(Extrait du journal du Théâtre Vidy Lausanne : conversation entre Roland Fichet, auteur de la pièce « Animal » et directeur du Théâtre de Folle Pensée, et René Zahnd, directeur adjoint du Théâtre Vidy Lausanne, propos recueillis par René Zahnd, janvier 2005.)

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Auteur dramatique fécond, directeur de compagnie, metteur en scène, concepteur de projets : Roland Fichet développe une pratique du théâtre sans demi-mesure. L’engagement est multiple, passionné. Avec Animal, donné en création au bord de l’eau avant de sillonner la France, le public lausannois découvrira cet écrivain. D’une langue très travaillée, musicale, la pièce raconte l’ultime voyage d’une sorte de tribu. Nous sommes quelque part en Afrique, après la Catastrophe, parmi des survivants qui vont égarer leurs derniers rêves au bord des routes. C’est Frédéric Fisbach, futur artiste associé Festival d’Avignon en 2007, qui façonnera le passage de l’écrit à la scène. Mais, en attendant, la parole est à l’auteur.

Comment présenteriez-vous votre compagnie ?

Cette compagnie que j’ai créée en Bretagne s’appelle le Théâtre de Folle Pensée. Elle met en scène des pièces d’auteurs vivants et pas uniquement les miennes. Ce qui a été le plus marquant dans les années 1990-2000 a été une série de créations appelées Naissances, qui ont charrié des textes d’auteurs français et étrangers. Pendant un peu plus de dix ans, nous avons donc créé des événements autour de pièces contemporaines. Certains écrivains ont accompagné ce parcours de manière très présente, notamment Jean-Marie Piemme. Avec d’autres, on fait un bout de route ensemble, on se sépare, on se retrouve. C’est le cas, par exemple, avec Noëlle Renaude, Philippe Minyana ou Michel Azama. La question de base est une question simple, qui concerne tout le théâtre, mais que nous avons essayé d’aborder plus spécifiquement à partir des écritures d’aujourd’hui : comment lève-t-on la matière d’une page pour la mettre sur une scène ? Comment, à partir de formes d’aujourd’hui, souvent éclatées, explosées, qui fonctionnent sur des principes qui ne sont pas toujours indexés aux canons classiques, comment répondre par des formes théâtrales à ces propositions écrites, y compris dans le rapport aux architectures, aux différents types de public ? À l’intérieur de cette structure, je suis l’architecte des principes de travail et j’appelle des metteurs en scène à y rentrer. Parmi eux, il y a eu, notamment, Robert Cantarella, Annie Lucas, Julie Brochen ou Stanislas Nordey. Si on veut vraiment être attentif à ce qui se passe dans une pièce de théâtre d’aujourd’hui, il faut la laisser venir, avec éventuellement des propositions qui déplacent les réflexes habituels du théâtre, c’est-à-dire les comportements vis-à-vis des acteurs, des espaces ou des publics.

C’est donc un travail que vous poursuivez ?

Folle Pensée est un moyen de poursuivre un chantier continu, qu’on retrouve régulièrement, qui nous place dans une situation de réflexion permanente sur ce qui s’écrit. L’avantage, pour moi, est d’être en dialogue avec les écritures contemporaines, un dialogue assez concret. Aujourd’hui, notre travail s’articule autour de deux axes. D’une part, j’ai constitué un groupe de jeunes auteurs. D’autre part, toute une activité s’est développée en Afrique, en essayant de mélanger des personnes d’origines très diverses. Depuis quelques années, nous créons donc des spectacles en France et en Afrique, avec des équipes mixtes.

D’où vient cette relation privilégiée avec l’Afrique ?

Je me sens Africain pour plein de raisons, liées à mon enfance, ma famille… Ma famille est très enracinée dans la ruralité bretonne, mais elle a essaimé dans plusieurs endroits du monde, dont l’Afrique. Il y a des missionnaires, mais pas uniquement ! Deux des frères de mon père étaient bouchers, l’un au Cameroun, l’autre en Haute-Volta ! Etre en relation avec l’Afrique, pour nous, n’avait donc rien d’exceptionnel. Dès l’enfance, toute une imprégnation s’opérait. Et puis les Bretons sont un peu les Africains de la France ! Enfin, on pourrait continuer longtemps sur ce thème ! La question fondamentale est : comment être très proche de soi en allant le plus loin possible ! Et personnellement, je ne vois pas comment on peut faire du théâtre ou écrire sans faire ce type de mouvement. Dans ma pièce, Animal, un personnage est apparu qui s’appelle Fricaine, alors qu’à l’origine, la pièce se déroulait en Bretagne. Je me suis dit, bon, puisque ce personnage s’appelle Fricaine, il faut aller en Afrique… De toute façon, je voulais y aller depuis longtemps !

Animal se ressent très fortement de cette rencontre avec l’Afrique.

