(Chronique des répétitions au Théâtre Vidy Lausanne de la pièce « Animal » de Roland Fichet sous la direction de Frédéric Fisbach — Première le 22 février 2005.)

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Répétitions d’Animal — Lausanne, Théâtre Vidy, 8 février 2005

Dans la salle de répétition. 21h. Répétitions du dernier mouvement de Animal : la cabine téléphonique dans l’aéroport de Roissy. Acteurs : Ulrike Barchet, Sophiatou Kossoko, Pierre Laroche, Wakeu Fogaing, Mathieu Montanier (Chienne).
Chienne est hors de la cabine. Mathieu ne participe pas à la répétition du 8 au soir.

Les acteurs des scènes qui se passent dans la cabine, assis en cercle, apprivoisent le texte, accordent leurs violons. Ils écoutent. Ils entendent. Ça résonne de l’un à l’autre.

La cabine d’essai les attend : deux grands pans de verre soutenus par des barres métalliques.

Question de Ulrike qui joue Iche : « Qu’est-ce qui se passe dans cette cabine ?  »
Réponse de Frédéric : « Jouons cette fin, voyons comment les corps évoluent dans cette cabine, ce qui s’y passe va apparaître petit à petit. »
J’ajoute une phrase : « La lumière des étoiles continue à nous parvenir après que les étoiles sont mortes. »
Pierre Laroche opine du chef. Tous les quatre entrent dans la cabine.

Depuis quelques jours Frédéric écoute les corps, les voix, les sons dans cette cabine. Il accompagne, oriente les trajets des corps. Il voit apparaître des images. Il laisse venir.

Pendant toute la répétition du 8 février, Frédéric est debout sur une chaise sur le côté de la cabine de verre, tout près des acteurs. Il dirige la répétition autant avec les mains qu’avec les mots, délicatement.



Que puis-je répondre à la question de Ulrike : « Qu’est-ce qui se passe dans cette cabine de verre ? »

Ce dernier lieu de la pièce expose des corps. Dans cette cabine de verre des corps, des voix, des sons, du chant.
Ces corps sont-ils nus ? Chacun à sa façon oui, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont dévêtus. Le chemin vers la nudité et surtout le sens que prend cet aveu du corps, cet aveu des corps, est différent pour Iche, Fricaine, Nil, Kalonec.
Tous ensemble ils sont présent de l’histoire. Ces quatre corps enchevêtrés sont une condensation du présent tel qu’il a été façonné par l’histoire. Ils sont énigme du présent. (L’équipe de France de foot, championne du monde en 1998, emmenée par Zinédine Zidane, Marcel Desailly, Lilian Thuram, Vicente Lizarazu n’est-elle pas devenue elle aussi, dans une autre figure stylistique, en 90 minutes le 12 juillet, condensation du présent, énigme, borne historique, apothéose de corps noirs, blancs, bruns ?) Chacun cependant des quatre corps enchevêtrés dans cette cabine suit sa ligne, la croise avec ses voisins, la tresse avec un destin qui le dépasse (cf. plus bas la citation de Delacroix).

Iche c’est Saint-François d’Assise. Elle quitte ses vêtements et ses chaussures, marche nue entre le ciel et la terre. Les oiseaux chantent autour d’elle, viennent se poser sur sa tête, sur ses épaules. Iche entend le chant de Willi. Iche c’est Marie. Elle attend l’ange Gabriel ou à défaut un quelconque Joseph, elle enfantera le Christ.

Iche s’expose nue aux regards. Elle s’offre. Sa liberté, le saut dans sa liberté, c’est de s’offrir, d’aller jusqu’au bout de l’offrande. Elle est dans ce mouvement de l’offrande corps et voix (corps et âme) depuis qu’elle est née. C’est précisément son idiotie (penser à l’étymologie du mot). Elle s’est offerte à Kalonec. Elle s’est offerte à Willi, par-dessus tout. (Aimer par-dessus tout c’est-à-dire sans y tenir). Elle s’est offerte à Fricaine, dont elle est l’infatigable suivante/servante. Dans cette cage de verre elle s’offre à Willi. (Le don qu’elle fait à Nil est d’une grande pureté : elle le délivre de son état de puceau, elle l’invite, il peut la toucher, enfoncer son doigt (écho au « touche-moi » de Chienne, appel laissé sans réponse). Elle s’offre à ce « chéri » global auquel elle s’adresse. (Ce mot « chéri », elle l’a déjà employé dans le rapport à Kalonec.)
L’ébriété divine de Iche : s’offrir au-delà de toute attente.
(Pourquoi Iche refuse-t-elle les demandes, les propositions de Chienne ? Parce qu’elle ne veut pas être dans la mort. La lueur de la vie est son étoile du berger).



