Couverture Lexi/textes 8

(Notes de Roland Fichet publiées in Lexi/textes 8, Éditions de l'Arche - Théâtre National de La Colline, septembre 2004.)

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Notes ? menus évènements, pensées saisies au vol, figures en mouvement, regards, gestes, dialogues fictifs ou reconstitués… Et toujours nous accompagnait pendant cette tournée théâtrale cette pièce : Animal.
D’Animal se pourrait être le reflet dans une vitre de fragments de paysage… Du 13 février au 13 avril 2004 : Représentations en Afrique de Pièces d’Identités du Théâtre de Folle Pensée. Circuit : Burkina-Faso, Niger, Bénin, Burkina-Faso, Niger. Artistes compagnons de tournée : Kouam Tawa (K.T.), Alfred Dogbé, Martin Ambara (M.A.), Wakeu Fogaing (W.F.), Monique Lucas, Charline Grand, Mathieu Montanier (M.M.), Ese Brume, Kocou Yemadjé, Boubakari Oumarou dit Béto, Toudeba Bobelle, Fatima Ouedraogo, Aissa Ide, Fati Halidou.


– 1 –
Ouagadougou. 18 février 2004.
Burkina-Faso.

R.F. – Se déplacer. Déplacer quelque chose.
K.T. – Pour écrire ?
R.F. – Au moins déplacer des mots. Entendre le déplacement des mots.
K.T. – Le trafic des mots.
R.F. – Le trafic des mots dans les bouches de Ouagadougou.

En septembre 2001, quand Roland Fichet décomposait et recomposait les scènes et les espaces de sa pièce Animal, Kouam Tawa l’a baladé à travers le Cameroun sur les traces des Kalonec, Fricaine, Nil, Iche, Willi, Chienne… Ensemble ils sont allés respirer l’air d’un petit royaume hors du temps, à Foumban, chez le sultan Njoya. En septembre 2003, ils ont écrit côte à côte dans une maison d’un quartier périphérique de Ouagadougou : Pissy. Ils se sont lus des fragments, des notes, des bouts d’histoires. À Pissy, Kouam Tawa a tracé les premières lignes de Revanche(s) et Roland Fichet du Chemin de Croix de Crédonia (Ne t’endors pas).

Note.
Ici je remue. Mon corps remue. Je fais des rêves que je n’ai jamais faits. Je vois des corps que je n’ai jamais vus et qui pourtant me rappellent quelque chose. Sans doute les corps de mon enfance bretonne. La densité des corps de mon enfance. Me frappent aussi la rudesse et le désarroi de ces corps, le passage brutal de l’énergie la plus vive à l’affaissement ou au sommeil, les éclats de voix, la virulence verbale.
La rue crépite de mots, de sons, de cris. Chaque personne bricole son idiolecte. Les mots que respirent ces corps je les connais et je ne les connais pas. Des mots français noyés dans des langues insaisissables. Les jeunes garçons qui marchent à côté de moi dans la rue, me présentant moult merveilles artisanales, rusent avec les mots, avec la syntaxe, avec le sens. La langue qu’ils parlent est guerre. Pour eux la survie et les mots ont partie liée. L’étranger, le blanc, est un client. Il faut appâter, séduire, saisir, tenir. Ce sont des guerriers de la langue, d’une langue vitale. Le rapport établi doit être rentable. Ils ont besoin d’emporter le morceau.


– 2 –
Sur la route. 21 février 2004.
Trajet : Ouagadougou-Niamey.

Le car qui depuis le petit matin secoue les tripes de sa quarantaine de passagers tombe en panne. Il a fait de son mieux mais, vu son âge, tenir par une pareille chaleur jusqu’à Niamey c’était trop lui demander. Halte de trois heures aux abords d’un village. Des cases disposées autour d’une cour : habitations en terre, petits greniers ronds sur échasses dressés comme des marmites géantes coiffées de couvercles en paille.
Brèche. Suspens.
Des femmes colorées passent avec sur la tête des récipients, du linge, des sacs. Lignes en mouvement à la limite de l’irréalité. Ces femmes qui marchent ont naturellement un rythme antique. Un groupe d’enfants tourne autour d’une mama assise sous un arbre. La mama m’invite à venir près d’elle. Un jeune garçon va me chercher un siège dans une des cases du village.
Toutes ces personnes habitent la fatalité. Elles s’y meuvent sans insister. Discrétion sur la terre de ces femmes et de ces hommes.
Kouam Tawa descend enfin du car. Il a tenté de profiter de notre station forcée en pleine nature africaine pour proposer le mariage à une jeune femme béri-béri qui en est déjà aux menaces : « Si tu m’es infidèle je t’égorge. J’ai un couteau dans mon sac. »
Trois heures plus tard un car de fabrication allemande bourré jusqu’à la gueule de sacs, de bassines et de passagers nous prend à son bord et nous transporte jusqu’à la frontière du Niger. Débarqués de nuit nous cherchons un gîte.