Oui. Quelqu’un me faisait remarquer que j’étais rentré pour la première fois d’Afrique le 11 septembre 2001, qui est date tout de même inscrite dans les mémoires, et que j’ai terminé Animal le 11 septembre 2004 ! Pour ce qui est de la présence de l’Afrique dans mon écriture, je dirais que c’est peut-être d’abord une question de langue, de voix, de son. Le résultat n’a évidemment rien à voir avec ce qu’on entend dans les régions rurales de Bretagne ou dans les cafés de Paris. Ce n’est pas non plus la langue de l’Afrique francophone, c’est encore autre chose, mais qui entend tout ça.

Une langue que vous avez inventée ?

Une langue que j’invente, pour cette pièce, mais qui entend beaucoup de rumeurs, en particulier l’extraordinaire émotion de ces gens-là, qui fait qu’ils peuvent crier, hurler, murmurer, gémir, qu’on a une chose en rapport avec l’animal. L’animal ne parle pas tout à fait, mais il gémit, il aboie, il grogne, il miaule, il piaule, il caquète. Il y a donc du son. Le son animal suffirait sans doute pour du théâtre. J’y ai pensé, d’ailleurs : faire une pièce avec uniquement du son animal. D’autant plus que je viens d’un pays où il y a des femmes, connues de l’ethnopsychiatrie, qu’on appelle les aboyeuses ! Ce son-là, cette matérialité du son, et du son qui prend sens, elle est très présente chez tout le monde, d’autant plus lorsqu’il y a une espèce de débordement émotionnel. On se met à crier parce qu’on est furieux, qu’on a peur, qu’on veut retenir quelqu’un. Tout ça m’importe. Il y a un corps humain qui est dans le son. Il s’agit de voir comment les gens sonnent le mot, comment ils le respirent, comment ça butte, comment ça coule. Dans Animal, mes personnages sont traversés par le chagrin. Ils ne sont pas aimés. Mais ils sont pleins de vitalité. Ils défendent leur peau à chaque mot. Chaque mot est une conquête, un petit jet de lumière dans leur chagrin extraordinaire. Cette histoire de langue, de mots, d’émotion est très forte en Afrique. Ce côté-là est pour moi fondamental. J’ai mis quatre ans à écrire Animal, parce que chaque phrase est une partition sonore. Ce n’est pas seulement une histoire. L’histoire est profondément traduite dans le rapport aux mots et aux phrases des personnages.

Est-ce l’histoire qui génère cette langue, ou l’inverse ?

Indécidable ! Il faudrait parler de comment tout ça s’écrit. Je suis lieu de passage, avec un tamis le plus fin et le plus singulier possible, mais je ne suis jamais que lieu de passage. C’est pourquoi, aussi, je suis parti en Afrique entendre le heurt des mots, les rires énormes, être dans la chaleur humaine, la survie, l’incroyable vitalité que donne la survie, cette espèce d’endroit de bascule où on ne sait pas si on sera mort demain. Pour revenir à la question, est-ce l’histoire qui fait la langue ou la langue qui fait l’histoire, en réalité le moment le plus intéressant, pour moi, est dans l’indécidable. En tout cas, il ne s’agit pas d’explications sur quelque chose. Humblement, j’essaie de traduire ce que je perçois et pas de faire une thèse.

Cette pièce, Animal, représente-t-elle une étape charnière dans votre œuvre ?

Certainement. C’est une étape très importante, par l’ampleur que je lui ai donnée, par le temps que j’y ai passé, par le fait que je l’ai reprise plusieurs fois. Je travaille aussi avec un metteur en scène qui a une grande visibilité, qui prend son temps, qui est un type extraordinaire, avec une écoute du texte d’une qualité rare. J’ai donc été libéré par cette relation. J’ai sans doute pu m’aventurer plus loin que précédemment. Le sens que produit la pièce m’importe, mais la langue dégage aussi du sens qui m’échappe. Il y a un va-et-vient entre les deux. Je dirais donc que c’est bel et bien une rupture, mais comme il est naturel qu’il y ait des ruptures, parce qu’on travaille toujours un peu contre ce qu’on a fait avant. C’est aussi un rassemblement de choses que j’ai faites en petit, puisque j’ai beaucoup travaillé sur des formes brèves, avec la recherche d’un équilibre intime entre le sens et le son. Là, j’ai eu la possibilité de le développer en majeur.

Alors est-ce plutôt un aboutissement !

Peut-être, oui ! Je ne me satisfais jamais d’une position qui serait une position qui n’assumerait pas l’intensité de cette contradiction initiale : être à la fois en vie et au bord de la mort, être à la fois menacé et dans la vitalité. La notion de catastrophe, qui est au cœur d’Animal, je l’ai ressentie de façon très puissante ces dernières années. Elle provoque une espèce de réaction de l’humain. La catastrophe a eu lieu, mais cette situation est intimement liée avec une pulsion de vie. On se rend compte de ça : on passe au travers, on n’en ressort pas indemne, mais on vit quand même !

 

Lectures :
Tous les textes de Roland Fichet sont publiés aux éditions Théâtrales : Animal, 2005 ; Terres promises, 2000 ; Quoi l’amour, 1999 ; Petites comédies rurales, 1998 ; Suzanne, 1993 ; La Chute de l’ange rebelle, 1990 ; Plage de la libération, 1988 ; De la paille pour mémoire, 1985.