quelle famille ? D’une famille dont Kalonec le père est blanc, français, et se dit l’africain. Dont Fricaine la mère est noire, africaine et dite blanche dedans par les femmes d’Afrique. Dont le fils Nil est métis, bâtard du père et de la négresse-montagne ou jument entravée. Dont le fils Willi est albinos, peau de craie et noir dedans, bâtard de la mère et de quelque chose quelqu’un d’ici (l’expression est du père). Dont Iche la presque servante est blanche, allemande, orpheline, et dit avoir du sang noir dans les veines. Et dont le chien (selon le Chœur, une famille sans chien en ce XXIe siècle c’est pas une famille) s’appelle Chienne. Cette « famille africaine » creuset des races, des origines et des cultures ne préfigure-t-elle pas les familles du monde de demain ?

Gôsue : Tu me parles de chute, Animal. De quelle chute ? Celle de Kalonec, l’exploiteur tout puissant qui régnait sur la concession BOIS–PEAUX–ANIMAUX de trois cents hectares. Il avait des machines ; il avait des camions ; il avait des tracteurs ; et des animaux de toutes sortes, fruit de ses chasses et de ses pièges. Il est tombé malade et est parti se faire soigner. Il retrouve à son retour sa concession cimetière-capharnaüm, et sa famille se dresse contre lui. Il est revenu chercher Willi dont il compte exploiter le talent, mais ne parvient pas à l’atteindre. Sa famille furieuse se débarrasse de lui et il tombe sur sa chienne qu’il avait persécutée. Elle lui détaille son forfait et le vieux Kalo — dont le destin est si proche de celui des dictateurs déchus qui croyaient pourtant avoir éternellement « la situation en main » — se prosterne devant sa victime, courbe l’échine, se met à genoux. En assumant si pleinement son échec et sa chute, Kalonec ne redevient-il pas digne de porter le nom d’homme ?

Mamtô : Tu me parles d’Amour, Animal. De quel amour ? De l’amour de Fricaine pour Kalonec. Autrefois elle se réjouissait de lui, le beau blanc tout bleu pour elle. Elle se taillait avec lui dans les bois. Elle grillait avec lui de la viande vivante dans les bois. Elle dormait avec lui dans la forêt. Elle dormait avec lui dans la maison de terre. Elle était avec lui, toujours avec lui et voulait morte près de lui dormir. Il a pourtant suffi que l’homme s’absente pour qu’elle détruise tout ce qui a été fabriqué construit dompté par lui. Et qu’il revienne pour qu’elle s’arme d’un pied de vache pour l’assommer, l’étaler défini. définitif. (comme elle le dit elle-même). Pourquoi ? Parce qu’elle ne veut plus être un chameau à genoux devant lui, un chameau qui attend la charge le poids l’ordre, un chameau sur qui retombent ses meurtres et ses razzias. Ne sont-elles pas innombrables, les femmes qui de par le monde souffrent le martyre de Fricaine sans jamais s’indigner ?

Tamgoue : Tu me parles de désastre, Animal. Et me revient cette parole pigmentée de Léon-Gontran Damas : « Désastre / parlez-moi du désastre / Parlez-m’en. » De quel désastre me causes-tu ? De celui qui a lieu dans la concession de Kalonec où Fricaine folle vide casse jette meubles vaches animaux lapins chevaux. détruit tout. pile tout. mélange résine sang et concasserie. fabrique des briques des briques des briques à tour de bras. pour le mur. De celui qui a lieu dans la forêt où le fer mange le bois en hurlant, où des tronçonneuses luisantes vocifèrent, où des centaines de bûcherons tronçonneurs coupent, coupent et coupent. De celui que figure la cabine de verre de l’Aéroport Charles de Gaulle dans laquelle la tribu Kalonec escroquée, égarée, ignorée et engourdie se momifie, peut-être frappée par la malédiction d’avoir massacré ce qu’elle avait de plus cher : les animaux.

Liepfe : Tu me parles d’agonie, Animal. De quelle agonie ? D’une agonie qui ne débouche pas sur la mort, mais s’ouvre sur une nouvelle vie. Kalonec a attaché sa chienne fidèle au pare-chocs de sa camionnette et l’a brisée écorchée tuée. Elle surgit longtemps après de la vase où il la croyait morte pour réintégrer la famille et lui dire son histoire. Nil le pied bot s’est emparé d’un pied de vache pour assommer son père qui ne veut pas de pied mort chez les Kalonec. Fricaine, Iche et lui ont poussé l’assommé et l’ont enfoncé dans le trou taillé dans la roche. Il remonte quelque temps après du ravin et amène la négresse, l’idiote, le boiteux et Chienne dans le tout-va-bien. Chaque agonie dans Animal étant le lieu d’une renaissance, le déclin de l’Afrique des soldats tronçonneurs n’est-il pas le signal de l’avènement d’une Afrique digne de la beauté du chant de Willi ?