[+] lire des extraits de « Animal »
[+] aller à la note récapitulative

 

1 – J’arrive à Lausanne le 4 février. Saint-Brieuc/Lausanne : une journée de train. 6h30/16h30. Dès mon arrivée j’assiste à une répétition. Belle salle, beau plateau. Beaucoup de concentration. Ça travaille.

2 – 5 février. Dans la salle le directeur du théâtre Vidy-Lausanne, René Gonzalès, regarde avec moi le dispositif scénographique. Il emploie le mot émotion. Il dit : « C’est rare qu’un espace scénique déclenche de l’émotion en tant que tel. »

3 – La cafétéria du théâtre Vidy-Lausanne. Accueillante. Un comptoir-bar. Des tables en bois. Les deux salles de spectacle sont là juste à côté. Il suffit de pousser une porte et vous êtes dans la salle Charles Apotheloz, une autre et vous entrez dans la petite salle (La Passerelle). Il n’y a pas de hall d’entrée au Théâtre Vidy, vous prenez vos billets et vous attendez dans une vaste salle où vous pouvez vous restaurer, boire, bavarder. Avant et après les spectacles, il y a toujours du monde, plein de monde, ça discute à toutes les tables. Les grandes baies vitrées de la cafétéria donnent sur le lac Léman. Vous sortez, vous marchez cent mètres, vous êtes les pieds dans l’eau douce.

4 – Le 5 février, dans cette cafétéria du Théâtre Vidy, je parle avec Frédéric du dialogue. Le 8, retour sur le dialogue, poursuite de la conversation. Écrire un dialogue aujourd’hui. Pendant toute la durée des répétitions à Lausanne tous les jours cafétéria-conversation avec Frédéric.

5 – Sur la scène d’Animal il y a des hommes et des femmes. Qu’est-ce qui se joue entre les hommes et les femmes dans Animal ? Ce que la couleur change. Ce que la couleur raconte. Je suis noire, tu es blanc. Je suis blanc, tu es noire. Suis-je vraiment blanc ? Suis-je vraiment noire ? Regarde-moi bien. En fait, personne n’a la même couleur sur ce plateau. Ni dans cette pièce.

6 – Contre quoi s’écrase l’aventure d’amour de Fricaine et de Kalonec?

7 – Ils sont de tout petits instruments de l’histoire. Ils sont les auteurs d’un massacre local. Comment ce massacre local nous compromet-il ? Le fil politique. Le tramage des fils. L’intime et le politique. L’intime et le cosmique.

8 – Le 5, 7, 8 février je vois se constituer le mouvement de la pièce, l’enchaînement des scènes : l’explosion du mur, la traversée de la forêt sur le pick-up, la découverte du fleuve et de Willi, l’entrée dans le fleuve de Kalonec… La façon dont Frédéric Fisbach met en jeu le voyage dans la pièce, le mouvement de la pièce, sa dynamique… La composition des signes, leur articulation, leur circulation, leur passage … Animal, comme plusieurs autres de mes pièces raconte une traversée, une errance. (Pour être plus juste, il faudrait écrire errances, traversées. Il y en a plusieurs, elles se déplient, s’enlacent). Donner corps à cette errance est une des difficultés de la pièce et devient de ce fait un des enjeux de la mise en scène. F. F. a choisi de ne recourir qu’à des moyens de théâtre : pas de films, pas de photos ou de textes projetés. Pour représenter la scène de la traversée de la forêt en pick-up, il a disposé sur le plateau une planche montée sur quatre gros ressorts, un peu plus loin un rideau de perles sur lequel est naïvement dessiné un pick-up, et le cadre de verre lumineux qui occupe tout le fond de la scène. Chienne, Iche et Kalonec se tiennent en équilibre instable sur la planche munie de ressorts, le rideau de perles bouge — les visages de Fricaine et de Nil qui apparaissent entre les perles le mettent en mouvement —, les nuages derrière l’immense plaque de verre évoluent. Cette composition d’ondulations et de mouvements est prolongée par le bruit discontinu d’un moteur diesel que produisent — bouches et micros — sur le côté de la scène, à cour, les deux témoins-raconteurs (le chœur) : Ese Brume et Martin Ambara. Ces éléments séparés sont reliés par le jeu et le regard du spectateur. Ils construisent une sensation de déplacement. C’est enfantin, archaïque et savant. Ça joue. Le théâtre est décidément l’art du trou, de la béance. Pour que ça marche, il faut qu’il y ait schize.

9 – Nouveaux visages de Kalonec, de Fricaine, de Iche, de Nil. Sur cette scène du théâtre-Vidy, ils se sont éloignés (en Afrique ?). Au studio-théâtre de Vitry, ils étaient tout près. Je regarde Pierre Laroche lâcher les amarres. Son Kalonec dérive, de plus en plus humain, bouleversé, abandonné. À certains moments presque un enfant. Ouvert. Un livre. La disponibilité de cet homme de 73 ans. Sa perméabilité au texte. Il ne cesse de l’examiner, de l’éprouver en bouche, de chercher son souffle secret. À Vitry, les premières semaines, il était tenté de le fluidifier, de l’arrondir, de le faire couler à force de technique, d’astuce. Maintenant, il revient sur ses pas, joue avec les discontinuités, respire plus largement les rythmes et les rapports. À quatre années près, Pierre Laroche a l’âge de mon père.

10 – Animal vu d’Afrique. Kouam Tawa me raconte des ambiances africaines très précises et les fait jouer avec des phrases de la pièce. Il écrit un texte : De quoi me parles-tu, Animal ? Quand Kouam me raconte Animal, de nouvelles fenêtres s’ouvrent, de nouvelles forces viennent se glisser dans les mots, dans les phrases, dans les mouvements de cette pièce. Kouam fait circuler de l’énergie poétique dans la communauté Animal.

11 – Petit échange avec Ese Brume sur le rôle qu’elle joue. Les deux témoins le chœur font partie du mouvement des êtres et des choses. Ils bordent l’histoire et ils sont dans l’histoire. Ils n’assistent pas, ce ne sont pas des assistants, ils agissent. Ce sont des témoins acteurs. Ils balisent, posent des repères, sont dans le récit, le font surgir, endossent des personnages. Ils font corps avec ce qui se passe, ce qui se dit. Quelquefois ils font corps avec celle ou celui qui parle, deviennent son ombre, son fantôme, une partie de lui-même, captent sa parole qui passe dans leurs mains, dans leurs corps. Ce sont éminemment pour moi des figures du théâtre contemporain. Ils avouent le va-et-vient entre l’acteur et les figures qu’il prend en charge. Ils jouent à fond le dehors/dedans. Tantôt ils sont dedans, tantôt ils sont dehors, tantôt ils sont entre les deux. Très grande attention de F. F. à cet enlacement chœur/personnages. Finesse du rapport.

12 – Combinaison des voix, des corps, des micros. Le théâtre c’est faire voir mais c’est aussi faire entendre. Peindre la voix. C’est aussi peindre la voix, le théâtre. Le metteur en scène en peintre de voix. F. F. incruste dans le mouvement des scènes de micro-tableaux. Ces micro-tableaux, comme suspendus, nous apportent sur un plateau la pulsation du texte, le rythme émotionnel du personnage.

13 – Agir sur l’oreille du spectateur. Toute la peau du spectateur est une oreille. Toujours la question de la sensation. (Francis) Bacon ne cesse de dire que la sensation, c’est ce qui passe d’un « ordre » à un autre, d’un « niveau » à un autre, d’un « domaine » à un autre. C’est pourquoi la sensation est maîtresse de déformations, agent de déformations du corps. Gilles Deleuze. Francis Bacon Logique de la sensation.

