(Notes de Sophie-Pulchérie Gadmer, inspirées par les répétitions de la pièce « Animal » de Roland Fichet mise en scène par Frédéric Fisbach au Théâtre Vidy Lausanne, février 2005.)

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Poser un regard sur Animal n'est pas chose aisée. En assistant aux répétitions à Lausanne, j'ai le sentiment que l'équipe travaille à ne pas écraser l'essence polysémique de la pièce, son contenu allégorique, les fulgurances de la langue, qui sont autant de clés de compréhension. Animal est une pièce constituée d'éléments hétérogènes qui permettent des entrées multiples pour le lecteur et le spectateur. Des propos enchâssés dans la pièce, je choisis l'animal, l'animalité.

Ce qui me frappe, c'est le rapport à la terre. Animal, entre autres, raconte la destruction massive d'une forêt, d'un milieu naturel, d'un point d'ancrage pour l'humain. Cette désolation produite par l'homme est symbolisée par l'érection d'un mur charnier où sont entassés divers débris, restes des entrepôts Kalonec, et cadavres d'animaux. Cet ouvrage est présent dès le début de la pièce qui s'ouvre sur le retour de Kalonec, mis au pied de ce mur. L'action se situe après la catastrophe, tous les animaux sont morts, éradiqués.

La terre, l'animalité me rappellent à l'intime, à l'enfance. Aboiements en meute avec les chiens, braiments, hennissements, miaulements, hululements, gémissements, j'ai grandi dans un domaine au milieu des bois, des champs et des animaux. Souvenir des chants avec ma chienne-louve esquimaude, présence d'une vérité enfouie dans les entrailles de la terre, qui passe à travers le corps et s'élève dans le ciel, se déploie dans un son étrange qui passe de l'aigu au rauque. C'est le souvenir d'une verticalité, d'une possibilité de dépassement de sa propre condition, d'une transcendance.

L'impossibilité de transcendance des protagonistes d'Animal, tombés en déréliction, semble contenue dans l'objet mur. Cette construction imbrique et représente de nombreux éléments : l'incapacité pour les personnages de fuir leurs destins macabres malgré le voyage, l'exil, la politique massive d'éradication de la forêt, des animaux et conséquemment la rupture de l'équilibre vital des hommes, les sacrifices internationaux dus au mode de consommation industriel des sociétés occidentales toujours en quête de productivité… Il renvoie aux spectateurs l'impasse rencontrée dans la situation actuelle. La responsabilité de chacun face à cet état du monde est d'autant plus fortement soulignée que le mur n'est pas représenté sur le plateau, les acteurs le font exister par leurs regards face public.

Je m'interroge sur l'animal. Animal vient du latin anima signifiant « souffle, vie ». Le texte me renvoie sans cesse à cette étymologie par la répétition de l'expression les « animes animaux ». Pour les Grecs, l'animal était quelque chose de vivant dans un sens très proche de ce que nous sommes. Lors du tournant décisif, pour nos sociétés, de la modernité, les Cartésiens ont soutenu la théorie de « l'animal-machine » selon laquelle la mort d'un animal était comparable au bris d'une horloge. Malgré les progrès de l'éthologie, cette définition va dans le sens du productivisme européen acharné qui consiste à traiter l'animal comme un produit industriel. Ceci entraînant des catastrophes comme les épidémies de fièvre aphteuse ou l'encéphalite spongiforme du bovin. Ceux qui organisent un tel processus développent une conception métaphysique de l'homme, qui implique une indifférence complète à la vie et à la mort de ceux qui ne sont pas des vivants humains. Ce que nous rappelle Roland Fichet, c'est que le rapport de l'homme aux animaux conditionne le rapport des hommes entre eux. Le rapport que j'entretiens avec l'animal implique aussi celui que j'entretiens avec le monde problématique dans lequel lui et moi sommes plongés bien qu'à parts inégales. Le XXe siècle a été la période de l'industrialisation, de l'élevage et de l'abattage animal. Il a aussi été le siècle de l'extermination industrielle de masse, accomplie sur des êtres humains. En ce sens, question animale et question politique sont liées, le rapport de la cité avec la nature fait partie du politique.