– 3 –
Étranges tous les jours.
2 mars. Niamey. Niger.

Tous les soirs, vers 18 heures, sur la colline de Niamey où a été construit le théâtre du Centre Culturel Franco-Nigérien, brutalement nous tombe dessus une odeur de viande faisandée, une puanteur âcre. Un acteur nigérien éclaire notre lanterne : « C’est l’heure des carcasses et des animaux morts sur la colline d’en face. »
Sur la colline d’en face il y a le musée-zoo. Le musée-zoo abrite quelques lions pathétiques. À dix-huit heures on leur livre leur viande quotidienne.
Je pense aux cages vides, à l’odeur dans Animal. J’imagine l’arrivée de Kalonec dans ce qui fut sa concession, son domaine, son empire.


– 4 –
Étranges tous les jours.
4 mars - Niamey - Niger.

Isaac, un Nigérien, cuisinier de son état, que je croise tous les matins, se plaint du vent : « C’est pas le temps du vent, c’est pas son jour. Hier, c’était le jour du mouton, après le jour du mouton c’est la pluie qu’on attend, la pluie pour nettoyer. À la place de la pluie c’est la poussière qui vient, la poussière du désert, c’est la maladie. Voilà c’est la maladie.
– La maladie ?
– Oui, la maladie. »
Ai-je entendu cette phrase avant de commencer à écrire Animal ?
Peut-on imaginer qu’une phrase vous atteigne plusieurs années avant d’être prononcée ?
Isaac ? Pour un peu il se serait appelé Abraham.


– 5 –
5 mars.

Un atelier de cordonnerie à Niamey. Une douzaine de Nigériens fabriquent des objets en cuir : sandales, ceintures, sacs, cartables etc. Je les regarde travailler. L’art de la découpe. L’art de l’assemblage. La netteté du geste.
Enfant, j’essayais de me faire oublier dans la cordonnerie de Sylvestre Izel à Saint-Brieuc de Mauron, j’observais ses gestes, je humais l’odeur du cuir, je touchais les licols, les harnais, les brodequins…
Cette phrase lue il y a longtemps : « Je fais confiance à quelqu’un qui sait faire tout un objet, toute une chose, à quelqu’un qui sait faire entièrement quelque chose, toute une chaussure, tout un meuble, tout un livre, toute une machine… »


– 6 –
Sur la route.
6 mars 2004. Trajet : Niamey-Cotonou.

Très grand car. Nous sommes partis, Kouam Tawa et moi, de Niamey, à six heures du matin. Arrêt vers midi à Parakou, ville du Bénin. Une grande bière (béninoise) et du riz-sauce dans un restaurant rudimentaire. Des plats servis derrière un comptoir. Vaisselle en aluminium. Aux tables les voyageurs et les voyageuses : des femmes enroulées dans de vastes tissus colorés. D’un mouvement, avant de s’asseoir, elles glissent sur leur ventre l’enfant qu’elles portent dans le dos, solidement soutenu par le pagne maternel.
Ouf des toilettes ! Derrière un bâtiment plusieurs cabines mais une seule de disponible. Toutes les autres sont cadenassées sauf une douche où s’ébrouent, riant aux éclats, deux jouvencelles nues aux seins intacts.
Nous sommes cinq ou six sous le soleil devant les cabines dont un vieux qui titube et une matrone avec béquilles. Nous tenons à la main un récipient en plastique bicolore, jaune et vert, en forme de bouilloire. Dedans l’eau miraculeuse. Fragilité de l’humain aux prises avec les exigences de ses intestins. Attention aux bruits et aux mouvements. Solitude.


– 7 –

K.T. – Hypothèse : la sauvagerie de l’Animal, de l’homme-Animal c’est ce que la civilisation (le corps conforme mondialisé) ne peut plus supporter.
R.F. – On pourrait en dire autant pour les mots. Les mots-animaux font peur.
K.T. – Trop de corps ?
R.F. – Trop chargés sexuellement sans doute. Oui c’est ça : trop de corps. Le cyber-capitalisme s’attaque à ce « trop de corps », à cette « sauvagerie » avec efficacité. Il va la coder cette « sauvagerie » et la digérer quartier par quartier.
K.T. – Ici ça ne marchera pas. Ici le corps submerge tout. Il déborde. Il excède même le cyber-capitalisme.
R.F. – Tous ces corps partout dans les rues, dans les taxis, dans les camions, tous ces corps qui marchent…
K.T. – L’excès de corps fait du bien.
R.F. – Intuition (provisoire) : la présence proliférante du corps sexué et sexuel rend la vie possible.
K.T. – Appliquée aux mots ça nous emmène où cette intuition ?