14 – 8/02/05 - 21h - Lausanne. Salle de répétition du Théâtre-Vidy. Le dernier mouvement d’Animal. Les deux scènes dans la cabine téléphonique. Ce soir du 8 février c’est moi qui suis sidéré par l’apparition de cet animal, de ce monstre. Cet animal composé de quatre corps exposés dans une cabine de verre. Corps historiques. Des corps peau noire (dite noire) ; des corps peau blanche (dite blanche) ; rien d’innocent. Sculpture dérisoire de ce début de XXIème siècle. Corps saisis. La pièce pourrait commencer par ce bloc de corps « naturalisés ». Et à partir de leur chant… Les corps de Iche, de Nil, de Fricaine continuent de penser, de se penser par le son, par et dans la grâce du son. C’est ce qui m’apparaît à la toute fin de la répétition. Pour les acteurs cette partie de la pièce c’est beaucoup d’inconfort : le texte haché, délicat dans ses rythmes et ses articulations, l’entassement dans la cabine, la difficulté de s’y mouvoir et du coup la mise au point laborieuse des évolutions. Ils s’interrogent aussi sur ce qu’ils traduisent dans ce dernier mouvement de la pièce. Derrière cette vitre translucide les personnages ne sont pas figés, ils cheminent. La pensée dans cette cage de verre est portée par le son, soulevée par le chant. La grâce des corps. La grâce des sons. La déchéance, l’exposition, la grâce. C’est ce dont accouchent sous mes yeux les acteurs sous la conduite de F. F. La grâce c’est ce que cherche ce metteur en scène, obstinément. Kalonec, cette fois non plus, ne peut accéder à ce son, quintessence de l’animal et de l’humain réunis. Fricaine. – tu vois ? Kalonec. – rien Fricaine. – tu entends ? Kalonec. – rien. Je suis un peu gêné par la séquence 11 — l’avant dernière — Je doute. Je la trouve chargée. La comédie/tragédie que je croyais constitutive de cette scène ne me parvient pas. Attendons les répétitions suivantes. L’espace de jeu est difficile à apprivoiser. Pour répondre à une question de Ulrike j’écris, le lendemain de cette séance, un petit texte sur ce qui se passe dans cette cabine. DES CORPS. DES HUMAINS.

15 – ANIMAL. DES CORPS. DES HUMAINS.
[+] lire « Des corps. Des humains. »

16 – À la cafétéria. 8/02. Verres de vin suisse. René Gonzalès surgit un livre à la main : Éloge de la faiblesse de Alexandre Jollien. Enthousiaste. Bouleversé. Il nous lit la dernière page du livre. Il va en acheter 30 exemplaires, nous dit-il, et le distribuer à tout son personnel. Ce directeur aime les livres, ça fait plaisir. Éloge de la faiblesse. Je pense à ce qui se passe dans la cabine.

17 – Répétition. François Lanel, l’assistant, souligne des mots, des fragments de phrase qu’on n'entend pas. Pour chaque acteur la partition est délicate, leur demande carrément de la virtuosité.

18 – Répétition. Je regarde avec une grande attention le début du deuxième mouvement. Fricaine ! toute la scène 4. Je suis aux aguets. J’ai la chair de poule. F. F. : « Il faut que chaque phrase soit interprétée, dans chaque phrase tu fais une proposition. »

19 – Répétition. Le coq. Hé oui le coq. Comment le représente-t-on ce coq ? Confrontation (homme + animal). Par le coq Fricaine passe de l’animal à l’homme, convoque une autre instance du corps animal de Kalonec et du sien. C’est une scène qui m’a secoué quand je l’ai écrite. Scène frontière. Extension du corps humain. Fusion. Dénouage de corps noués : Fricaine, Kalonec, animal.

20 – J’attends l’apparition du sourire sur le visage de Iche. Sur le visage de Fricaine. Du sourire angélique au sourire carnassier, je les ai vues sourire en moi.

21 – Les mots dans leurs bouches. Les mots découpés au rasoir.

22 – 9/02/05 - Vers minuit après la répétition du 8 au soir, Kouam Tawa et moi. D’abord au bar de l’hôtel Belle Rive, ensuite dans l’appartement que nous occupons avenue Cour. Nous discutons longuement de la langue de Christian Prigent. Poétique, syntaxe, fabrication de mots, chaos. Le corps et les mots. Les mots du corps. À Saint-Brieuc, les chantiers Grand-Mère Quéquette (roman de Christian Prigent) démarrent.

23 – Café avec Pierre Laroche le 8 au matin vers 9h30. À l’hôtel Belle Rive, qui se trouve juste à côté de l’appartement où je loge avec Kouam Tawa. Nous parlons de Victor Kalonec, du Roi Lear, de ce que cherche Pierre Laroche à travers Victor Kalonec. Ce que racontent les corps. Comment ça prend de l’épaisseur. Nous évoquons ensemble le dialogue des corps sur le plateau, le rôle de « tisseurs de toile » du couple chœur. Les acteurs viennent d’horizons et de pays divers, comment se constituent les dialogues des corps sur la scène. Nous parlons aussi de nos familles. Nous parlons de nos fils, de nos enfants. Les personnes de ce groupe ont des enfants, pas mal d’enfants, une vingtaine.

24 – Lausanne. Il neige. Répétition du 14/02/05. L’aveu de Chienne à Kalonec. La prosternation de Chienne devant Kalonec. Scène 9. La parole. La parole adressée. Comment passent les intensités. Comment elles se répartissent. À quelle vitesse elles se succèdent. Mathieu Montanier qui joue Chienne aggrave la révélation de Chienne, la charge d’un grand poids. F. F. insiste sur l’adresse — Chienne parle à Kalonec — et sur le rythme pour ouvrir le sens de ce moment, pour lui donner simplicité et vigueur. Dans ce face à face, Chienne et Kalonec doivent grandir, se hisser, entrer dans une autre sphère de l’humain et de l’animal. Mathieu Montanier qui galope dans Chienne depuis des semaines, déplié, étonnant, ouvert à toutes les audaces, pédale aujourd’hui dans le doute. Il y a Kalonec, il y a le masque de Chienne, il y a lui. Il ne sait plus à qui il parle. F. F. : « C’est beaucoup plus simple que ce que tu fais, il faut que ce soit plus jeté, moins théâtral. »

25 – Je suis touché par l’intensité de la voix de Ese au moment de la prosternation de Kalonec devant Chienne. Simple. Profonde. Ce moment de la prosternation fait écho en elle au face à face de Crédonia et de Mina Sidihi, au face à face de Crédonia et de Léonard Nacanabo dans Ne t’endors pas, une de mes pièces récentes qu’elle a jouée la saison dernière en France et en Afrique. Elle jouait Crédonia. C’est ce qu’elle me dit au moment où nous sortons de la salle.

26 – 15/02/05. Lausanne. Devant le lac. Le rythme. La vitesse. L’enchaînement. Dans la scène 9, la scène de la révélation de Chienne et de la prosternation de Kalonec, la conscience a besoin du rythme pour se frayer un chemin. La scène débouche sur un éclair de conscience. La traduction par F. F. de cet éclair de conscience chez Kalonec : avant de se prosterner Kalonec couronne Chienne de son masque de chienne. Le rôle de ce masque-gueule de chienne. La posture majestueuse de Chienne. Chienne c’est un cadeau de la nature. Elle révèle. C’est ainsi que F. F. la met en scène, comme un cadeau de la nature pour la tribu errante et pour le public.

27 – L’écart. Délier pour appeler la liaison, pour susciter chez le spectateur le mouvement de liaison. Délier, dénouer, mettre du temps entre, mettre de l’espace entre pour que de l’air passe (on peut respirer), de la pensée active et quelquefois un peu « d’infini ». Délire de l’auteur : entre chaque mot une micro-fissure infinie. Cette fissure lézarde parfois le mot lui-même (cf scène 2 : mur linceul pour. mur sépul. ture pour. sépul. ture pour les animes animaux.)

28 – KALONEC. – un son dans mon oreille. le tien Willi. un son reptile dans mon oreille. chante Willi. sous ma peau un frisson. ça frissonne tout ton chant absent. revenu le vieux Kalo parce que toi. sans toi ça va pas. le corps ça va pas. voûte du passé. cave. résonne sombre ça va pas. résonne pas. revenu le vieux Kalo pour toi. chante Willi. Le contour. La circonscription. Le cadre physique souple, mobile, que dessinent en deux temps trois mouvements les deux témoins. Magie de leur soudaine présence et des micros. Spatialisation de la langue. Elle envahit instantanément l’espace, elle l’occupe autrement. Les deux témoins et leurs micros offrent du volume aux mots. Du ventre. De l’intimité. De la gravité. Ils tendent notre oreille.