Au sens aristotélicien, la cité a pour fin le eu zeîn, ce qui signifie « vivre comme il convient que vive un homme ». Or l’essence de l’homme est d’être un animal possédant le logos, c’est-à-dire qu’il détient la capacité de parler d’une manière sensée et de réfléchir ses actes. Ce pourquoi sont liées chez Aristote les deux définitions qu’il donne de l’homme : vivant politique (zôon politikon) et vivant doué du langage (zôon logon ekhon), c’est-à-dire de cette faculté de discerner le juste et l’injuste, nécessaire à la formulation des lois civiles. Selon Aristote, la raison d’être du langage est la vie politique, elle-même en vue du bien commun : la finalité de la parole consiste à énoncer les valeurs de la communauté humaine.

Dans la pièce, c’est la tragédie, la zone de la calamité, de la perdition, de l’aveuglement. Les protagonistes sont comme rongés ou mus par leur animalité. Les femmes émettent des sons de bête. Devenir-femme et devenir-animal semblent liés. Fricaine, animal blessé, grogne sa douleur, gémit, pousse des râles. Iche, légère d'esprit, pépie, glapit, chicote en petite souris, zinzinule, et par son chant, atteint le divin, fusionne avec le cosmos. La langue puise dans cette partie animale primitive irréductible, inhérente à l'homme. Serait-ce une alternative à la formulation, plus profonde ou une rémission de l'aphasie ?

On a la sensation générale d'une langue malade, d'un logos détraqué, d'une incapacité à dire ou plutôt d'une lutte pour nommer, manifestée par une syncope de la parole. Élision, bouleversement grammatical, bribes ou lambeaux de phrases, construisent une langue symptomatique, stigmatisée. Paradoxalement, l'agencement rythmique des mots, le condensé et la contraction de la langue produisent également un mouvement tonique et dynamique. Le tout façonne un langage en destruction-reconstruction.

J'assiste à l'appropriation ludique par les acteurs de cette parole, qui se dresse, se rebiffe, et consent à se laisser dompter. L'oreille du spectateur s'acclimate, le projet poétique se déploie, le rire côtoie le tragique. La langue d'Animal semble vouée aux corps et aux bouches des interprètes. Elle a besoin des acteurs pour être proférée et prend sens dans cet acte même. Elle renvoie à leur animalité, à leurs corps vivants qui sentent, qui agissent, qui souffrent. J'ai le sentiment d'un texte partition où sons et sens sont intimement liés, d’une langue sensible, en mouvement, animale. « Il y a des devenirs-animaux dans l’écriture, qui ne consistent pas à imiter l’animal, à « faire » l’animal, pas plus que la musique de Mozart n’imite les oiseaux, bien qu’elle soit pénétrée d’un devenir oiseau » (Deleuze, Parnet, Dialogue).

Cette écriture est contemporaine par la forme poétique qu'elle invente et par la dimension politique qu'elle déploie. Une des spécificités de l'homme par rapport à l'animal réside peut-être dans sa capacité de choisir, de se choisir en choisissant, de se prêter aux circonstances ou de s'y refuser.

À l'heure de la déforestation de masse, des profonds bouleversements écologiques, de la destruction des écosystèmes et donc des espaces de sens que nous partageons, le chaos d’Animal, éveille nos consciences. La petite salle morbide du Muséum d'Histoire Naturelle consacrée aux espèces disparues menace de s'agrandir dangereusement. Est-ce là le lot de « la civilisation pure » ?