Le corps de Fricaine. L’aveu du corps de Fricaine.

Ce qui plaît à Fricaine, ce qu’elle accueille du fond d’elle-même : la jouissance de mourir ensemble. Du coup, elle pousse tout le monde dans la cabine. Depuis qu’elle s’est engagée de tout son corps dans la mort des animaux, elle marche vers ce point ultime de réalisation (de révélation ? ) : la mort des humains. La mort des animaux débouche là, débouche sur la mort des humains. Un petit geste fait le pont : elle pousse avec légèreté Kalonec dans la mort. Ponctuation. Ultime ponctuation du trajet de Fricaine.

Féroce vivant tu es mort. Plus de retour. Ce destin, elle en jouit tranquillement. Elle est uni à Kalonec dans ce destin. Et Kalonec est uni à Fricaine ; dont il admet in fine la supériorité. Ça me regarde dit Oedipe et il se crève les yeux. Ça me regarde dit Fricaine et elle expose sa mort pour que ça nous regarde. À travers le corps de Fricaine ça nous regarde. À travers les corps de Fricaine + Kalonec + Iche + Nil ça nous regarde. Chienne est là pour nous le faire voir. Fricaine et Kalonec exposent leur mort parce que c’est leur destin, ce qu’ils ont fait, ce qu’ils sont devenus. Ils sont dedans. Ils le signent ce destin jusqu’au dernier souffle. Ils ne s’excusent de rien.

Vieux soleil qui descend éclaire, s’il te plaît éclaire ta servante. Vieux soleil qui descend éclaire, s’il te plaît, un petit bout de l’inconscient du XXème siècle découpé dans cette boite de verre.



Le corps de Kalonec. L’aveu du corps de Kalonec.

Kalonec meurt serré contre le corps de cette femme qui a nom Fricaine. Il meurt démuni, sans puissance, sans pouvoir mais il meurt avec elle, avec eux. Il a gagné de mourir avec eux. Ce qu’il est venu chercher chez Willi, il le trouve chez Fricaine, Iche, Nil, mais cette fois en assumant son impuissance. Il ne devient Kalonec l’Africain que par Fricaine, Iche, Nil ; grâce à cette mort partagée, à la porte de Paris, sous les yeux de Chienne.
Il est l’épuisement européen.
Il est précisément l’incarnation de l’épuisement post-colonial.
Il danse cet épuisement et meurt.



Le corps de Nil. L’aveu du corps de Nil.

Nil ne mourra pas puceau. Il aura mis sa tête dans le paysage de Iche. Il aura touché l’autre du doigt. Il aura branché sa bouche sur le corps de l’autre.
Cette quête pressentie, ressentie, dans le meurtre excitant des animaux, dans ce geste d’enfoncer des explosifs dans la terre trouve dans la cabine de verre son assomption. Il aura fallu tout ce voyage pour que l’autre moitié du monde s’ouvre à lui. Avec simplicité.
L’aéroport c’est le désert d’aujourd’hui, un territoire entre ciel et terre. Un territoire où défilent les noms de tous les pays, de tous les lieux de la terre. Tout peut s’y passer. Y compris le plus beau.



Échappées :

1 – Le sens en vacance. Les sens de la pièce sont en quelque sorte excédés. Tous les quatre ont absorbé le péril mortel qui les a traversés, déplacés, bouleversés. Les corps ont absorbé ce péril, l’ont ingéré et maintenant ils sont PRÉSENCE ANIMALE/HUMAINE. Ils sont arrachés à leur petite histoire. Ils sont PUR RÉEL.

2 – Au-delà de toute visée. Ce fragment d’humanité ne vise plus rien. Il accepte de se perdre. Il abandonne toute visée. Grâce à quoi il ébranle notre conscience.

3 – Une détente de tout le corps. Une détente de tous les corps.

4 – La terreur de la rupture avec le sacré les a précipité dans le meurtre. La rupture du sentiment d’être en contact avec le sacré, d’être inclus dans le chant du monde, les a transformés en meurtriers. Dans la cage de verre ils subsument cette terreur. « Le fusionnel de l’animal, de l’humain et du cosmique c’est ce que j’appelle le sacré » Henri Meschonnic. Traducteur de la Bible.

5 – Exposer la faiblesse, exposer l’épuisement.

6 – « Je suis né mort je voudrais mourir vivant. » Terres Promises

7 – « Il y a des lignes qui sont des monstres… Une ligne toute seule n’a pas de signification ; il en faut une seconde pour lui donner de l’expression. Grande loi. » Delacroix

8 – « La forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son dedans. C’est-à-dire de créer. » (Jacques Derrida. L’écriture et la différence).