29 – L’écart. Ce que construit l’écart sur la scène. L’écart comme dispositif de regard. Ce que l’écart instaure comme dialogue avec le spectateur. Cette figure stylistique de l’écart F. F. la fait jouer scène après scène. L’attention, la tension et l’écart se tiennent par la barbichette. Manipulation délicate. La résolution de l’écart fait sens forcément. Elle soulage parfois. Ne pas la rater. Dans la scène du face à face Chienne-Kalonec — Chienne rappelle à Kalonec avec quelle cruauté il l’a tuée — Chienne et Kalonec ne sont pas sur le pick-up (la planche à ressorts), ils se tiennent un peu plus loin, proches l’un de l’autre, sur le sol, genoux repliés sous eux ; le masque de Chienne posé sur les jambes de Kalonec, éclairé, est orienté vers le public ; le visage de Mathieu Montanier est nu, pris dans une lumière qui le circonscrit. Deux visages de Chienne nous sont offerts : le visage de Mathieu Montanier et le masque de Chienne. L’acteur-personnage parle, le masque se tait. Pendant tout le temps de la révélation de Chienne nous tendons des fils entre ces trois points : le visage de Mathieu-Chienne, le visage de Pierre-Kalonec, le masque-gueule de Chienne. Quand Kalonec-Pierre recouvre le visage de Chienne-Mathieu du masque de Chienne, couronne Chienne de son identité, c’est saisissant. Le chemin des signes et des mots nous a fait voyager en douceur vers cette re-connaissance.

30 – Les rythmes de la parole. F. F. y revient sans cesse. Il sait, il sent que les sens de cette pièce ont besoin du rythme pour se révéler.

31 – Contact. L’intime et le cosmique. Comment ça se rencontre dans le corps de l’acteur, comment ça joue.

32 – L’adresse et le rythme. Depuis la reprise des répétitions au Studio-Théâtre de Vitry le 6 janvier, toutes les scènes du chœur sont décomposées fragment par fragment et recomposées pour construire cette adresse et ce rythme. Rien n’est dit en l’air. Ce ne sont pas des paroles en l’air. F. F. : « Ce n’est pas la bonne énergie. Qu’est-ce que tu regardes en l’air ? Tu t’échappes. »

33 – Ese Brume et Martin Ambara : les deux corps du chœur, les deux voix du Récit. Corps élégants. Distingués. Beaucoup de charme. Deux prises sur la langue, deux accents singuliers. La trace dans la matière même de la parole du Nigéria anglophone de Ese et du Cameroun francophone de Martin.

34 – 15/02/05. Lausanne. De l’autre côté du lac, côté France, une frange brumeuse bleue. Le flux. Sentir la pièce comme un flux. Entrer dans ce flux par le récit, par la vitalité du chœur. C’est vif, fluide, ça slalome. Slalom est peut-être le bon mot. C’est un mot qui suggère l’habileté, le sens de la glisse, la légèreté inspirée dont doit faire preuve le couple-chœur pour nourrir le mouvement de la pièce. C’est en grande partie d’eux que dépendent la clarté et la fluidité de la pièce. Ce mot — slalom — ne suffit pas pour traduire à quel point dans cette pièce tout le monde tente de déborder sa condition, sa condition d’être parlant y compris la pièce elle-même. Quand ça marche il n’y a plus sur scène des noirs, des blancs, des humains, des animaux, il y a autre chose.

35 – Restaurant. Tard. Frédéric, Pulcherie C. et moi. Frédéric réfléchit sur les rythmes de la pièce, sur la construction de « l’exécution » de Kalonec à la fin de la scène 3, sur la longueur de certaines parties : la traversée sur le pick-up, la cabine téléphonique. Il s’interroge sur l’explosion du mur. Est-ce qu’on se représente clairement cette explosion ? Il voudrait retourner répéter immédiatement. Il est 1 heure du matin. La veille nous avons parlé d’articulation et de prononciation. Articulation, prononciation, légèreté.

36 – 16/02/05. Lausanne. Répétitions du 15/02. Retour au début de la pièce. Répétition du premier mouvement. La pièce est divisée en quatre mouvements. Je crains ce début. Entrer dans cette langue ce n’est pas gagné d’avance. Les trois dialogues Kalonec-Nil, Kalonec-Iche et Kalonec-Fricaine sont vifs, rapides. Les corps sont convoqués. Le premier mouvement de la pièce c’est tambour battant (formulation de F. F.).

   • L’entrée de Wakeu Fogaing-Nil. L’épaisseur d’une présence. Le passage de l’enracinement-stabilité à l’oscillation et de l’oscillation au mouvement tournant, à la spirale. (Iche : sa patte folle le fait sauter hé hé. ton fils Nil. ton fils toupie qui saute.) Je regarde Wakeu entrer dans sa danse. Je surveille ses ponctuations si personnelles, cette façon qu’il a de modeler en bouche un mot (ou un groupe de mots), de le lâcher, de le lancer vers l’autre. Impact. Sens de l’impact. Cette façon qu’il a de revenir sur lui. Se centrer, se décentrer, se surcentrer. Je les attends avec gourmandise les prises de mots de Wakeu Fogaing. Je me dis aussi que les gestes de Wakeu ont le sens de la fête. Ils n’osent pas encore cette fête, mais ils la sentent. Ce sens de la fête dans les gestes flirte avec la poésie. Le corps est une fête. Il faudrait peut-être partir de là pour desserrer ce premier mouvement de la pièce. Je me suis avancé dans la jungle de Animal avec cette sensation : le corps est une fête. Et aussi : le corps qui lâche des mots est à la fête. Le moment où ça vacille est arrivé, enfin arrivé. Nil est remué par ce vacillement. Wakeu habite un peu plus ce vacillement jour après jour. Vacillement tellurique. Calme et tempête. Tempête et calme. Tournoiement du vent dans les arbres, tournoiement de feuilles, de nuages de poussière.

   • Ulrike-Iche relie, connecte. Son souci, ce jour, c’est de tisser un rapport construit, cohérent avec Kalonec, avec Nil, avec l’espace. Sa partition la préoccupe. Elle interprète une partition complexe dont elle veut traiter (respecter ?) tous les éléments. Grâce à Ulrike je découvre la lucidité de Iche, sa détermination, sa virulence. Elle dépense une belle énergie à convertir son propre débordement et le débordement des autres en force utile, en décisions, en projets. (Cette dimension de Iche est encore plus sensible dans la scène 4, la scène de l’arrachement).

   • Difficile pour moi de comprendre pourquoi Iche appelle Willi face à Kalonec (où es tu Willu. maigrelu. Willu où es-tu ? Willou… Willou…). J’ai dû imaginer que Iche pourrait décoller du sol et se tenir en suspension dans l’air ou voler comme un oiseau et se percher ici ou là.

   • Iche ne renonce jamais au lien avec Willi, avec la nature. Peut-être aspire-t-elle à la fusion. Peut-être a-t-elle ressenti que dans le désastre il y avait un passage pour fusionner avec le monde.

   • L’entrée de Sophiatou Kossoko-Fricaine (Renoncez à l’identifier, c’est elle, Fricaine, on ne peut que la laisser venir. Tu te dis : elle a quelque chose d’un chameau.) Sophiatou Kossoko sculpte son corps, sculpte ses mouvements, sculpte ses envolées. Elle a le goût de la rupture, le sens de l’éclat. Chaque geste comme un trait, un jet. À la fin de la répétition elle rit en parlant de la façon dont son bras est parti d’un coup dans un mouvement circulaire au moment où elle dit : « tout va ici repousser. nous péris tout va ici. repousser. ça repousse ici. écoute. ça repousse. écoute. Kalonec écoute. »

   • Sophiatou Kossoko élabore des cristallisations savantes, efficaces. Elle cristallise une émotion, dans un geste, une posture, un timbre de voix, une musique verbale. Le texte est tissé de petits précipités verbaux, sonores, qui sont aussi des précipités de sens. Sophiatou Kossoko traduit dans le corps de Fricaine ces « précipités », leur fait écho, les prolonge. À certains moments dans ce corps d’actrice, de danseuse, comme des déflagrations.

37 – Fricaine-Kalonec. Des ennemis, des amants autrefois puissants, sensuels exécutent ensemble une dernière danse. Rupture de l’équilibre. Elle plus que jamais guerrière, lui en quête de restauration, au bord de l’écroulement. De fait, elle l’écroule. Et s’écroule aussi… L’épuisement du corps. L’épuisement de la sensualité. Les deux corps au sol, séparés. À plusieurs reprises dans la mise en scène de F. F. les corps expriment leur épuisement à même le sol.

38 – Le point de contact. Dans chacun des trois duos F. F. met en scène le mouvement vers le contact, mouvement contrarié, traversé de refus. Et le contact. Cette recherche du point de contact aimante les scènes entre Nil et Kalonec, entre Iche et Kalonec, entre Fricaine et Kalonec. Contacts vidés. Contacts qui ne parviennent plus à se charger de sensualité, d’amour. Sur ce plan, le plan du contact, le rôle que tenait Iche dans la famille, dans la tribu, qu’elle tente encore de tenir : elle est une sorte d’interface charnelle entre les membres de la tribu. D’autant plus facilement qu’elle n’a aucun lien de parenté avec qui que ce soit.

