(Notes de Olivier Hussenet, comédien, dramaturge, chanteur, lors des répétitions au Studio-Théâtre de Vitry de la pièce « Animal » de Roland Fichet sous la direction de Frédéric Fisbach un mois et demi avant la création au Théâtre Vidy Lausanne.)

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13 janvier 2005

11h. (Un moment auparavant, tous, acteurs, assistant, dramaturge, costumière, régisseur, metteur en scène…, semblaient absorbés par des tâches et des préoccupations tous azimuts : Martin en séance d’essayage de costume avec Olga ; Ulrike, Pierre et Mathieu en pleine italienne ; Sophiatou plongée dans son texte ; Wakeu et Kouam en joyeuse discussion ; Ese farfouille dans ses affaires ; François et Frédéric en mouvement ici et là semblent régler plusieurs questions à la fois… Et puis Frédéric Fisbach lâche un simple « Bon on va y aller », et après un court moment, ils sont là, prêts, naturellement.)

11h. J’ai de la chance, le metteur en scène propose de filer du début de la pièce à la fin de la scène 3. Les répétitions ont en effet déjà commencé, depuis le mois de décembre au Cameroun, et depuis le 6 janvier à Vitry (sans compter les travaux préparatoires sur des versions antérieures du texte, les lectures, les stages). J’assiste donc à un travail en cours depuis quelques semaines, et en gestation depuis deux ou trois ans. Les choses m’apparaissent déjà très dessinées : une bâche transparente et mate au sol, un disque de lumière au centre, un pendrillon de plastique transparent au fond : voilà le théâtre provisoire d’Animal ce jour-là. Arrivée du chœur (Ese et Martin), qui emportent la narration à vive allure : ce qui m’évoquait à la lecture une longue séquence muette de western montrant le retour du héros dans sa ville devenue hostile, cette exposition des lieux et du personnage est posée de façon alerte, simple, sans détour (limpide).

Kalonec le blanc revient chez lui en Afrique après une longue absence, et retrouve un à un les membres de son clan, sauf celui qu’il est venu chercher (Willi) : son fils Nil le boiteux, Iche l’Allemande et sa compagne Fricaine.

Joie pour moi de voir déjoué ce que j’avais imaginé à la lecture. Le conflit Nil-Kalonec n’exclue pas la complicité père-fils ; Iche, que je voyais agitée, devenue ange calme et posé, mûr ; Fricaine plus dense encore dans sa différence avec Kalonec, tellement femme, tellement une autre vis-à-vis du vieux blanc rafistolé ; Kalonec moins sec, moins dur, plus humain que ce que j’avais construit dans mon imagination à la simple lecture. Le texte lui-même qui m’apparaissait jusqu’ici avant tout musical, matière rythmique, sonore, me frappe ici par sa simplicité : ça parle d’amour, de haine, de désir, de passé, d’avenir, de jalousie, de politique. Ça parle de la vie, tout simplement. Curieusement, j’entends d’autres jeux verbaux qu’à la lecture : griffes/fric/Fricaine, « tu l’as Fricaine prise » (Tue l’Africaine prise), « désordre encore. à ton âge » (Tes ordres encore…, grâce au léger accent allemand de la comédienne). En un quart d’heure, on se retrouve au plus haut du conflit, face au meurtre. Mais là, en répétition, ça s’arrête juste avant, se dégonfle, le dessin se défait avant le paroxysme : ils ont travaillé jusque là, le travail doit se poursuivre.

Frédéric Fisbach prend la parole, avec calme et douceur. Avec humour aussi. Il s’adresse alternativement à l’un, à l’autre, à tous. Il insiste aujourd’hui sur l’émotion, l’épiderme et l’énergie, qui doivent faciliter le passage d’une chose à une autre, « cette écriture demande ça, sinon elle deviendrait une forme vide. L’énergie minimale nécessaire est assez élevée. La manière de l’auteur de travailler l’oralité (ces interruptions) est très liée à un état émotionnel. Ils [les personnages] sont malades du langage, car ils sont malades du rapport à l’autre ». Il insiste, toujours en se référant au texte (« Tu sens sur ta peau le vent, la fumée, la forêt »), sur « l’état épidermique » que les comédiens doivent trouver : « Souvenez-vous de nos répétitions en extérieur au Cameroun, l’extérieur interférait tout le temps. Ici, c’est sec, il faut le retrouver autrement ».
Il prend le temps de nourrir chacun.
Fricaine : c’est la tragédie qui arrive, principe de clôture, de fermeture, son destin est scellé.
Iche : principe de libération, une fois qu’on a fini, on part, mais elle n’a pas trouvé la sortie toute seule. « Tout ce que tu fais est juste, il faut maintenant s’appuyer sur l’écriture pour amplifier, sur le texte, sur le son, trouve la jubilation de dire cette langue. »
Nil : se construit dans le mouvement vers son père Kalonec, qui le repousse systématiquement ; il réagit différemment à une même chose : toujours le rejet. Le rapport est plus rude, Kalonec nie la filiation. Mais ce qui est beau, c’est qu’ils se ressemblent.
Kalonec : son parcours est plastique, il adapte son comportement aux trois rencontres successives.

Le metteur en scène semble aussi adapter son discours à chaque acteur, il sait ce qu’il leur faut, parlant moins à Pierre ou à Ese et Martin qu’à Wakeu, revenant à plusieurs reprises sur le personnage d’Ulrike, alors qu’il parle d’une traite à Sophiatou. Aucune hiérarchie là-dedans, c’est que le parcours de chacun est différent, voilà tout.