– 8 –

Note.
La surface.
Examiner la surface.
Sur un continent comme l’Afrique la pente naturelle c’est de chercher le dessous des choses, de soupçonner partout de l’invisible.
Une partie des gens que je rencontre aiment parler de rites, de mystères, de transmissions secrètes, d’un dessous des choses, des êtres, des comportements ; d’extraordinaires savoirs s’y trament, assurent-ils.
Regarder ce qui affleure à la surface, ce qui est visible à la surface.
Explorer la surface suppose un mouvement du regard. Etre attentif à ce mouvement, s’entraîner. Un regard qui a du goût pour la peau des choses.
La surface est profonde.
Les mystères s’étalent sous nos yeux.
C’est vrai pour le texte ?
C’est vrai aussi pour le texte.


– 9 –
Sur la route.

Des chèvres, des chameaux, des vaches superbement cornues traversent de temps à autre la route. Amadou klaxonne, effraie les bêtes qui (lentement) hâtent le pas. Quelquefois un âne. Lui, impassible, reste planté là au-milieu de la route, ne bouge ni pieds ni pattes. Le chauffeur le contourne.


– 10 –

R.F. – Je dis : une pièce de théâtre a un corps.
K.T. – Précise.
R.F. – Une pièce de théâtre, juste et nécessaire autonome, a un corps, un corps qui sur la scène se dresse, devient visible : « Lève-toi et marche ».
K.T. – Je dis : si elle a un corps je peux la désirer.
R.F. – L’épaisseur physique de cette pièce que je vois, son poids, sa ligne, sa forme, ses ondulations, le flux de mouvements qui l’animent…
K.T. – Ses parties intimes… Peut-on les dévoiler ? Comment les dévoiler ?
R.F. – Les parties intimes d’une pièce de théâtre ne peuvent être vues, regardées que dans un lieu qui les protège, qui nous protège, elle, la pièce de théâtre et moi, celui qui la regarde.
K.T. – Voiler, dévoiler… un vrai enjeu de mise en scène.
R.F. – Sujet de réflexion pour metteur en scène : que faut-il dévoiler ?

Plusieurs jours plus tard, devant un bidon-brasero au coin d’une rue. Un costaud en maillot de corps blanc nous prépare des petits morceaux de mouton qu’il dispose dans du papier marron (ce papier qualifié de craft en France). Sur le papier à côté des morceaux de mouton du piment en poudre.

R.F. – Dévoiler les parties intimes d’une pièce de théâtre est rarement possible. Il faut pour cela créer les conditions de l’intimité, la confiance que suscite une intimité véritable, le désir du don.

Martin Ambara qui mange son omelette se moque :

M.A. – Tous les spectacles ne sont pas des strip-tease.

Kouam Tawa, qui se demande si on doit s’en réjouir ou le regretter :

K.T. – Tous les spectacles ne sont pas des actes d’amour.


– 11 –
Étranges tous les jours
16 mars. Au Bénin. En pleine rue de Cotonou.

Pierre Ahoudjinou, taximan, et moi. Nous nous accoudons à une grande cage métallique grillagée qui, selon toute vraisemblance, n’a pas servi à enfermer un tigre mais probablement ce qu’on appelle un « groupe électrogène ». Deux types s’approchent et nous demandent un premier renseignement. Puis deux autres : un français barbu et un canadien pâle. Leur problème : traverser le Nigéria. Ils veulent se rendre au Gabon. Nous estimons les risques des différentes hypothèses. Un africain me présente une statue. Une femme-chienne. Fendillée de partout. Altière. Superbe. Je pense illico à Chienne dans Animal.
– D’où vient-elle ?
– Du Congo.
– Elle a été volée ?
– Oui. Il y a la guerre au Congo c’est facile de piller, cette statue a été volée là-bas il y a quelques semaines, moi je l’ai achetée.


– 12 –

R.F. – Cette statue : un texte qui affiche ses déchirures, sa division. Un texte qui expose son histoire, les coups reçus, les traces du voyage. Dans Animal le personnage Chienne est sculptée dans la déchirure.
K.T. – La déchirure se propage dans tout le texte de Animal. La déchirure constitue le récit, elle l’engendre.
R.F. – Le texte de Animal résiste aussi à la déchirure.
K.T. – Il s’ébroue dans la déchirure. Carrément.
R.F. – Contre la déchirure. Il se constitue avec la déchirure, dans la déchirure, mais aussi contre la déchirure. La parole lutte contre la déchirure : la parole, aussi rompue soit-elle, mobilise son élan, sa puissance, sa poésie contre l’éclatement, contre la séparation.
K.T. – Tu veux dire qu’il y a un grand désir d’union, d’unité dans Animal. Je suis d’accord. Ce désir tend les personnages, les pousse dans la cabine téléphonique de la dernière scène.
R.F. – Il tend aussi les phrases. Il tend les ensembles de mots. Les personnages jubilent de joie à chaque mot arraché, à chaque groupe de mots articulé.