39 – Hier soir 15/02, après la répétition, au bistrot, vers minuit. Nous reparlons de Buea, du séjour en décembre au Cameroun, de l’ouverture des répétitions d’Animal sous le manguier. Ce qui se passe au plus secret du travail quand on se déplace. Nous évoquons le Japon où Frédéric et Daniel ont plusieurs fois travaillé, de la coupure ville campagne au Japon, du frottement des époques. De ce que nous irons voir là-bas en 2006. Nous en venons aux pièces de Bernard-Marie Koltès. Pierre Laroche et Daniel Levy sont particulièrement sensibles à Roberto Zucco. La pièce de B.M. Koltès que je préfère c’est Combat de nègre et de chiens. C’est aussi la pièce que préfère Frédéric. Il y a sur le visage d’Ulrike B. quelque chose d’indicible. Il y a en elle une chimie du proche et du lointain. Elle est là et très loin.

40 – Dans les 2 dernières scènes — la cabine téléphonique — la matière de la parole est différente. Est-ce qu’ils voyagent vers Willi, vers le son de l’animal ? Oui et non. Willi est maintenant derrière eux. La traversée qu’ils entreprennent c’est leur traversée, c’est proprement leur saut. Tressage de l’intime et de l’étrange. Il y a un chemin vers l’intime qui passe par l’étrange. Dans ce moment de la pièce ce chemin étrange c’est peut-être une percée, une plongée par le son et par le contact des corps dans un état où ils se tiennent sur le seuil de l’effacement des séparations. L’intime de l’animal et du végétal n’a pas de paroles pour s’exprimer. Les bêtes ont du son, les végétaux même pas. Les poètes parlent de ce continuum, de cet endroit où le manque de parole réunit humain, animal, végétal et peut-être cosmos ; un endroit où le bégaiement, le balbutiement, le halètement glissent dans le frémissement indicible des bêtes et de la nature. F. F. : « C’est possible, vous pouvez vous permettre ça. Ça peut s’ouvrir encore plus. »

41 – Lausanne. 15/02/05. Salle Charles Apothéloz. Concrétions verbales. Des mots qui s’attirent comme des aimants, qui se collent les uns aux autres, qui se poussent, qui se bousculent. Des fugues de mots. Des ensembles de mots comme des petits tas de pierres instables. Des érections fragiles. Des équilibres acrobatiques. Des mots déliés, des mots en roue libre, des mots en fuite. Des mots qui se cassent. Le chaos intime imprègne cette langue, tente de l’imprégner, jouant sur son désordre. Ma langue est brisée par l’émotion ? Envie de le dire comme ça. Immédiatement crainte de la pause. La posture n’est jamais très loin de l’imposture. Et cette expression lessivée : « brisé par l’émotion » ! Inaudible ? Ulrike Barchet aux prises avec les précipitations verbales de Iche : Scène 2. – quoi hein tu crois quoi hein hein tu. tu hein crois quoi. veut toutes les. peaux. Fricaine. ma peau ta peau. tous cadavres. place propre nette. sacrifice. tanne toutes les peaux. peaux séchées tendues tannées vides partout. regarde. quoi hein tu crois quoi hein hein tu crois. hein hein (…) Ulrike est allemande. Pour mieux saisir la langue de Iche et son paysage intime elle fait le va et vient entre sa langue maternelle et le français qu’elle parle bien. Pierre Laroche lui donne parfois un coup de main pour percer certains mystères de la syntaxe de Iche. Répétition après répétition, je vois sa lutte avec les mots. F. F. : « Substituez de la confiance à la volonté de maîtrise. »

42 – Des décharges de conscience. Polysémie de cette métaphore qui me vient ou me revient. Du courant passe dans les mots, dans les phrases, dans les agencements verbaux. Le flux d’énergie est perturbé par des saccades, des failles, des variations d’intensité. Ça fait sursauter. Des décharges de conscience ?

43 – Le cri. Bien sûr le cri. Je suis passé par le cri à plusieurs reprises pendant que j’écrivais Ça va et Animal. Le point de rencontre du chant et du cri. C’est la fonction même de Willi d’incarner ce point de contact, de fusion.

44 – Mercredi 16/02/05. Lausanne. Lac limpide. Un peu de brume. Lumière ouatée. Iche, Fricaine, Nil : ce qui a pu les rendre muets. Ce qui les pousse à parler aujourd’hui. Cascades de paroles. L’épaisseur du silence. Comment le silence s’incarne dans les êtres qui ne parlent pas. Willi incarne la voix du silence habité. Silence ? Le mot n’est pas juste. La voix de ce qui ne parle pas. Est-ce que Chienne incarne le silence ? Elle révèle puis se tait. Elle parle et elle ne parle pas. Hier et aujourd’hui sur la scène du théâtre de Vidy Chienne immobile, regardant devant elle. Beau masque de chienne. Belle posture de Mathieu Montanier. L’épaisseur du silence de l’animal. L’épaisseur de l’animal dans chacun des personnages de Animal.

45 – Au début de la pièce la parole longtemps retenue, provoquée par le retour de Kalonec, se bouscule au portillon. Fricaine, Iche, Nil sont des êtres de langage, l’homme est un être de langage, des êtres d’autant plus de langage que ce qu’ils entendent en eux-mêmes les a longtemps rendus muets.

46 – Restaurant. Conversation. Frédéric. Pulchérie C. L’érotisme de la sainte. Quand, à propos de Iche, je me lance dans des expressions telles que l’érotisme de la sainte ou que je parle de l’ébriété divine qui la secoue, la soulève par moments, Frédéric développe d’autres aspects de Iche, la retourne. La construction concrète des états, ce qui se passe précisément dans la combinaison des corps, des rapports et des signes tels qu’ils sont articulés sur le plateau. Intériorité/extériorité. Le chemin de l’acteur. Frédéric réfléchit et construit à partir de chaque acteur, de sa personnalité, de son art singulier.

47 – Les acteurs dévorent l’auteur. Ils deviennent les auteurs.

48 – Fricaine : sont sur terre avec moi ou pas. Willi sur terre avec moi ou pas. Ese/chœur s’enroule autour de Sophiatou-Fricaine, Fricaine de dos lève lentement le bras droit, le maintient dans l’air. Elles font corps.

49 – Fricaine : ventre oh ventre là-dedans tu as poussé Willi. Sophiatou/Fricaine pose sa main sur le bras de Ese/chœur et dépose ses mots dans le micro qu’elle lui tend. Oh c’est beau ça ! comme dit Martin, ponctuant son expression favorite d’un grand sourire et d’un regard vers le ciel.

50 – Animal. Déconstruction. Une histoire, leur histoire, notre histoire, se déconstruit à toute vitesse sous nos yeux. Une histoire tramée d’idéologie meurtrière se décompose, s’effondre. L’histoire n’est pas en dehors de la scène, elle est dans les corps sur la scène, des corps séparés par un incompressible écart : ce qui a été vécu n’est pas dépassable. Il faudra passer par la mort et le saut dans autre chose, saut impossible sans Chienne, l’étrangère, celle qui revient, le fantôme, la trace d’un au-delà du dit, d’un au-delà du conscient.

51 – Est-ce que de la comédie peut se lever dans le premier mouvement de la pièce ?

