(Notes prises en janvier 2005 au Studio-Théâtre de Vitry par Myriam Marzouki, durant les répétitions de la pièce « Animal » de Roland Fichet mise en scène par Frédéric Fisbach.)

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À l’origine de ce projet : le constat qu’on lit de moins en moins les théories du jeu et de la mise en scène, que la création contemporaine ne se réclame plus guère de telle école ou de tel « maître ». De cette absence de corpus doctrinaire et idéologique marqué surgit avec d’autant plus d’acuité l’interrogation toujours actuelle : comment, pourquoi et pour qui fait-on du théâtre ?

La forme du carnet pour rendre compte de cette dimension essentielle à toute création, sa temporalité spécifique : témoignage de la construction progressive de l’unité d’un spectacle dans la durée d’une recherche, mise au jour des étapes de travail qui s’articulent progressivement dans un système vivant. Pas de concurrence avec l’activité du critique qui juge un objet achevé un soir de représentation.

Le carnet de mise en scène comme recueil de l’irréductible contingence de toute mise en scène, de l’imprévu fécond qui alimente la création en salle de répétition.

Forme partielle et cependant précieuse pour capter la singularité d’un processus de création, le présenter comme creuset d’une réflexion en acte sur le théâtre.

Ma conviction qu’un travail de mise en scène a valeur de transmission et d’enseignement pour ceux qui désirent nourrir leur pratique et leur amour du théâtre.

Animal de Roland Fichet : un texte inédit, d’un auteur contemporain et bien vivant, texte mûri pendant plusieurs années, fruit d’un aller-retour de lectures et de réécriture entre l’auteur et le metteur en scène : belle rencontre du carnet avec son objet, car c’est bien dans l’écriture contemporaine que se situe la vivacité, et sans doute l’avenir, du théâtre.

Un carnet de mise en scène consacré au travail de Frédéric Fisbach ? De Claudel à Genêt, en passant par Racine et Corneille, l’interrogation sur les formes de la représentation théâtrale est, chez lui, indissociable d’un travail singulier sur la langue.

Suivre la création d’Animal s’annonce passionnant…


7 janvier

Après deux semaines de travail au Cameroun fin 2004, l’équipe artistique se retrouve au Studio-théâtre de Vitry pour un mois de répétition. Le travail de création se poursuivra au Théâtre Vidy Lausanne où la pièce sera créée le 22 février avant d’être présentée au Théâtre national de La Colline en mars.

Tous les comédiens sont présents, travail de la première scène autour de la table : c’est le retour du vieux Kalonec en Afrique et ses retrouvailles avec Nil, son fils bâtard. Les comédiens Pierre Laroche et Wakeu Fogaing sont surtout recadrés par rapport à la ponctuation, elle est extrêmement importante dans le phrasé musical de la pièce. Il s’agit aussi de mieux « poser le texte », prendre le temps de le faire entendre. Frédéric Fisbach insiste beaucoup sur la « composition musicale du texte », évoque à plusieurs reprises la notion de « poème dramatique » pour caractériser Animal. Considérer les personnages comme autant de « couleurs » qui travaillent ensemble. Frédéric Fisbach indique aux comédiens ce qui, du texte, doit parvenir musicalement au public : cela passe par une intelligence très fine des accélérations de rythme ou à l’inverse des pauses qui donnent au texte sa juste respiration.

Le metteur en scène maintient l’attention de chacun au détail du texte, à l’intelligibilité du détail, mais en même temps, les comédiens doivent parvenir à saisir le texte comme « des blocs de sons », qu’il va falloir faire jaillir. La singularité des interprètes souligne celle des personnages de la pièce de Roland Fichet qui échappent totalement à des figures archétypales. Frédéric Fisbach veut tenir ensemble l’individualité des figures dramatiques et un rapport au texte unifié chez tous les comédiens. Tout l’enjeu de la pièce est bien cette langue commune parlée par tous les personnages.

Travailler Animal c’est un peu apprendre à parler une langue nouvelle, elle est le sol commun des protagonistes du drame.