Passe un marchand de ceintures qui réussit à nous vendre deux ceintures en peau de serpent.

R.F. – La survie des personnages de Animal se nourrit de la tension vers la phrase, vers le récit.
K.T. – De la tension vers le chant plutôt, vers Willi.
R.F. – Leur vitalité se soutient de la lutte qu’ils mènent pour la reconstruction de la phrase, pour la continuité menacée.
K.T. – Les mots de Animal sont rebelles dans l’âme. Certains s’échappent, battent la campagne, glissent dans le chant, s’élèvent à la verticale. Oui, oui, moi je les sens rebelles comme Willi.


– 13 –
Étranges tous les jours.
19 mars. Porto Novo.

Une petite place. D’un côté de cette petite place de Porto Novo un temple vaudou, de l’autre le Centre Culturel-Théâtre de la ville où nous représentons nos spectacles. Pendant que les acteurs de Pièces d’Identités allument des lampes à pétrole sur la façade du théâtre et tout le long de la rue, la procession vaudou déambule : une cinquantaine de personnes, des statues portées sur la tête et sur les épaules, des percussions, des vêtements colorés, de très vieilles femmes, des prêtres vaudou en habits que j’imagine sacerdotaux.


– 14 –
Sur la route.
30 mars.

Une femme à genoux sur la terre nue, seule, loin de toute habitation. Le vent gonfle ses vêtements. Elle prie toutes voiles dehors.


– 15 –

Note.
Le voyage de Samuel Beckett en Allemagne en 1936 et 1937. Les musées qu’il visite. Les tableaux qu’il regarde avec une minutieuse attention à Hambourg, Brunswick, Berlin, Halle, Weimar, Erfurt, Naumburg, Leipzig, Dresde, Ratisbonne, Munich.
James Knowlson : « Il consacre la majeure partie de son temps à visiter galeries et musées, toujours seul. »
Samuel Beckett (à propos des toiles de Karl Ballmer vues à Hambourg) : « Il ne me viendrait pas à l’idée de qualifier d’abstraite cette peinture. Du concret métaphysique. Peinture pleinement à posteriori. L’objet n’est pas exploité pour illustrer une idée, comme par exemple chez Léger ou Baumeister : il est premier ».
Samuel Beckett : « Il s’avère, comme je le savais avant même de le commencer, que j’ai entrepris ce voyage pour partir, pas pour arriver. »


– 16 –
2 avril. Zinder.

Repas avec les camerounais de la troupe, Wakeu Fogaing, Martin Ambara et Kouam Tawa, humains infatigables, artistes-chercheurs, compagnons de route depuis 2002.

R.F. – Des camerounais ? Des footballeurs camerounais ? Où vous les avez trouvés ?
W.F. – On est tombés sur l’un d’entre eux. Il nous a conduits vers les autres. Une dizaine. Ils n’ont plus rien.
R.F. – Qu’est-ce qu’ils font à Zinder ?
M.A. – Ils marchent vers l’Europe. Ils ont une idée fixe : devenir footballeurs professionnels en Europe.
R.F. – Pourquoi pas au Cameroun ?
K.T. – Leur constat est radical : Au Cameroun, nous ne sommes pas dans le bon marigot, tous ceux qui pourront nous écraser le feront à coup sûr, pas d’issue.
R.F. – De leurs pieds et de l’Europe ils attendent le succès, la gloire et l’argent ?
K.T. – Ils y croient dur comme fer : une autre vie viendra, elle est là au bout du chemin, c’est seulement une question de ténacité, de ruse, de temps.
M.A. – De chance aussi.
W.F. – Ils n’ont qu’une obsession : sortir d’Afrique. Ils sont prêts à tout pour sortir d’Afrique.
R.F. – Prêts même à sortir de ce monde ?
W.F. – Peut-être. Ils ont conscience qu’ils risquent d’y laisser leur peau. Dans le ventre de ces gars-là, il y a quelque chose qui les pousse, comme un réflexe Animal. Un réflexe supérieur de vie.
K.T. – Ils misent tout pour que quelque chose se passe dans leur chienne de vie.
M.A. – Quelque chose se passe.
W.F. – Ils se sentent doués. Ils ont dans le corps un don. Ils ne peuvent pas l’exprimer. Ils ne veulent pas renoncer.
K.T. – Ils sont entrés sur un vaste terrain de jeu. Il y a des frontières, des surfaces interdites, des hors-jeu, des cartons jaunes et des cartons rouges, des éliminations.
M.A. – Il y a aussi la surface de réparation et le but en or.

