(Jean-Marie Piemme, le 11 novembre 2000)

 

Il est prêt à vous donner une explication. Rencontrez-le quand vous voulez, il est prêt, inlassablement prêt. Il y a quelque chose d’infatigable dans cet homme-là. On se dit cela quand on le fréquente, quand on l'écoute, c’est un moteur qui n’aime pas démarrer à froid, qui, même au repos, resterait au ralenti, chaud, prêt à bondir, à rebondir, à la moindre sollicitation du pied sur l’accélérateur, au moindre défi du langage, bref un infatigable homme des mots qui connaît l’efficacité des phrases (il aime pousser cette efficacité jusqu’à la formule), en somme le contraire d’une âme innocente, d’un écrivain de la spontanéité (catégorie qui n’existe que dans les médias : on sait qu’ils adorent les jaillissements), le contraire d’un simple qui dit simplement ce qu’il a à dire et puis se tait, le contraire d’un auteur peureux qui s’efforcerait de ne rien lire (et surtout les pièces des autres) par peur de perdre sa spécificité, sa patte, sa touche, son truc, donc par peur de voir autre chose que son visage dans sa propre tambouille. L’explication qu’il vous donne est en général convaincante : cet homme-là, cet infatigable-là, ne s’engage pas dans les expéditions intellectuelles sans un solide bagage, il raconte volontiers que les paranoïaques ont toutes les chances d’être les plus armés parce qu’ils se méfient de tout, c’est vrai, un homme qui se méfie de tout est plus mûr pour la connaissance qu’une conscience heureuse, satisfaite d’elle-même et de son aveuglement. Cet homme-là, cet infatigable là, n’a donc rien d’un être serein. Il peut être joyeux, sait quand il le faut confier sa vie et son œuvre aux bons soins de l’humour et du rire, mais il n’est pas serein. Vous ne me croyez pas ? Demandez-le a ses textes. Ils vous expliqueront que leur auteur est plus tordu qu’il n’en a l’air.

Cet homme-là, cet infatigable-là qui dans la conversation courante vous suture vos doutes avec ses explications imparables, fait des siens, de ses doutes, la matière première de son écriture. Dans des textes tantôt largement appuyés sur le déploiement des mots et des phrases – c’est Terres Promises ou Suzanne, par exemple – tantôt confiés à des petits dialogues nerveux, jetés dans une langue à haute teneur d’artifice malgré l’apparent réalisme des situations – certains textes des Petites Comédies Rurales - tantôt porteurs d’un mode d’expression brisé, concassé – Ça va – s’engendrent des trajets biographiques brouillés, où la figure dramatique est mise en émoi par la difficulté de coïncider exactement avec elle-même. La geste biographique s’est effondrée, on ramasse comme on peut les lambeaux de sa vie, on les mélange à de l’imaginaire et on se présente au public sous les habits d’un épique dérisoire.

Cet homme-là, cet infatigable-là, quand il se fait écrivain, détricote l’apparente maîtrise de sa vie, creuse avec l’écriture des zones dangereuses pour son moi social. Il y a des écrivains dont la vie et l’œuvre ne connaissent pas de solution de continuité. Ce n’est pas son cas. Ou pour le dire autrement, il a deux visages, deux gestes d’inscription dans le réel. Heureusement, il ne les confond pas, ne prend pas étourdiment un visage pour un autre. Son visage d’écrivain se dessine, mais nous sommes loin encore du portrait définitif. De pièce en pièce, de texte en texte, l’écriture bouge, explore, se raffine. Son visage social est mieux fixé. Il incarne la négation de l’idée reçue selon laquelle, un auteur à la tête d’un théâtre serait la meilleure façon de tarir les sources diversifiées d’une programmation. En dix ans, à Saint-Brieuc en premier, ailleurs ensuite, il a prouvé que Folle Pensée et lui ne se déplaçaient qu’accompagnés, fortement accompagnés de textes venus d’horizons les plus divers, de France, de francophonie, d’autres pays, d’autres langues. On n’est pas obligé d’être comme ça, on peut en toute légitimité se tenir à l’écart de quelque direction que ce soit, mais on ne peut pas dire que non, décidément, un auteur à la tête d’un théâtre, c’est de la folie et puis d’ailleurs vous en voyez un vous . J'en vois quelques-uns, je vois notamment cet homme-là, cet infatigable-là.