Apparaît très clairement un travail sur l’oralité. D’ailleurs, la relative difficulté à lire le texte est très largement supprimée avec le passage à l’oral : ici, richesse et clarté supplémentaire grâce aux accents et dictions très spécifiques de cette distribution franco-africaine (l’accent ne vient pas obscurcir le sens, bien au contraire, il donne une consistance et un naturel très étrange à cette langue très travaillée). Frédéric Fisbach rappelle que ce qui est précieux dans l’écriture de Roland Fichet, c’est le « lyrisme » qui se dégage de cette oralité : les dialogues ne servent pas seulement l’efficacité d’une action mais la poésie et la musicalité.

Dès l’ouverture d’Animal il est question d’un mur qui ne sera pas figuré sur scène mais évoqué à maintes reprises par tous les personnages comme une entité vivante, douée de force ; il s’agit donc de le traiter comme un personnage et de nommer ce mur comme si le mot devenait nom propre : l’enjeu de la dénomination est d’autant plus grand qu’il ne sera pas figuré sur le plateau, d’où la responsabilité qui incombe aux comédiens de produire des images déterminantes à la réception du texte.

Il est beaucoup question de la construction de l’altérité, altérité évidente des Blancs et des Noirs mais aussi lignes de partage plus complexes : entre Iche, l’Allemande, et Kalonec, le Français par exemple. Il y a une manière de considérer l’Autre dans la manière de dire son nom, c’est ce que Nil doit faire sentir dans la manière de rappeler en permanence la « blancheur », « la peau d’Allemande » de Iche. Sur le plan dramaturgique, importance également de cette très forte individuation des personnages qui évolue vers l’indétermination de la scène finale. Chacun des personnages qui entre sur scène, Kalonec, puis Nil, Iche et Fricaine portent avec eux un territoire, un véritable rapport à l’espace, à la terre. Le rapport à l’autre se joue d’abord dans la relation du père au fils, relation de méchanceté ambivalente qui ouvre le premier mouvement d’Animal. Dans cette cruauté de Kalonec à l’égard de Nil, son fil noir au pied-bot, le mal-aimé et le moqué, c’est évidemment la question coloniale qui est évoquée. Mais Animal n’évoque pas un colon contemporain : Kalonec est un ancien colon, figure déjà caduque d’un monde révolu, Kalonec, vieille carcasse rapiécée.

Toujours autour de la table, travail de la scène 2, c’est l’arrivée de Iche, l’Allemande. Elle apporte d’emblée une musique très particulière. Rencontre de l’écriture et de la comédienne allemande Ulrike B : pâle, très grande minceur, très grande douceur non dénuée de force. Sans chercher à jouer l’idiotie ou la folie, le personnage étrange de Iche, consciente mais innocente, émerge en contraste singulier de la force physique et de la présence massive de Nil. En un sens également, Iche renvoie à la figure tragique de la vestale, ici pas de feu sacré mais un Mur à garder…


9 janvier

Travail de la scène 3 : Nil, Kalonec, Iche, Fricaine. Aujourd’hui, confirmation de ce que sait tout comédien : quand on ne maîtrise pas parfaitement son texte, il est difficile d’avancer dans le travail d’une scène… Il faut dire qu’il n’est pas simple à mémoriser ce texte… C’est à Wakeu Fogaing que le texte résiste aujourd’hui : « gaffe Iche tu m’touches je te. casse. te hacher menu menu menu je peux. tu plies Vieux t’es plié tout plié. t’es plié Vieux tu fais pitié plié. »

Wakeu Fogaing et Ulrike Barchet travaillent sur le plateau à trouver la bonne mise en espace de leur danse folle autour de Kalonec, moment crucial puisqu’il précède le meurtre. Les comédiens inventent une petite course extrêmement drôle qui vient contrebalancer la tension à l’égard de Kalonec : Nil le pied-bot tourne sans cesse autour de Kalonec, masse imposante et instable ; Iche, frêle silhouette, exacerbe son attitude de petit chien soumis et se met à imiter Wakeu : la situation est très drôle, c’est une ballet étrange mais assez irrésistible. C’est une trouvaille de répétition, sera-t-elle maintenue jusqu’à la première ?