Nous sortons du restaurant. Quatre motos-taxis nous baladent dans les rues de Zinder, ancienne capitale du Niger, qui à cette heure-là somnole adossée à son sultanat.


– 17 –
Étranges tous les jours.
3 avril. Zinder.

Récit de Kouam Tawa.
Le vieux, malade d’amour depuis trente ans, est couché sur son lit. Kouam Tawa est là, assis à ses côtés. Il regarde le Vieux. Il s’inquiète. Il a l’air au bout du rouleau le Vieux, passera-t-il la nuit ? Le Vieux parle : « Soulève ma chemise, Kouam, regarde mon nombril. Est-il toujours à l’intérieur de la peau du ventre ou est-il sorti à l’extérieur ? » Kouam Tawa soulève la chemise, examine le nombril : « Il est toujours à l’intérieur. » « Alors tu peux partir tranquille, dit le Vieux, je ne mourrai pas cette nuit. »


– 18 –

Le 2 avril les six footballeurs nomades viennent voir Pièces d’Identités au Centre Culturel Franco-Nigérien de Zinder. Impeccables dans leurs t-shirts immaculés ils assistent à tous les spectacles. Dans ce public, varié, juvénile, ils apportent leur irréductible poésie, ils incarnent la fragilité essentielle.

K.T. – Vous êtes passés par où ?
Footballeur 1. – Première destination : Kano au Nigéria. Tu traverses le Cameroun, tu franchis la frontière Cameroun/Nigéria, tu rejoins Kano au nord du Nigéria. De Kano tu passes au Niger, direction Zinder.
W.F. – Et maintenant ?
Footballeur 2. – Prochaine étape : Agadez. Et de Agadez Tamanrasset en Algérie. De l’Algérie nous passerons au Maroc et du Maroc en Espagne. N’aie pas peur, je me dis, mais j’ai quand même peur de l’étape Agadez-Tamanrasset. Les algériens n’aiment pas les Camerounais, du coup on se bricole des identités maliennes et musulmanes, on change de nom, on se fait fabriquer des papiers, on apprend le coran et les prières.
K.T. – Ou dormez-vous ?

Celui qui parle déplace sa chaise, va s’asseoir un peu à l’écart, se prend la tête dans les mains, dit enfin :

« Il me demande où je dors. »

Il raconte :

« J’habitais au Cameroun une maison bien équipée. Le soir, assis dans mon fauteuil, je tenais deux télécommandes, une dans chaque main. Le 8 février, j’ai fêté avec ma femme l’anniversaire de ma petite fille. Le 9 février au matin, j’ai dit à ma femme : « Prends notre petite fille et va au village chez ta mère, je pars en Europe, je reviendrai. » Je suis parti le jour même. Où je dors ? Je dors par terre au milieu des mouches. Je n’ai plus rien. Mais plutôt mourir que de reculer. Je suis là. »


– 19 –
Sur la route.
4 avril. Trajet : Zinder-Agadez.

Juste avant que l’un des deux mini-bus ne s’enlise dans les sables du Sahara (qui nous souhaite ainsi la bienvenue) j’accepte d’embarquer un militaire en tenue avec fusil et munitions. L’officier qui m’en a fait la demande nous souhaite chaleureusement de belles représentations à Agadez. Mathieu Montanier s’inquiète. Est-ce que l’arrivée de ce militaire dans le mini-bus où il se trouve signifie que je crains une attaque en rase campagne ?


– 20 –
Étranges tous les jours.
5 et 6 avril. Agadez. Porte du Sahara.

Partout des têtes enroulées dans de longs turbans. Partout des touareg. Chèches, croix d’Agadez, de Timia, de N’gall, poignards, bagues du désert, dents de dinosaures (!) passent des mains des marchands dans celles des saltimbanques. Qui est le plus nomade des deux : l’acteur ou le touareg ?


– 21 –
5 avril. Agadez.

Mathieu Montanier vient d’acheter un chèche couleur moutarde de trois mètres. Il tente de l’enrouler autour de sa tête. Il étudie la technique locale.

