1 – D’abord Imre Kertész. Dire qu’Imre Kertész est grand, immense. La force de ce qu’il écrit ! Il est le cheval, la charrue et l’homme qui tient la charrue. Et ça laboure. Ça laboure des pieds à la tête. Il en sait un bout du côté de la cruauté.

– La forme fascine quand on n’a plus la force de comprendre la force en son dedans. C’est-à-dire de créer. (Jacques Derrida, L’écriture et la différence)

– Comprendre la force en son dedans : Imre Kertész ne fait que ça, mot après mot.

– La source d’énergie qui alimente un texte, qui le propulse, qui le nourrit. La pile. La charge. Le feu intérieur. L’expression « pile atomique » signifie quoi exactement ?

2 – Dire que Jean-Quentin Châtelain est un boxeur de mots comme il y en a peu, un acteur qui les recharge les mots, qui les pétrit comme si c’était de la terre glaise. Du corps en scène, du corps dans tous les mots. Cet homme-là sur scène frotte l’une contre l’autre deux blessures : celle de l’auteur et la sienne, et ça embrase.

3 – Ce dimanche je vois au Théâtre Vidy Lausanne Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas de Imre Kertész. Pendant la représentation une femme assise au fond sur les gradins a un malaise. Elle se lève, se fraie un passage, titube. Jean-Quentin Châtelain sur scène dit (c’est sans doute son texte) : « Je vois une femme. » Il s’avance dans la travée centrale encombrée, va vers la femme qui titube, lui passe un bras autour des épaules, l’accompagne dans le couloir, l’aide à sortir de la salle. Pendant une minute ou deux la scène est vide. Jean-Quentin Châtelain revient. Il s’assoit sur la chaise, nous regarde, se passe la main dans les cheveux. Nous sommes avec lui, nous soutenons son retour dans le personnage.

4 – Ce dimanche, avant d’aller voir Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas je me retrouve — le hasard de la vie — en train de pousser une poussette pour bébé à travers un parc de Lausanne. Dans cette poussette il y a une volumineuse valise dont la poignée est cassée. Devant moi deux femmes conversent en allemand. Elles poussent elles aussi une poussette mais dans leur poussette il y a deux enfants.

5 – Vers 13h ce dimanche je joue avec une toute petite fille, tout juste 13 mois. Elle est assise devant moi. Je suis assis devant elle, sur le sol. Avec une pince à linge, je pince les piquants en plastique d’une balle-hérisson bleue. Elle arrache avec vigueur la pince à linge. Elle me regarde, attend que je recommence. Je fixe la pince, elle l’arrache. Je fixe la pince, elle l’arrache. Je regarde comment elle me regarde. Peut-être qu’elle en fait autant.

6 – Ce dimanche vers dix heures du soir, Frédéric Fisbach dit : « Un texte, des acteurs, et c’est bon…un texte, des acteurs, voilà c’est le théâtre ». Il est allé visiter le musée de l’art brut de Lausanne. Il parle des oeuvres et des trajets de vie de ces fous artistes qui du jour au lendemain consacrent tout leur temps à un acte très précis, obstinément.
Menu : bouillabaisse de poissons de mer.
Vin : Aigle rouge, vin de la région de Lausanne.

7 – Ce dimanche vers minuit une jeune femme au prénom rare nous dit qu’elle a aboyé quand elle était enfant et adolescente. Nous parlons des chiens et des chevaux. Puis brusquement elle associe deux mots : cruauté et transcendance. Retour d’Imre Kertész. Saut dans le dialogue. Se souvenir de ce saut dans le dialogue. Revenir sur cette discussion.

8 – J’ai commencé la journée avec Christian Prigent. Vers dix heures du matin j’ai lu à Annie par téléphone les quelques mots écrits sur Christian Prigent et Grand-mère quéquette. Le plus dingue c’est que ce roman-théâtre prend à bras-le-corps le social où précisément il ne pensait pas être pris, ni même être prenable. Par la langue. Et quelle langue !

9 – Hier, j’ai eu un échange avec Ese Brume, actrice d’origine nigériane, sur son rôle dans Animal. Cette nuit, juste avant de me lever je crois, j’ai fait ce rêve : Nous sommes un certain nombre dans une cafétéria, celle du Théâtre Vidy probablement, il y a là plusieurs membres de la troupe et en particulier Ese. Nous mangeons des tartines. Sur ces tartines des choses délicieuses. Le visage de Ese est très ouvert, elle sourit, elle se régale. Je lui dis : « À tous la vie a tout donné mais la plupart l’ignore » Une phrase de J.L. Borges.