Rôle fondamental du Chœur dans Animal, son écriture relativement classique, fluide, aère les échanges dialogués plus heurtés, il ressaisit le sens, assure la continuité de la narration. Interprétation à deux voix : on a donc plutôt deux narrateurs/récitants, deux personnages « interface » qui s’adressent au public mais aussi aux personnages et qui se parlent entre eux. Cette double voix est aussi une double accentuation du français. Ese Brume : comédienne nigériane, léger accent anglais, diction chantante, son rapport au français suggère parfaitement la distance et l’ironie du choeur écrit par Roland Fichet. L’autre voix du choeur est interprétée par Martin Ambarra, un des trois artistes camerounais du projet, on perçoit une autre tradition de jeu, et évidemment c’est aussi une autre langue française que l’on entend.

Retour à la table. Bilan du travail sur le plateau. Kouam Tawa, dramaturge du spectacle, camerounais également, revient sur la force d’une des répliques de Fricaine adressée à Kalonec : « à genoux c’est fini. chameau à genoux devant toi. chameau qui attend la charge le poids l’ordre c’est fini […] ».

« Si une femme de mon pays pouvait dire ça à son mari… si mon pays pouvait dire ça plus souvent… » laisse échapper Kouam Tawa…

Passage à la lecture des deux dernières scènes de la pièce ; après l’Afrique, la pièce s’achève dans une cabine téléphonique à Roissy. Scènes particulièrement déroutantes où la langue se délite, le sens se désagrège, répétitions de sons, de mots brisés. Frédéric Fisbach explique que cette scène « chorale » sera traitée musicalement et très en détail avant de passer au plateau et au décor à Lausanne. Il y a dans cette fin d’Animal des bribes du texte tout entier qui reviennent. La perspective à atteindre est la fusion ou la confusion de toutes les voix en un seul organisme sonore, on ne saura plus de quel corps sortent les répliques dans la cabine. Roland Fichet ajoute que cette indistinction finale est bien l’angle de fuite de la distinction Blanc/Noir qui joue beaucoup au début du texte par exemple. Il rappelle aussi que « le chiffre d’or du théâtre est le moment où le tragique se transmue en comique ». En ce sens, Animal est « une plainte tragique qui a aussi une force de vie ».


13 janvier

Déroulé du premier mouvement. Problème de ce premier bout à bout de scènes analysé par le metteur en scène : parce que les comédiens travaillent encore sur la mémoire, il y a manque de spontanéité et d’engagement dans le jeu. Du coup, l’état émotionnel par lequel doit s’ouvrir la pièce n’est pas encore là. Le retour de Kalonec alors qu’un massacre vient d’être commis (l’extermination de tous les animaux de l’exploitation) doit s’ouvrir à un niveau d’énergie beaucoup plus intense, le conflit (noué dans le hors-champ du texte) doit être posé d’emblée pour que cette tension trouve son apogée et son aboutissement dans le meurtre commis scène 3.

Remarque sur cette fameuse notion d’énergie : tout metteur en scène, même s’il aime la rigueur et se méfie des mots valises ou des signifiants flottants est obligé d’avoir recours à ce mot. Et sans parvenir à le définir très précisément, chacun, metteur en scène et comédiens savent de quoi il s’agit. Quand on retravaille une scène et que cette fameuse énergie est vraiment mobilisée, il y a une incroyable différence de sens, de lisibilité, d’émotion exprimée : dans cette question de l’énergie de l’interprétation se joue l’intelligibilité du texte et le lien noué entre le plateau et le public. Il y a un lien direct entre l’énergie du jeu et la pensée de l’acteur. Souvenir d’une phrase d’Eugenio Barba qui définissait le théâtre comme l’art de rendre manifeste le flux continuel de changements qu’est notre pensée.