52 – Une nouvelle fois je pense au conflit œil oreille : quand l’œil est assailli, l’oreille se met en vacance. Tout à coup, je n’entends plus, mon oreille s’absente. J’en ai plein les yeux, mon oreille cède galamment la place. F. F. : « Pas de précipitation. Il faut que l’oreille se fasse. Il faut prendre le temps d’entrer dans cette écriture. »

53 – 16.02.05. Lausanne. Il est 10H30. Le vent se lève. Le cyprès devant moi ondule. Après la répétition — tranche 19h-21h de ce mardi 15 — nous jouons exactement dans une semaine — assez long échange avec Thierry Fournier, qui élabore la partition sonore de la pièce. Et avec Marie Abela, son assistante. Le chant de Willi. Dans l’architecture de la pièce ce chant de Willi c’est la clé de voûte. Willi l’albinos qu’on ne voit pas est tout entier ce chant. Ce chant est précisément placé au-dessus d’un fleuve, la forêt est là aussi tout près. Willi est suspendu entre deux arbres dont les troncs plongent dans le fleuve, dans un hamac, très haut dans le ciel. Avec tous ses mots Kalonec ne parvient pas à l’atteindre. Iche et Fricaine entrent en contact avec Willi par le son, par le chant. Willi réagit au chant de Iche et de Fricaine. Kalonec s’enlise dans ses mots. À la toute fin de la pièce Kalonec ne participera pas non plus au dernier chant. Il aura gagné de mourir avec elles, avec eux ; mais le chant animal, le chant de Willi est resté pour lui indomptable. Avec Thierry nous parlons de Olivier Messiaen. Deleuze s’immisce dans la conversation. Terrible Deleuze ! Deleuze : « Il y a des devenirs-animaux dans l’écriture qui ne consistent pas à imiter l’animal, à « faire » l’animal, pas plus que la musique de Mozart n’imite les oiseaux, bien qu’elle soit pénétrée d’un devenir oiseau. » (Dialogue).

54 – Tous les jours je m’assois à côté de Daniel Levy dans cette salle du théâtre-Vidy où nous répétons et où nous allons jouer Animal. Daniel Levy compose la lumière et l’image. Dans une boite de verre de 8 mètres sur 6 mètres dressée au fond de la scène, il propulse des nuages de fumée plus ou moins denses qu’il promène dans la boîte et hors de la boîte. Cette surface de verre habitée de nuages mobiles est notre horizon et elle l’ouvre cet horizon. Surface réfléchissante, elle prolonge, reprend, développe, déforme, éloigne ce qui se passe sur scène. Daniel Levy a disposé ses sources de lumière tout autour de la scène ; il a perché deux jeunes gens en haut du cadre de scène, invisibles de la salle, armés chacun d’un projecteur de poursuite. Il pianote sur son ordinateur, composant décomposant recomposant des ambiances. Avec des nuages dans une boîte de verre et des lumières, il sculpte la concession Kalonec, la forêt, le fleuve, l’aéroport. Il joue sur ses claviers, s’amuse, doute, modifie, cherche, trouve… Il fait la moue, écarquille les yeux, rit, raille (il est doué pour la raillerie). Olga Karpinsky n’est pas loin. Cette semaine les costumes entrent en scène les uns après les autres. Olga et Daniel discutent ferme sur la couleur des costumes, les formes. Pour l’instant, la tribu Kalonec surgit en imperméable dans l’aéroport de Roissy. Ça pose quelques problèmes, apparemment.

55 – Chef bandit, surnom de F. F. à Douala, se déplace sans cesse, monte sur la scène, parle aux acteurs, en descend, observe de différentes places dans la salle, vient derrière moi réfléchir à voix basse. Il est en forme. Il voit. Il suscite. Il invente. À la fin de la répétition Daniel (lumière), Thierry assisté de Marie (son), Olga (costumes), Rémy (régie), François (assistant), Kouam (dramaturge) et Frédéric font le point. Être là, vacant, au milieu de tous ces corps en ébullition, est assez drôle.

56 – Pourquoi tu suis, Martin ? Pourquoi tu ne roules pas devant ? Comme en cyclisme, il faut prendre des relais, surtout dans la montagne. Vous roulez ensemble, vous roulez séparément, vous emmenez le rythme chacun à votre tour. Ese a besoin que de temps en temps tu passes devant. Cette entrée en scène du fleuve, ce duo, ce chant, c’est réjouissant. Plaisir du théâtre.

57 – Chef Bandit. Les acteurs de Douala ont gratifié F. F. de ce surnom parce qu’ils trouvent que son chapeau, sa mine sombre, sa barbe rase, lui donnent un air de parenté avec le méchant dans les films populaires. À Douala, au Centre Culturel Français que dirige Nadia Derrar, où nous sommes allés voir Petites Histoires le 9 décembre 2003, Dovie Kendo riait aux éclats en appelant Frédéric Chef Bandit.

58 – 16/02/05. Lausanne. 13h. Le lac scintille comme une feuille d’aluminium. – a – avec Iche tout le fragile des animes. Dans mon intime perception de Iche, il y a le chant, pour moi elle chante. Elle parle, elle chante, elle danse. Elle glisse de l’un à l’autre, elle passe sans transition de la parole au chant, du chant à la parole. C’est sa nature. Sa nature est naturellement érotique. Elle a une délicatesse de toucher qui la fait trembler des pieds à la tête. Cet érotisme la branche sur le divin. Elle est reliée au divin dans le sens le plus ouvert du terme, le plus animiste. Elle est habitée d’une sorte d’ébriété divine que ressent particulièrement Chienne. (L’expression « naturellement érotique » me vient peut-être d’une note des autorités américaines, en 1945, enjoignant les libérateurs américains à la clémence vis-à-vis des femmes bretonnes accusées d’avoir eu des relations sexuelles avec l’occupant allemand, car, dit la note, « la race est naturellement érotique ». Mystérieux ! D’où peut venir une telle appréciation ?)

59 – Les animaux morts comme des ombres qui rôdent autour de Fricaine, Nil et Iche. Chienne vient leur donner corps.

60 – Le goût du meurtre. Comment s’est transmis ce goût du meurtre ? Est-il parti de Kalonec ? Ce goût du meurtre va jusqu’à l’os. Va jusqu’à l’âme. Quand je tue il me faut aussi l’âme (Willi).

61 – Le dévoilement d’un secret (est-ce vraiment un secret ?) : l’homme veut la mort de tous les animaux. Cette mort est programmée. Le programme se déroule, inexorable. Où s’origine cette pulsion de mort ? L’attrait du néant y est-il pour quelque chose ? Revenir sur cet « attrait du néant » dans MPUD (matériaux pour un dialogue).

62 – Pierre Laroche cherche la caresse des mots, ce qui sans cette façon de prendre les mots caresse. C'est écrit de cette façon, aussi pour que ça caresse. Le discontinu et la caresse font bon ménage. La contradiction n'est qu'apparente. Caresse, caresse, caresse. Très belle construction de la scène du fleuve. Impressionnante plongée de Pierre dans le personnage.

63 – La charpente. Ça y est, je sens comment le spectacle se charpente.

64 – 17/02/05. Après le premier filage d’Animal au Théâtre-Vidy, hier, F. F. s’adresse aux acteurs. Ils sont assis autour d’une grande table dans la cafétéria du Théâtre Vidy. Frédéric aime ces grandes tables. Dans son studio-théâtre de Vitry où nous avons répété tout le mois de janvier deux lieux de travail se côtoient : l’aire de jeu (10 mètres x 12 mètres) et dans l’autre partie de la salle une grande table autour de laquelle peuvent se réunir au moins 20 personnes. Frédéric invite régulièrement les acteurs à rejoindre la table pour revenir sur le texte ou pour partager des directions de mise en scène, des analyses, des sensations. Cette grande table c’est un dispositif de parole. La scène aussi est un dispositif de parole. Un dispositif de parole et un dispositif d’écoute. F. F. construit sa mise en scène en ayant toujours à l’esprit que quelqu’un écoute, que ce quelqu’un doit entendre, que ce qu’on dit et ce qu’on fait sur scène lui est adressé. Il sait que l’oreille et l’œil sont en compétition. Entendre est une affaire mystérieuse, fragile, si l’œil prend le dessus, l’oreille se voile. Depuis trois jours F.F accorde une grande attention aux réglages du son et de la parole proférée, à l’équilibre entre les différentes sources sonores : les voix, les bruits et les sons construits par Thierry Fournier, la parole nue, la parole avec micro. Équilibrer ces intensités demande de l’oreille, du doigté, de la précision. Et de la patience ! Reprendre. Reprendre jusqu’au moment où le metteur en scène dit : c’est ça. Peut-être qu’un des charmes de cette pièce c’est la tresse du récit et du dialogue. Récit et dialogue se croisent, se séparent, se tressent, se détressent (?) tout au long de la pièce. C’est aussi et ça m’a particulièrement frappé hier soir une figure délicate, complexe, qui découpe des espaces d’énonciation, qui fait jouer des interstices, des écarts. Les types de paroles, les façons de dire ne sont pas seulement stylistiquement contrastés, ils émanent de corps différents. Langue et corps : c’est lié, ça joue, ça raconte quelque chose. Les langues et les corps des narrateurs ne sont pas identiques aux langues et aux corps des personnages, c’est ce qui a troublé Ese Brume à un moment donné des répétitions. Très attentif à cette tresse du récit et du dialogue, F. F. a dessiné, dès les répétitions de Buea au Cameroun, des espaces d’énonciation sur le plateau de ciment posé sur l’herbe, en plein air. Je suis épaté de retrouver ici, au Théâtre Vidy, la transcription exacte de ces espaces d’énonciation : le grand rectangle central (8m x 6m) avec en son centre un large cercle maintenant recouvert d’une pellicule de plastique brillante et chiffonnable, les deux bandes latérales séparées du rectangle central qui sont comme une coulisse visible, et même derrière une vitre géante dressée en fond de scène le ciel de Buea qui nous servait de toile de fond au Cameroun. Cette topographie n’a rien de rigide : les frontières qu’elle désigne sont traversées, sautées, transgressées. Ça joue. Les lieux d’énonciation jouent entre eux. C’est un vocabulaire spatial qui traduit la structure de la pièce simplement, efficacement.