Mathieu Montanier. – Willi dans Animal c’est l’ange rebelle.
R.F. – Ah ah
M.M. – Animal pourrait avoir pour titre : La Chute de l’Ange Rebelle.
R.F. – Ah ah
M.M. – Le secret familial. Ce qui est dit. Ce qui est inter-dit. Je lis Animal. (Je me prépare à jouer Chienne.) La légèreté de la folie. La démence familiale naturelle.
R.F. – Ah ah
M.M. – La famille. Ses membres. L’air qu’elle respire. Les membres de la famille se coulent avec délectation dans la démence familiale, c’est bien connu.
R.F. – Ah ah
M.M. – Le secret et la démence ça va de pair, ça marche ensemble.
R.F. – Ah ah
M.M. – À la jonction du secret et de la démence quelque chose se révèle, quelque chose prend feu. Tous les personnages de Animal sont là. Ils en sont là et ils sont là.
R.F. – Ah ah
M.M. – Les sons qui sortent de leur bouche sont l’écume de leur folie intime. Cette folie intime déborde, donne le tournis, le vertige. Cette folie est nourrie par le secret, c’est le secret qui la nourrit.
R.F. – Ah ah
M.M. – Grâce à la douce folie des sons et des mots le secret peut s’épancher, se déployer, s’exposer, c’est Willi sur son hamac au milieu du fleuve.
R.F. – Ah ah
M.M. – Ce chant du secret on l’entend, on le ressent, on le perçoit… Willi… Willi donne un corps quasi-mystique à ce chant du secret, un corps qu’on entend mais qu’on ne peut pas saisir.
R.F. – Ah ah
M.M. – Dans Animal sous le chant ça patauge : condition humaine.
R.F. – Tu as commencé par parler de La Chute de l’Ange Rebelle
M.M. – Valérie Dréville dans La Chute de l’Ange Rebelle jouait ça : ce rapport démence/secret.
R.F. – Tu l’as vue jouer ça ?
M.M. – Non, mais toi si, toi tu l’as vue.


– 22 –
6 avril.

Les acteurs enturbannés à la diable errent dans l’immense stade : c’est vraiment ici que nous allons jouer ? Monique Lucas, d’attaque comme toujours, dispose le matériel, organise. Charline Grand, Toudeba Bobelle, Kocou Yemadje prennent leur courage à deux mains : ils réparent une par une la centaine de lampes à pétrole (boite de lait + tube à colerette + grosse mêche d’étoupe) que quelques jeunes gens habiles nous ont fabriquées à Porto-Novo. Nous avons avec nous deux horiziodes (projecteurs). Nous achetons des lampes-torches.
Le soir venu nos lampes signalent et architecturent des espaces de jeu dans tout le site. Nous jouons d’abord les quatorze petites pièces de Fenêtres et Fantômes. À chaque station nous installons le public sur des nattes. La lumière des lampes tremble sur le visage des acteurs. Magie.
La lune est pleine et dedans il y a un gros lièvre.


– 23 –
Etranges tous les jours.
Tog-Bin. Bénin. 9 mars et 20 mars.

Un enfant, d’une agilité de gymnaste, grimpe le long du tronc d’un cocotier dont la coiffe de palmes et de noix de coco frémit à plus de dix mètres du sol. Il décroche des noix de coco, profilées comme des obus. Son frère, en bas, armé d’une machette ouvre les noix de coco avec une précision de chirurgien. Le jus d’abord, la chair blanche ensuite éblouissent nos papilles. Ese Brume vient de sortir de l’Atlantique. Cette côte c’est chez elle, tu la suis tu es au Nigéria. Elle ruisselle encore quand elle salue Alougbine Dine, le maître des lieux. Nous sommes à Tog-Bin, village de pêcheurs, entre Cotonou et Ouidah. Ici s’élève une grande maison blanche, une maison-théâtre. Alougbine Dine a rêvé d’y fonder une école.
Quelques jours plus tard les acteurs murmurent dans la maison et tout autour de la maison les petites pièces de Fenêtres et Fantômes. Fantômes ils le sont, seuls dans cette maison que la nuit envahit, devant l’océan, sous les palmiers, saisis de temps à autre par la lueur jaune d’une lampe à pétrole. Par la fenêtre l’accent anglo-nigérian de Ese Brume qui répète Dans la paille :

Une question me tourmente : vais-je m’aimer ou ne vais-je pas m’aimer ?
Pouvez-vous m’aider à décider vous qui me voyez là devant vous, toute neuve ?

Sur le toit Wakeu Fogaing reprend Mon Combat :

Je contemple ce monde que Dieu a raté
ça m’émeut,
je me sens un peu humide
presque vivant.
La douce palpitation de la nature qui s’ébroue
l’énergie des chenilles et des limaces qui reprennent la route …
Le bonheur !

Je rejoins Wakeu sur le toit.
Nous regardons la route. Sur cette route d’autres fantômes, des cohortes d’Africains ligotés, chargés de fer. Les fantômes d’une tragédie. Une tragédie qui condense celle de tout le genre humain.
Nous ne pouvons que marcher sur la pointe des pieds et nous évanouir dans la nuit.


– 24 –
14 mars. Au Bénin, à Porto Novo, à côté du temple vaudou.