Frédéric Fisbach met en garde ses comédiens sur le risque de faire de cette écriture une pure forme, un exercice stylistique abstrait. Or c’est bien un certain état émotionnel des personnages, et donc une très forte énergie de jeu des comédiens, qui peut donner toute sa légitimité et sa clarté à cette écriture faite de scansions, de hachures, écriture elliptique aussi. Parce qu’ils sont « malades du rapport à l’autre », ils deviennent « malades du langage » explique Roland Fichet.

Pour Ulrike, conseil de s’appuyer plus sur les sons : elle a trouvé la justesse des adresses. Mais tout est encore trop tenu, trop intériorisé : il faut à la fois ralentir et amplifier, et surtout faire venir la jubilation de cette langue. Frédéric Fisbach le formule clairement : il y a deux entrées dans les conseils qu’il donne aux acteurs car il y a aussi deux entrées, non exclusives, dans le texte : une entrée « langagière » et une entrée psychologique ; chacune nourrit l’autre. Le texte est bien poème et drame.

Dernière remarque du metteur en scène aux comédiens : la complicité nouée entre eux déborde de manière un peu trop visible sur le plateau quand ils se sourient par exemple sur scène alors que la situation de jeu ne l’implique pas du tout !

Échange collectif qui aide chaque comédien à situer mieux son personnage. La singularité de chacun se situe sur des plans très différents : Fricaine, personnage « fermé autour de sa douleur » selon l’expression de Frédéric Fisbach, a un rapport très proche à la nature, à l’animal, mais ce rapport a été défiguré par Kalonec. Iche, la presque mystique, l’ « idi titi idi titi i di ote » a par exemple un rapport très étrange à la sexualité de Kalonec. Le retour de Kalonec empêche toute libération éventuelle des autres. La violence et la méchanceté de Kalonec à l’égard de son fils Nil doit apparaître dans un jeu encore plus rude.


17 janvier

Scène 2 : Nil, Iche Kalonec. Iche a gagné en présence plus affirmée, présence plus physique, plus sonore, moins évanescente, plus virile, mieux ancrée dans le sol. Des détails décisifs se règlent : Ulrike a tendance à regarder au sol, elle referme du coup tout l’espace autour du personnage de Iche : importance dans Animal, de représenter, faire sentir l’espace, le dehors.

Le texte est de mieux en mieux maîtrisé, il vient désormais de l’intériorité du comédien, disparition progressive de cette sensation de « récitation » du texte qui demeure, pendant un premier temps de travail, extérieur au comédien

La gaucherie, maladresse, de certains gestes et déplacements d’Ulrike donnent au personnage de Iche quelque chose de touchant, comme la gaucherie de certains corps adolescents pas encore totalement formés.

Difficulté pour la comédienne de se saisir de mots dont le sens n’est pas immédiatement donné par l’écriture : « zout. zout ». Avec une intention de jeu plus forte, en se plaçant au niveau émotif du personnage, de la colère qui s’extériorise, ce texte apparemment abscons trouve son sens et son rythme, la langue trouve sa justification.

Le choeur intervient sur le plateau et se mêle aux protagonistes du drame, duo d’acteurs très séduisant, respiration théâtrale, un « dedans-dehors » de la représentation, qui emprunte aux références cinématographiques, évocation d’animateurs de revue musicale hollywoodienne, ouverture vers d’autres univers de jeu.

Arrivée de Fricaine : Sofiatou essaie de travailler sur un état émotionnel, du coup se recroqueville sur elle-même, créée les conditions d’un blocage du jeu car travaille surtout sur elle-même et sur un état, mais du coup le texte échappe, elle ne parle plus la langue qui devient dès lors difficile à comprendre pour le spectateur. Il faut revenir au texte et à son adresse.