65 – Dans l’écriture scénique de F. F. le lieu désigné par le nom de coulisses est une figure spatiale signée. F. F. joue avec les coulisses, les creuse, les déplace, les avoue, les expose. Les coulisses de F. F. sont un espace de jeu, une ligne de fuite ; perméables, elles sont ouverture vers le trouble, le rêve, l’indéfini, l’insaisissable. C’est un des chemins de pensée de ses mises en scène. Y revenir.

66 – Pendant que se déroulait ce premier filage hier, mercredi 16/02, F. F., les oreilles dressées, aux aguets, n’a cessé de frémir, observant l’agencement des signes sonores et visuels disposés sur le plateau, des corps et des voix en mouvement, attentif au flux de la pièce, aux ruptures qui menacent sa fluidité, aux moments où ça tremble, où tout à coup on a le sentiment que le dispositif de parole va basculer dans l’obscurité, que la pièce va se briser en morceaux.

67 – F. F. parle aux acteurs réunis autour de la grande table rectangle dans la cafétéria et il refait avec eux le voyage du spectacle. Pour chacun il redessine des états, des figures, des déplacements. Quelques brefs dialogues aident à cerner où ça bouge, comment ça bouge, ce qui ne fonctionne pas. Au couple-chœur, les témoins raconteurs, il dit : Pensez à la continuité, les situations de jeu racontent aussi l’histoire, laissez-nous venir à vous, ça peut être plus détendu, à chaque fois que vous intervenez c’est une respiration, vous nous offrez un moment drôle, agréable, émouvant. Détendez-vous, quand on est tendu on a moins de sensations. Soyez avec vos sensations, beaucoup avec vos sensations. Ayez de l’appétit, de la gourmandise, ça manquait de jubilation. N’appuyez pas les figures, si vous tombez là-dedans c’est le numéro, c’est mort. Ce que vous faites quand vous jouez par exemple Teddy et Théodore n’est pas parodique, c’est plus candide que ça. Ces phrases ne sont pas formulées d’un seul jet, elles sont coupées d’échanges avec Ese Brume et Martin Ambara. Ce soir, nouveau filage. Cette fois avec la cabine de verre du dernier mouvement qui n’a pu être livrée hier.

68 – 18/02/05 – Lausanne. Corneilles et pies sur le cyprès. Derrière le cyprès le lac Léman. De la brume sur la France. Quelques flocons paresseux sur Lausanne. Le texte de Kouam Tawa De quoi me parles-tu, Animal ? commence par un mot bamiléké Nôm. Nôm signifie en bamiléké Animal. Ça me plaît. Nôm.

69 – Hier soir, 17 février, filage de Animal dans la salle Charles Apotheloz du Théâtre. La danse de Nil sur son pied-bot. Pendant que j’écrivais Animal, j’ai souvent rêvé les corps de Iche, Nil, Fricaine : leurs danses, leurs chants, leurs modulations sonores… En Afrique, je suis allé voir des corps embarqués dans le chant et la danse dans différents endroits : fêtes rituelles, bals populaires, boîtes de nuit, églises… Je suis quelquefois entré de plein corps dans ces chants et ces danses (ah danser le bikutsi à Odza !). Et me voilà devant Wakeu Fogaing rythmant avec une élégance animale la détresse et la force de Nil. Détresse et force inséparables. Le corps de Nil dans les mains de Wakeu Fogaing tente des échappées hors de sa blessure, des échappées vers la lumière ; encombré, pied-bot, énorme, il danse cet élan.

70 – attaque attaque Fricaine noire ânesse noire poule noire dévorée dévoreuse qui tranche qui creuse. iou iou iou ioum ioummm. L’énergie de Fricaine. Sa pulsion. Fricaine puise sa force dans le pulsionnel. Le pulsionnel fait jaillir les mots de Fricaine, produit sa pensée. Sa pensée est puissante. Elle affronte la transgression, elle s’y taille sa place, elle flirte avec le démoniaque, elle saute dedans. Le démoniaque ? Oui, le démoniaque. Où va-t-on chercher en soi le démoniaque ? Je reviendrai sur cette force qui travaille l’humain.

71 – À Buea, au Cameroun, en décembre 2004, Sophiatou Kossoko attaque le monologue qui ouvre le deuxième mouvement face au manguier, penchée. Un murmure intense. D’où je suis je vois son dos. Qui m’impressionne.

72 – Le pied mort de Nil. Le pied mort de Nil signe le désastre intime. Le désastre intime, quand j’étais enfant, s’affichait sur les corps. Dans mon village beaucoup de corps étaient blessés : pieds atrophiés, doigts coupés, bras manquants, jambes paralysées, nez protubérants, crânes défoncés sous la casquette, visages brûlés, dos cassés… Un lien organique entre langue et corps. Un lien organique entre langue et communauté. Tu as ce corps, tu as cette histoire, tu as cette langue. La langue chevillée au corps et à l’histoire de ce corps. Évoquant ces corps de mon enfance, je vois défiler toutes ces personnes devant mes yeux poussant du bâton leur maigre troupeau de vaches, titubant vers le lavoir derrière leur brouette chargée de linge, maniant dans les champs leurs faucilles, leurs tranches, leurs faux. Je me souviens de leur nom et de leur prénom : les Léontine, Amélie, Philomène, Rosalie, Marie, Martiale, Joseph, Marcel, André, Armand, Émile, Hyppolite, Jean… Les Bazin, Guillard, Malécot, Pencolé, Lemesle, Le Tarnec, Piederrière, Morteveille, Perruchot, Chardevel, Guillotin, Forjou…

73 – Le chœur est composé de deux témoins raconteurs. Ces deux témoins raconteurs jonglent avec des figures stylistiques, pilotent le voyage, frayent le chemin du spectateur, rythment la représentation. Ce chœur, depuis que je suis arrivé à Lausanne, me donne des sueurs froides. Il me montre, si j’en doutais encore, à quel point cette pièce est glissante. Les deux acteurs, Ese Brume et Martin Ambara construisent précisément leur traversée sous la direction de F. F. Ils ouvrent les portes les unes après les autres, chaque jour un peu plus magiciens. La cristallisation de la pièce est entre leurs mains. Glissante ? Justement il s’agit de glisser, de tracer, de lier, de délier, de dessiner du paysage.

74 – La soupe de la cafétéria du théâtre est bonne. Tous les soirs vers 18h30 Frédéric et moi en consommons un bol, parfois deux. Une fois les bols sur la table, il sort de son sac du magret de canard sous plastique découpés en fines tranches — il en achète tous les jours. Nous mangeons les fines tranches sur des morceaux de pain en même temps que la soupe puis un de nous deux dit : un verre de vin ? L’autre opine et le tentateur court chercher les verres de vin. Si j’ai bien compris dans notre menu idéal il y a du canard mais pas de vin. Tous les soirs nous en buvons un verre, voire deux. Du vin suisse. Du salvagnin ?