Kouam Tawa, Alfred Dogbé et moi avons passé toute la matinée à organiser l’information sur Pièces d’Identités que nous présentons ici les 17, 18, 19 mars.
Devant une immense affiche, publicité pour un film nigérian, Kouam et moi nous engageons dans une vive discussion sur ce qui fonde la valeur artistique du cinéma. Cette vive discussion aurait fini dans le sang si nous avions eu des couteaux. Alfred Dogbé s’interpose, introduit dans le débat points de vue, analyses pertinentes et paroles de bon sens mais ça ne nous calme pas. Nous allons au restaurant Java manger du capitaine braisé et du riz yassa arrosés de bière béninoise et de coca-cola. Nous continuons à marcher au bord du précipice avec obstination. Kouam pense sérieusement à prendre ses cliques et ses claques et à filer au Cameroun.
Nous logeons dans un centre protestant. Les membres de la troupe sont répartis dans des blocs, bâtiments autonomes de plusieurs chambres avec salle de bain commune.
Le lendemain, après une nuit blanche pendant laquelle Kouam a décidé d’écrire une série de poèmes en bamiléké, sa langue natale, nous nous croisons à la sortie de la salle de bains du bloc 3, torses nus, la serviette nouée autour des reins.
Je n’en mène pas large. Si Kouam quitte le navire nous risquons le naufrage.

K.T. – Je sais seulement
R.F. – seulement tu sais
K.T. – je sais seulement que
R.F. – tu sais seulement
K.T. – que l’écriture sert à dire quelque chose.
R.F. – La tentation prophétique.
K.T. – Quoi la tentation prophétique ?
R.F. – Le texte peut n’être qu’un objet artistique. Ça peut lui suffire.
K.T. – Ce qui a déclenché chez moi l’impérieuse nécessité d’écrire c’est la volonté de dire quelque chose, la volonté de hurler des « vérités » à la face des tyrans, de parler pour ceux qu’on contraint au silence.
R.F. – Tu as choisi le théâtre.
K.T. – Le théâtre, oui.
R.F. – Au théâtre il y a un au-delà du message qui est aussi important que le message. Devant certaines représentations tu l’éprouves intimement. Éprouver la densité poétique d’une représentation, au-delà du message, est une expérience esthétique fondatrice.
K.T. – Les choses doivent être dites. Elles frappent à la porte. Chez nous l’urgence est palpable, l’urgence des choses à dire. C’est une question de vie.
R.F. – On ne se bat pas à armes égales avec le sens. C’est plus rusé de ne pas l’affronter de face.
K.T. – Je recherche la clarté.
R.F. – Il y a de l’obscur entre les mots.
K.T. – Il y a de l’obscur entre les mots et dans les mots, c’est vrai et c’est beau.
R.F. – Il y a des mots qui ont envie de chanter ou de hurler (pour reprendre ton verbe) et qui se taisent, ils attendent un poète, ils attendent un écrivain.

Nous sommes devant nos chambres.
Un rire maintenant. Le rire de Kouam Tawa.
Vital comme un Picasso ou un Henri Miller, Kouam, et son rire tout autant.
Il entre dans sa chambre. Il regarde sur son écran le texte qu’il est en train d’écrire.

K.T. – Ça vit là-dedans. Il y a quelqu’un là-dedans. Il y a une part de moi qui est logée là-dedans depuis la nuit des mots.


– 25 –
Étranges tous les jours.
6 avril. Agadez. 23h30.

Martin, Wakeu, Kouam et moi. La troupe vient de jouer À l’Étroit d’Alfred Dogbé et Revanche(s) de Kouam Tawa sous les étoiles. Nous avons adossé les deux pièces au mur blanc du théâtre d’Agadez.
Le petit marché de nuit. Beau. Des étals de bric et de broc. Des lampes un peu partout. Des gens mangent ici et là au creux de la nuit, assis sur des bancs de bois (j’aime ces bancs de bois). Atmosphère paisible, presque recueillie. Kouam repère un marchand de pastèques. Devant lui, sur une table, une longue rangée de quartiers de pastèque. Wakeu, Kouam et moi mangeons méthodiquement tous les quartiers de pastèque. Délices.


– 26 –
Sur la route.
7 avril. Agadez-Niamey.