« Selon moi la fonction de la poésie, c'est de nourrir l'esprit de l'homme en l'abouchant au cosmos. Il suffit d'abaisser notre prétention à dominer la nature et d'élever notre prétention à en faire physiquement partie pour que la réconciliation ait lieu. » (Francis Ponge)


Extraits

Le retour de Kalonec

« NIL. – toi t'as tout. bouffé. confisqué encagé.
pas de quartier. tous les animes animaux encagés exportés déportés. tueur a fond. pendant trente ans. tueur de chienne fidèle même.
KALONEC. – parle pas d'ça.
NIL. – et paf malade. sacrée dégringolade. le meilleur !
KALONEC. – t'es con. chutt !
NIL. – tout ratiboisé. t'as tout. forêts bêtes et sauvages. emmène-moi.
KALONEC. – pas toi. trop con.
NIL. – qui ?
KALONEC. – Willi.
NIL. – toi t'es la maladie. de toi. tout de toi vient. Fricaine le dit. de la vieille peau du Vieux ça vient la maladie la mort. toi parti nettoyage de fond de comble de tout. Fricaine dit nettoyage nettoyage on vide les cages couic les chéris dans le mur les cadavres. dans les briques dans le mur squelettes os dents. et des peaux ici et là par-ci par là. Fricaine Iche moi du boulot on en a. ça excite. l'animal excite le gaillard. tu tues ça excite. le braquemembre. »

L'animal en soi de Fricaine

« FRICAINE. – [...] attaque attaque Fricaine noire ânesse noire poule noire dévorée dévoreuse qui tranche qui creuse. iou iou iou ioum ioummm. sauteur de poules toujours tu reviens. non. plus de retour. toujours reviennent. toujours l'animal revient. la bête-qui-parle non. va disparaître. dommage pour toi amour. grrr. pas de grognement tiens-toi. grrr. l'homme pas. ne doit pas. revenir.
ICHE. – toutes les nuits Fricaine grogne. tout ce qui de lui vient tout détruire. tout ce qui. fabriqué construit par lui l'homme élevé dompté par lui l'homme. tout détruire. tout ce qui est lui. »

Le geste sacrificiel d'Abraham, raconté par le fantôme Chienne, tuée par son maître Kalonec.

« CHIENNE. – du calme. écoute. tu n'écoutes pas. Dieu Abraham Isaac le bélier. il fait beau. il entre en scène. qui ? l'animal. bélier chien taureau biche sanglier c'est égal. c'est un bélier. le geste de l'homme couteau levé au-dessus de l'enfant. c'est parti. sur qui ça retombe le couteau ? l'animal. le bélier. il est entré en scène a pris sa place sous le soleil la place de celui qu'on tue. Dieu est content. le voilà dans le camion l'animal. dans la bétaillère l'animal. en route pour l'abattoir l'animal. viens ici bélier prends ta place pour les siècles des siècles. ! touche-moi. approche Iche. Ichelle. Michelle. touche-moi. tu as peur ? touche ma carcasse Iche. ma carcasse rafistolée. carcasse de chienne brisée. comment ça va ? tu demandes comment ça va. chienne tuée sacrifiée comment ça va ? ça va mal. tuée sacrifiée à la place de qui ? »

L'ouvrage

« KALONEC. – La beauté Willi. faut reprendre à zéro. la beauté. le ménage c'est bon Willi c'est fait. arbre par arbre bête par bête. tout. on a tout réduit en matière matériaux bouillie industrie. tout on a. avalé digéré transformé. pâte à papier viande cuir. du beau boulot. finie la mission. finie l'Afrique. ça roule tout seul dans le chaos. dans le chaos du temps. la machine lancée bien lancée. tout se détruit. ça se détruit tout seul Willi. copulation du hasard et du feu ça brûle. copulation du hasard et de l'eau ça inonde. copulation du hasard et de l'homme ça explose ou ça pourrit. tout explose. les villages. les usines. même la terre. pourrie motte par motte. empoisonnée. »