75 – Lausanne – 18/02/05. Thierry Fournier a ramené du Cameroun — il y a passé une semaine avec nous en décembre — des sons pris dans la nature, dans la rue, des sons de nuit, des sons de jour. Finalement, il a choisi de partir des voix des acteurs. Il leur a demandé de produire des sons allant du bruit d’une pierre qui tombe au rugissement du lion, aux craquements de la forêt… Toute une après-midi au Studio-Théâtre de Vitry, le lundi 24 janvier, ils ont modulé des gammes de sons sous sa direction. À partir de cette matière, il a composé la partition sonore que nous avons entendu hier sur scène dans sa totalité. Elle joue un rôle particulièrement important dans la scène du fleuve, elle est efficacement présente à plusieurs moments. Les corps d’Animal sortent de la brume, de la poussière, de la forêt, du meurtre, ils sortent aussi de l’ambiance sonore africaine, de l’ambiance sonore animale. Les mots proférés par les corps le sont sur cette toile de fond sonore. Ils se découpent dans cette matière, s’arrachent au bruit, ils remontent à la surface de corps parlants qui ne parlaient plus, qui avaient perdu les mots. C’est une sensation que j’avais parfois en écrivant, quand je cherchais du côté de l’animal qui parle. Comment garder la trace de l’animal, le poids de poésie de l’animal, dès qu’il se met à parler ? Le poids de poésie de l’animal tient aussi à ce qu’il ne parle pas. J’ai fait des essais du côté de la sonorité vocale. Difficile ! Même problème avec les aboyeuses. Une partition d’aboiements ça s’écrit comment ?

76 – 18/02. Très tard. Appartement de l’avenue Cour. Vin. Whisky. Longue conversation avec Frédéric Fisbach, Kouam Tawa, Mathieu Montanier sur ce triangle : auteur contemporain, metteur en scène contemporain, acteur contemporain. Les textes d’aujourd’hui ont besoin de metteurs en scène contemporains ? Oui. Ça veut dire quoi ? Quels sont les savoirs, les modus operandi, les façons d’avancer que requiert du metteur en scène une pièce qui ne fonctionne pas à partir des repères traditionnels, des instances canoniques de la pièce de théâtre ? Évocation de Claude Régy et de son dernier spectacle : Comme un chant de David. Meschonnic. Valérie Dréville. Et des spectateurs contemporains ! Il nous faut aussi des spectateurs contemporains.

77 – Samedi 19.02. Relâche. Je traverse le lac Léman. Je rejoins la Haute-Savoie. Je marche dans la neige.

78 – Roue libre. De temps en temps Iche est emportée par les mots, par l’ébriété que produit en elle l’émission de mots. C’est une voix en roue libre ou en vol libre. C’est une cycliste des mots. Une cycliste sur un vélo volant. Elle prend de l’allure et s’envole. Une fois dans les airs on peut lui enlever le vélo, elle plane.

79 – Toujours la neige. La boulangère me dit : « On n’a pas eu de neige comme ça, en bas, depuis au moins dix ans. » Déchéance de l’humain. Voilà un autre trou, une autre béance humaine qui m’aspire. Cette déchéance de l’être humain, incapable d’être un animal, rejeté par les animaux, monstre, Fricaine l’a ressentie jusqu’au vertige, jusqu’à la folie et elle s’est vengée. Elle a tué tout ce qu’elle a pu tuer, tous les animaux qui lui sont tombés sous la main.

80 – De la déchéance à la dépossession. Ligne d’évolution de Fricaine dans Animal ? Les mots de Fricaine scandent cette dépossession, son corps donne forme à cette douleur de la dépossession. Elle s’arrache à la déchéance, elle paye le prix : elle abandonne tout ce qu’elle a construit de ses mains furieuses, tout ce qu’elle a conquis avec les dents, tout ce qu’elle a aimé. Dépossédée de son homme et de son empire, elle renonce aussi à son fils prodige. Une fois la dépossession assumée, elle est sereine. Peut-être pour une part d’elle-même accède-t-elle à la présence poétique. Peut-être pour une part d’elle-même accède-t-elle à la présence animale. Dans le 4ème mouvement elle passe de l’autre côté, réconciliée en elle-même avec l’animal ? Elle se tient sur le seuil ?

81 – Ce qui habite Fricaine, ce qu’elle est, ce qu’elle devient, ne peut être traduit par des mots, il faut le sentir dans la langue, il faut le sentir dans le corps de Fricaine, dans sa gestuelle. C’est ce que sait, ce que fait Sophiatou Kossoko. Elle construit le corps de Fricaine. Sophiatou Kossoko a le goût de la forme et du mystère. Elle flaire le mystère de Fricaine, répétition après répétition elle le traque et lui donne une forme dans laquelle il pourra se déployer. Densité physique sur scène du corps de Sophiatou Kossoko/Fricaine. Rebelle aussi cette Fricaine, rebelle dans la chair de sa chair, définitivement.

82 – 19/02/05 - Lausanne. Lumineuse blancheur du paysage. Me reviennent les derniers mots de Kalonec : chante albine. la neige. la neige. L’animal qui parle. Un animal qui parle ça déplace, ça déporte, ça met mal à l’aise, c’est proprement troublant. Un animal qui parle c’est de la comédie forcément. On ne le reconnaît pas, on ne veut pas le reconnaître. Quand Chienne entre en scène on se dit : d’où il/elle sort celle-là/celui-là ? En choisissant Mathieu Montanier et sa grande carcasse pour jouer Chienne, F. F. a d’emblée inscrit ce trouble, cette comédie dans le corps de Chienne. Il n’a pas hésité à déplacer tout le monde vers une forme qui fait de l’œil à un autre type de théâtre. Sous les yeux ébahis de Iche, Chienne se lance dans un one-woman-show. Ouvrant largement les fenêtres sur son étrangeté elle retourne dans un grand geste de comédie l’histoire (tragique pour l’animal) d’Abraham, d’Isaac et du bélier. Cet animal, cette Chienne, c’est un « attracteur étrange » et ça va nous retomber sur le nez. Ça ne manque pas. La vision de Iche qui lève tout un peuple d’animaux enchassés dans le mur-charnier prend le relais de la révélation de Chienne. Ulrike Barchet/Iche se tient devant nous, simple, droite, démunie, magnétique. Le corps longiligne de Mathieu Montanier/Chienne, demi-nu, se dresse à ses côtés — animal dépiauté, torse fragile aux côtes saillantes – et on se retrouve, les yeux embués de larmes, devant deux êtres offerts. Devant notre mort. Chienne. – on est morts Iche on est morts. voilà. vois là. vois là. les rhinocéros les buffles les hippopotames. on est. vois là là là. vois. morts. les animes. touche-moi je serai (guérie) Iche. – Iche pas morte. Iche toi touche pas. reste là-bas. Chienne. – toi aussi qui tues. avec moi. t’es dedans. la mort Iche. – pas dedans. Chienne. – dedans. animal toi. aussi. oh si. Retournement. Efficacité de ce retournement. Netteté de l’écriture scénique. C’est découpé au rasoir. C’est un style. Le style de F. F.. Rien de ce qui a été évoqué par Ulrike Barchet/Iche et Mathieu Montanier/Chienne n’a été représenté matériellement, et on a la sensation d’avoir vu, vraiment vu. De ce mur qui hante la première partie du spectacle on nous fera le cadeau d’une mince trace : une pincée de poussière jetée en l’air par Martin Ambara, un des deux témoins/chœur. On retrouve ce mot retournement dans le mot catastrophe. C’est un de ses premiers sens, c’est étymologiquement son sens. « L’attracteur étrange est une figure qui représente l’ensemble des trajectoires d’un système donné en proie à un mouvement chaotique. » Citation d’Edward Lorenz repérée dans un entretien avec Johann Le Guillerm, le circassien inspiré dont j’ai vu Secret au Festival d’Avignon, précisément sur l’île Piot. Son chapiteau était installé juste à côté du gymnase où se jouait L’Illusion Comique de Pierre Corneille, mise en scène par F. F.

83 – 19/02/05. Le connu et l’inconnu. Écrivant cette pièce, je me promenais de ce côté-là aussi. J’imaginais les personnages fonçant jusqu’à l’extrême bord du connu dans la langue, dans l’émotion, dans les sauts et soubresauts des corps. Des corps qui s’évanouissent. Fut un temps où je les cherchais, les personnages, dans cette direction : touchant du doigt l’inconnu ils s’évanouissent. Surtout Iche. La sensibilité de Iche, sa démence intime m’ont séduit dès les premières pages. Je l’ai sentie naître comme ça et je suis resté très attentif aux palpitations de Iche, très proche d’elle, au fur et à mesure des versions. Dans M.P.U.D. (matérieux pour un dialogue), je reviendrai sur les aveux du corps, en particulier sur l’évanouissement.