Deux choses me frappent. D’abord, l’avancement du travail. Il y a encore du chemin (beaucoup sans doute) à parcourir, mais le spectacle est déjà là, ça existe vraiment. Et puis la diversité de la distribution m’a sauté aux yeux : expériences, origines, tailles, corpulences, les acteurs sont très différents les uns des autres. On pense à Brook évidemment. Mais là encore, ça résonne à plein avec le texte de Roland Fichet, où les personnages épuisent les combinaisons de mélange de deux couleurs : Willi l’albinos (« est pas blanc Willi. est albine de la peau et des os. noir dedans »), Nil le métis (« moi le bâtard »), Fricaine l’Africaine (« blanche dedans murmurent les femmes d’Afrique »), Iche l’Allemande (« Iche noire dedans »), Kalonec le blanc (« Kalonec l’Africain »). À chacun son mélange, c’est ce que semblent reprendre les hommes et les femmes qui travaillent sur Animal. (À ce propos, Sophiatou rappellera, pendant la pause, que « si on regarde un peu, on voit tout de suite que nous n’avons pas la peau noire », et Mathieu de continuer : « d’ailleurs, les blancs non plus n’ont pas la peau blanche : plutôt beige, rosé, je ne sais pas ça dépend. »)

Reprise de la première scène : on creuse le rapport du chœur à Kalonec (« ne soyez pas gentils avec lui »), la complexité de Nil (« lui qui est jaloux de Willi prend sa défense contre Kalonec »), Frédéric Fisbach rappelle que, dès le début, Kalonec est un revenant. Pause déjeuner. Seulement trois heures se sont écoulées, et j’ai l’impression d’avoir parcouru tant de territoire. Même en répétition, même en recherche, même sans public, on est bien au théâtre, le voyage est dense.

15h15. Reprise des répétitions, en présence de l’auteur, Roland Fichet. À propos du personnage du fils Nil qui est excité par le carnage qu’ils ont fait des animaux, il rappelle que dans les croyances populaires de nombreux pays, les parties génitales des boiteux sont plus nourries, plus vigoureuses, par compensation de la faiblesse de leur jambe. En tout cas, une relation privilégiée à la jouissance sexuelle leur est prêtée : « Qui n’a pas couché avec une boiteuse ne connaît pas Vénus » dit un proverbe italien. Ce qui permet de clore (très provisoirement) la première scène (père-fils).

Scène 2 (Iche-Kalonec) : arrivée de la jeune fille. La situation se précise. Sur la lancée du vieux blanc exploitant-exploiteur en Afrique, parti en France pour se faire soigner (rafistoler), juste après avoir froidement supplicié sa « chienne fidèle » à mort, sa famille (son clan) extermine tous les animaux du ranch, rase les entrepôts, et construit un gigantesque mur avec les corps des animaux concassés en guise de briques et de mortier. Le carnage semble avoir été déclenché par le départ de Willi, le fils albinos de Fricaine (la compagne du vieux Kalonec), le chanteur du côté des animaux, que tous recherchent, et Kalonec au premier chef, qui est revenu pour l’emmener avec lui à Paris et en faire une star de « boîte de nuit ».

Arrivée, donc, d’Iche, la jeune fille. Frédéric Fisbach précise qu’il y a quelque chose d’adolescent chez elle, dans son désir de bouger, de partir. Quand elle entre, il demande à la comédienne de chasser le fils avec davantage de brutalité. Son entrée réactive un ancien rapport de tripotage, mais sur un mode inattendu, la comédienne est comme détachée : en écho à cela, l’auteur fait remarquer le passage incessant du vouvoiement au tutoiement dans la parole d’Iche, qui ouvre un jeu entre intimité et distance dans le rapport au vieux. Quand elle montre le mur (qu’on ne voit pas, qui est là où se tiendra le public, il est à la place du « quatrième mur ») à Kalonec, elle le met face à sa responsabilité, à sa culpabilité.

Scène 3 : entrée de Fricaine. On bascule dans un autre rythme, un autre type de dialogue ; il y a surtout du silence, par contraste avec les deux précédentes, cette scène est économe en son, la parole a du mal. C’est là que les rapports historiques, politiques et économiques occident/Afrique sont le plus interrogés (à travers la relation d’amour/haine entre Kalonec et Fricaine). C’est également cette scène qui convoque le plus la dimension mythique. Roland Fichet parle de Médée qui, depuis qu’elle connaît Jason, est coupée de tout (sa famille, son pays), « surtout intimement ». Et elle détruit le fruit de leur relation, ce qu’elle a de plus cher (les enfants). De ce qu’ils avaient produit ensemble, Fricaine et Kalonec ont tout détruit ; ne reste que Willi, l’enfant qu’ils ont renié, maudit (« les albines c’est des punis »), qui est le chant (« vertical »), l’âme (anima), qu’ils ont perdus et qu’ils recherchent maintenant désespérément.

La journée de répétition se termine sur un travail du dialogue de la fin de cette scène en italienne, pour gagner le rythme nécessaire à l’intensité de l’acte commis (le meurtre de Kalonec). Frédéric Fisbach distingue deux plans dans l’espace : devant, Kalonec et Fricaine qui fait le geste de le dépecer, lieu du calme et du sacrifice tragique, et derrière, le chahut comique des adolescents Nil et Iche qui veulent leur part du gâteau.

Fin de la journée.