20 janvier

Retour à un travail autour de la table. Fricaine/ Kalonec : travail de très près du sens du texte. Moment de réflexion collective autour des personnages et surtout celui de Kalonec. Au sujet de la rudesse de Kalonec, Wakeu Fogaing évoque les habitudes maintenues par certains Blancs : ils ont conservé d’anciens mots, tels que Nègre, pour s’adresse aux Noirs, et étrangement, ce n’est pas dans de tels termes que se loge le racisme le plus violent. Il y a quelque chose de trouble dans la méchanceté de Kalonec, quelque chose d’assez séduisant, finalement.

Wakeu Fogaing trouve à la table le juste énervement de Nil à l’égard du vieux Kalo, cet état émotif et ce niveau d’énergie donne toute sa force à l’écriture saccadée de Roland Fichet.

Ce travail à la table permet de resserrer le rapport d’interprétation du texte : le metteur en scène est cette oreille attentive au détail d’une énonciation qui peut déterminer la compréhension du texte par un public. Exercice de quasi traduction : ainsi de Nil qui ne cesse de répéter « oh la oh la pas pigeon » : rappeler que le sens à jouer est bien celui d’une mise en garde « attention, je ne suis pas un pigeon ».

Le choeur est rappelé à sa fonction narrative, éviter tout pathos. Martin Ambarra est rappelé au « dedans » du texte qu’il s’agit de parler, d’interpréter : toute la différence entre dire le texte et entrer dans les actions décrites pour que la précision du jeu permette au spectateur de visualiser ce dont il est question. Ce choeur est une respiration, il faut donc prendre le temps de le jouer pleinement.

Toujours à la table, travail des dernières séquences dans l’aéroport. Le dernier choeur cette fois est pris en charge par les narrateurs mais également par les comédiens qui interprètent les personnages.

À l’horizon de ces premières tentatives, la fluidité totale des répliques qui devront se fondre en une seule voix : c’est étonnant, drôle parfois, d’une beauté étrange. Le travail d’apprentissage du texte est très difficile ! Frédéric Fisbach conseille d’ailleurs un apprentissage collectif de cette partie du texte. Les deux dernières scènes sont rythmées de manière très différente du reste de la pièce : on assiste à un émiettement des figures du drame, à une décomposition de la parole jusqu’à son anéantissement.

Frédéric Fisbach rappelle une fois encore la nécessité de s’appuyer sur le texte, sur la précision de l’écriture, afin de travailler sur le commun, la langue parlée par tous, car sinon la très grande singularité de chaque interprète risquerait de faire perdre cette unité poétique.


21 janvier

Deux semaines de travail au Cameroun, trois semaines au studio à Vitry : première présentation d’une étape de travail au public. Déroulé du premier mouvement et première scène du second mouvement.

Avant de laisser la place aux comédiens, Frédéric Fisbach expose le sens de cette démarche aux spectateurs : il y a explique-t-il une « nécessité de tester » le travail en cours auprès de regards extérieurs, et il regrette l’absence fréquente de ce « dialogue avec le spectateur » car le public de théâtre est la plupart du temps convié à apprécier un travail achevé. Cette présentation d’une étape de travail sur Animal est en ce sens préfiguration d’une volonté de travailler ainsi plus régulièrement à l’avenir

Présentation d’un peu plus d’une heure de spectacle, elle s’achève sur la prestation étonnante et drôlissime de Mathieu Montanier en Chienne, personnage certainement le plus étrange de la déjà bien étrange tribu Kalonec…

Comme souvent, la parole ne se libère pas tout de suite du côté des spectateurs, il est vrai qu’il n’est pas simple de s’engager ainsi dans le débat après l’écoute d’un texte aussi dense. Une spectatrice trouve un mot assez juste : il faut « décanter » avant de pouvoir débattre…

Recadrage de cette présentation : à ce stade d’une création, après 5 semaines de répétitions, soit à peu près à mi-parcours, le travail a concerné les personnages et les tensions dramatiques, il va porter maintenant sur le rythme général et l’enchaînement des scènes.