84 – Hier soir, pendant le premier filage complet du spectacle, j’ai vu Ulrike Barchet prendre dans ses propres filets l’insolite lumière qui émane de ce personnage. Iche ce n’est plus une jeune fille qui s’évanouit, elle est devenue un soldat de la vie, énergique, traversée de visions, de vertiges, de moments de grâce. Lien entre le monde animal et le monde humain, elle est archaïque, disponible, elle offre la virginité (tragique ?) de son visage. Dans le visage de Ulrike jouant Iche il y a cette attente du miracle. Et le mot tragique une nouvelle fois me vient aux lèvres. Autre piste à explorer dans MPUD : la répétition de l’échec, l’avancée vers la lumière échec après échec, insuccès après insuccès (l’insu que c’est). La comédie qui se loge dans l’échec.

85 – 20/02/05. La condition humaine est arrimée au langage. Nous sommes vissés au langage. De ce langage, dans la bouche de Iche, de Fricaine et de Nil, il ne reste au bout du parcours que des bulles. Dernière scène : quatre humains exposés dans une cage de verre incrustée dans le béton et le métal d’un aéroport international. La nature, l’animal et l’être humain en route vers le silence ? L’obscur de l’animalité humaine exposé dans une boîte de nuit ? — Glissement continu du sens de ces mots : boîte de nuit. De boite de nuit, de boîte qui ne contient que de la nuit ne passe-t-on pas à boîte de néant, boite qui ouvre sur le néant ? — Donc, vendredi, je les ai vus dans cette boîte de verre et de nuit sur la scène, sculptés par les lumières de Daniel Levy : Victor Kalonec (Pierre Laroche), Fricaine (Sophiatou Kossoko), Iche (Ulrike Barchet), Nil (Wakeu Fogaing). Et à l’extérieur de la boîte, Chienne (Mathieu Montanier). Les uns AVEC les autres. Ils ne sont pas ensemble dans cette boîte, ils sont les uns AVEC les autres. Ils ne sont pas familiers, on n’a pas pu complètement les apprivoiser, ils demeurent étranges, le sont encore plus dans cette dernière scène, mais on peut se sentir AVEC eux. Une alliance peut-être s’est tissée tout au long du de la traversée.

86 – Depuis le début des répétitions j’observe la construction d’une alliance sur le plateau entre les acteurs. Ils viennent d’histoires artistiques et d’horizons divers. Ils viennent de plusieurs pays (Allemagne, Belgique, Cameroun, France, Nigéria). Ce ne sont ni de tout jeunes gens, ni des débutants : Pierre Laroche a 73 ans et Mathieu Montanier, le plus jeune acteur de la distribution 31 ans. Chacun sait avec qui il joue telle scène. Ils élaborent des rapports.

87 – 20/02/05. À la toute fin de la répétition de vendredi soir — 18.02 — après les notes de F.F, vers 11h30, je fais part à Pierre Laroche de l’impression qu’il m’a fait dans la scène 6, la scène de la traversée de la forêt, dite scène du pick-up. Je lui parle du désarroi qu’il exprime. « Hé oui, me dit-il, il ne comprend pas ce qui lui arrive, il ne sait pas ce qu’il a fait, et pourtant il en est responsable. » Victor Kalonec, homme occidental. Pierre Laroche donne chaque jour un peu plus de circonstance au diagramme politique de Animal. Il le rend lisible.

88 – Hier, samedi 19, je rencontre Pierre Laroche dans le supermarché Coop de l’avenue Cour. Il fait ses courses. Moi aussi. Nous parlons un peu de la scène du fleuve dans laquelle Kalonec interpelle longuement un Willi hors d’atteinte. Pierre me découvre en quelques mots un peu de son voyage dans le personnage et dans la pièce.

89 – Déplacement. Chaque jour mon Animal se déplace. Heure après heure, les images que j’avais dans la tête s’éloignent. D’autres, celles que j’ai devant les yeux, se substituent à celles avec lesquelles j’ai vécu 3 ans. La scène du fleuve évoque mystérieusement ce que je voyais. Un miracle. Il n’y a pourtant pas une goutte d’eau. Sans doute que je regardais en l’air en l’écrivant. Je voyais le hamac.

90 – Des athlètes de la parole. Des gymnastes. Animal demande aux acteurs d’être des gymnastes de la parole, des gymnastes du pneuma. La parole est une matière modulable, élastique mais aussi structurée, résistante. Elle exige des acteurs effort, rigueur, virtuosité parfois. C’est un corps.

91 – Fricaine .– de mes mains arraché de mon ventre. sous le regard du pivert et de la fourmi. précipité dans l’herbe le premier chant de Willi le maudit. de mes mains. Kalonec. – entends toi. toujours toi. entends tonsouffle. toujours su. pas toi maudit. albine. Cette mise en scène : un geste de peintre. Peintre de mots. Peintre de rythmes. Peintre de syntaxe. Peintre de lignes de sens. Avec les micros dans lesquels il convoque des fragments de texte F. F. découpe les matières de la parole comme un peintre. Il voit les mots, les entends, sent leur cheminement. Il extrait, isole, souligne ; il compose des figures, des tableaux.

92 – Chienne. – on est morts Iche on est morts. voilà. vois là. vois là. les rhinoréros les buffles les hippopotames. on est. vois là là là. vois. morts. les animes. C’est ça Mathieu, c’est ça : le cri de la viande. Chienne hurle à la mort. La viande crie. Pitié pour la viande ! (…) L’homme qui souffre est une bête, la bête qui souffre est un homme (…). Quel homme révolutionnaire en art, en politique, en religion ou n’importe quoi, n’a pas senti ce moment extrême où il n’était qu’une bête, et devenait responsable, non pas des veaux qui meurent, mais devant les veaux qui meurent ? G. Deleuze. Francis Bacon. Logique de la sensation.

93 – Les bras levés de Ulrike-Iche déroulée, tendue vers Willi invisible, vers un petit nuage là-bas, très haut.

94 – La chair vive. Ils sont vivants. Défendez leur chair vive irriguée du corps à corps avec les animaux, irriguée de frémissements, de souffrances, d’extases, d’orgasmes. Ils sont vivants. Nous sommes, hommes et animaux, cette chair vive. Offrez-nous cette chair vive.

95 – Fantômes. Les animaux qui manquent. Les mots qui manquent. L’humain qui manque. Ça manque et c’est là. (Dans une bibliothèque l’espace du livre qui manque a un nom : fantôme).

96 – Tiens, j’ai entendu quelque chose du côté de la mort. J’ai entendu bouger la frontière vie/mort.

97 – Chienne et son masque dans la scène du théologique. Abraham, Isaac et le bélier. Chienne avec le masque de Chienne. Chienne sous le masque de Chienne. Le dedans/dehors. Mathieu Montanier interprète Chienne, il n’est pas Chienne.

98 – S’avancer jusqu’au seuil. Se tenir sur le seuil. Aller jusque-là c’était le but. Quand ils entrent, dans la cabine de verre, ils s’avancent jusqu’au seuil ultime. D’échec en échec ils sont parvenus là. Possible de les mener jusque-là. Au-delà, non. Au seuil de quoi ? C’est ouvert. La cabine : une entrée ? un ascenseur ? un sas ? Qu’est-ce qui donne la sensation d’ouverture, de bord ?

99 – Articulation, prononciation, diction. Une des caractéristiques du travail de F. F. Animal : les acteurs sous sa direction cheminent vers leur propre prise. Kouam et François, les assistants vigilants veillent aussi au grain.

100 – La jouissance de Iche et de Nil. Retenue. Timide. Dans jouir il y a de l’oreille, il y a ouïr. Ouïr quoi ? Le rire du corps. Et si ces corps riaient !

101 – F. F. choisit de ne pas dévoiler Willi, parce qu’il sait que du coup il disparaîtrait. La représentation que chaque spectateur s’en fait et « l’insaisissabilité » de cet être s’effondreraient. Ce qui disparaît quand on dévoile.

102 – J’aime que Willi reste très haut dans le ciel — nous le cherchons dans les nuages — Kalonec en devient à chaque mot plus petit. La scène du fleuve me fait frissonner de la tête aux pieds. Tout frémit. L’être humain est tout petit. Le bain de bruits, de sons, de chant, de nuages. Les deux femmes chantent devant l’invisible rendu visible. Elles modulent des sons, avancent.

103 – René Gonzalès assiste à la répétition dite générale. Dernière répétition avant la première. Il était déjà là, hier. À la fin de la représentation, il vient nous voir Frédéric et moi. Il est radieux. Il dit des mots qui comptent, qu’on retient. Il insiste sur le mot création.

104 – Demain, 22 février 2005, première de Animal.