1100 km. Départ de Agadez à six heures. Arrêt repas vers 13 heures à Birni n’konni. Petite panne avant Birni n’konni. Adama Akili, Wakeu Fogaing, Martin Ambara et moi entrons à pied dans la ville. Birni N’Konni : ici la terrible colonne Voulet Chanoine, officiers français massacreurs de populations, a commis il y a un siècle un véritable génocide. Nous rejoignons le reste de la troupe déjà dans Birni N’Konni grâce à la célérité du mini-bus jaune de Djibrill. Restaurant sénégalais. (Décidément les restaurant pratiques et bon marché sont souvent sénégalais au Niger.) Nous parlons de Sony Labou Tansi. Les personnages de Sony défilent. Wakeu, Martin, Kouam et Alfred citent des phrases de différentes pièces. Alfred qui a connu Sony évoque le bonhomme.
Pour tous Dieudonné Niangouna est un héritier de Sony Labou Tansi. Ils admirent la rage de ces congolais, leur tempérament. Martin Ambara et Wakeu Fogaing dégustent en riant quelques tournures, quelques trouvailles de Balle à terre qu’ils jouent pendant cette tournée. Ils pourraient jouer la pièce là, au débotté, dans ce restaurant de Birni n’konni.
Au Zimmer, à Paris, place du châtelet, il y a quelques mois, Dieudonné Niangouna aussi m’a cité à la volée des fragments de textes de Sony Labou Tansi.
Voulet-Chanoine : l’histoire de la terrible colonne conduite à travers le sud du Niger par ces deux officiers devenus fous de cruauté et finalement tués par leurs propres troupes titille Alfred Dogbé, auteur nigérien. Cet épisode sanglant de l’histoire du Niger fait son chemin en lui.


– 27 –
Note.
2 mars. Niamey.

Le film de Pier Paolo Pasolini : Carnet de notes pour une Orestie africaine. La quête de Pasolini : les corps qu’il filme, les visages, les attitudes. La recomposition de l’Orestie, l’identification de physiques capables de soutenir les noms fondateurs. Il imagine, rêve… Oreste ? Electre ? Agamemnon ? Cassandre ? Pylade ?
J’ai été saisi par la profondeur des visages, par la beauté grave de cette jeune femme qu’il choisit d’appeler Cassandre…
Carnet de notes… Tout reste à faire…
C’est peut-être ce film qui a déclenché l’écriture de cette pièce en 14 morceaux, en 14 stations : Le chemin de croix de Crédonia. Au départ une série de figures africaines : Crédonia Areme, Gabolee Kombert, Kaminatu Tassambo, Gusta et Mimi, les deux bûcherons de Basupu… Le premier titre de cette crucifiction : Ne t’endors pas. Je l’ai gardé pour la version (africaine) que je viens de remettre à Charline Grand et aux acteurs. J’ai lu plusieurs scènes aux acteurs. Ceux qui viennent d’arriver — 2 burkinabé, 4 nigériens (2 hommes, 4 femmes) — se demandent comment on joue ce théâtre.


– 28 –
Ouagadougou. Septembre 2003.

La tombe : un gros bloc rectangulaire vert, jaune et marron. Au centre du bloc une cavité rectangulaire blanche pleine de petits cailloux. Sur un gros pavé debout, en lettres noires sur fond marron : CAPITAINE THOMAS SANKARA. Sur le devant de la tombe : CAPITAINE THOMAS SANKARA PÈRE FONDATEUR DE LA RÉVOLUTION BURKINABÉ. On peut lire aussi en dessous d’armoiries au centre desquelles on remarque un livre ouvert : LA PATRIE OU LA MORT NOUS VAINCRONS. Derrière la tombe du président assassiné, alignées, les tombes de ses camarades tués en même temps que lui au retour de la course à pied rituelle dans Ouagadougou.
Le soir descend sur le champ-cimetière où repose le corps de Thomas Sankara, homme politique exemplaire, président du Burkina Faso de 1983 à 1987, président assassiné par son frère d’armes et de révolution.
Kouam Tawa s’agenouille sur le bloc tombal, se recueille. Des petites filles en robe claire grimpent sur la tombe et nous sourient. Un chien jaune saute aussi sur le monument et se tient immobile devant le nom THOMAS SANKARA.
Nous marchons dans le champ-cimetière.
La famille de Thomas Sankara habite-t-elle toujours Ouagadougou ? Le père de Thomas Sankara vit-il toujours ? Le taxi nous dépose dans une petite rue. Au coin de la rue une humble plaque : rue JOSEPH SANKARA. Nous buvons un jus de fruit dans un « maquis » où trône la photo de Bob Marley. La maison Sankara est là, tout contre ce bistrot. Nous entrons dans la cour. Le père de Thomas Sankara, noble, taillé dans le temps et le destin, nous invite à nous asseoir. Kouam Tawa, éberlué, dévore des yeux le vieil homme majestueux. Moi aussi.
Nous regardons le mort en face. À travers le père nous regardons le fils, légende vivante. Nous regardons le père et le fils. Nous sommes allés au cimetière saluer le fils, saluer un mort. N’est-il pas là, présent dans ce père qui nous accueille ?
Cet homme, Joseph Sankara, émerge tranquillement du passé. Il évoque son séjour en Bretagne en 1943, du temps où il était militaire, enrôlé sous le drapeau français. Il cite les anciens noms du Burkina Faso : La Haute Volta, la Haute Côte d’Ivoire. Il parle des frères et sœurs de Thomas, de Odile qui est comédienne.
Cet homme est aussi mon père.
Je me sens venir de très loin, de très loin dans le temps.