Roland Fichet raconte les répétitions au Cameroun : le travail en plein air, l’adresse des comédiens en travail aux arbres, à l’espace. Ici, dans le studio à Vitry, il faut traduire scéniquement cette présence de la nature, cette situation des corps dans un espace vaste. Ce travail en Afrique est également resitué par Frédéric Fisbach dans un projet plus vaste fondé sur la réciprocité de l’échange : Animal a été initié en Afrique, des comédiens africains sont venus travailler en France ; dans un second temps, l’échange se poursuivra en retournant travailler en Afrique avec les équipes rencontrées.

Retour à l’appréciation de ce qui a été montré sur le plateau : les énergies de jeu n’étaient pas encore pleinement maîtrisées, expérience fréquente lors des premières présentations publiques. Surtout, le dispositif final de la représentation n’est pas encore là : au Théâtre Vidy, les comédiens travailleront avec micro, un système de perche viendra chercher le son sur le plateau : il sera possible de capter des « petites choses » afin de ne pas maintenir en permanence le comédien dans la projection de voix et la profération.

Les spectateurs témoignent d’une belle capacité d’écoute et de réflexion, ainsi de cette spectatrice qui explique avoir écouté sans systématiquement chercher à comprendre, qui explique sa réception du travail comme on écoute de la musique.

Une spectatrice d’origine africaine pose une question très intéressante : elle a cru, au début, déceler dans l’écriture de Roland Fichet une volonté de retranscrire l’oralité d’un français parlé en Afrique avant d’être prise de perplexité parce que dans la pièce « les Blancs parlent comme les Noirs ». Roland Fichet répond qu’il n’y a pas eu chez lui de désir de travailler sur une spécificité africaine de la langue, bien au contraire, dans une perspective plus universelle, c’est le chaos du monde, de l’intériorité de chacun qu’il a voulu faire résonner dans l’écriture d’Animal.

À travers questions et commentaires, se pose également la fameuse question de la compréhension. Ainsi, l’équipe découvre avec surprise que le personnage de Chienne joué par Mathieu Montanier a été pris pour Willi… qui ne sera jamais représenté sur scène ! Pourtant, le choeur annonce la venue de Chienne à plusieurs reprises et très explicitement… mais il doit sembler tellement improbable que Chienne soit jouée par un comédien, et tout simplement qu’il y ait une chienne qui parle… qu’aucun spectateur n’a compris que Chienne était Chienne… Il apparaît clairement que la compréhension d’un texte se fait de manière globale et parfois rétrospective, une seule scène ne peut nécessairement être comprise si elle n’est pas insérée dans la continuité d’une narration. Apparaît également la nécessité de multiplier les signes pour produire du sens sur un plateau : l’art de la mise en scène n’est pas seulement art du discours et de l’acteur, ce sont les signes matériels exhibés par l’acteur (costumes et accessoires), la lumière, le son qui s’organisent pour produire le sens global porté par le plateau.

À ce sujet, Frédéric Fisbach répond qu’il est tout à fait normal de souhaiter comprendre le spectacle auquel on assiste mais que la question peut également se reformuler ainsi : « à partir de quel moment décide-t-on que l’on a compris ? »…

Métaphore cinématographique intéressante de Thierry Fournier chargé de la création sonore du spectacle : il devient possible de lire les images d’un film lorsque la bonne vitesse de projection des images est trouvée. Il en est de même de l’écriture de Roland Fichet : à la lecture individuelle et silencieuse, le texte résiste beaucoup plus qu’à l’écoute, et les comédiens eux-mêmes apprennent à se régler sur la « bonne vitesse de projection » du texte qui du coup devient totalement limpide.

Mais c’est finalement Wakeu Fogaing qui trouve la parole la plus exacte lorsqu’il explique être vraiment entré dans Animal en réalisant que « tout le monde parle comme ça dans la vie »… Formule apparemment paradoxale et provocante mais qui, après réflexion, peut se comprendre : qu’en est-il de tous nos discours hachés, parasités, entrecoupés ? Ils sont bien proches en effet de ceux des personnages d’Animal… Pour le comédien, le travail d’interprétation de Nil a vraiment débuté lorsqu’il a compris qu’il fallait « mettre le doigt dans une langue parlée ».