Ne pas Te voir, c’est Te voir. Ta présence m’aveugle. (Pierre Emmanuel, Jacob, 1970)

Au commencement de Terres promises[1], il y a son titre. Un titre qui éclate dans l’oreille en sonorités familières. Celles d’un mythe – de ceux qui font partie des mythes fondateurs de la communauté humaine, à moins qu’il ne soit de ceux qui fonde notre imaginaire, enfoui là, quelque part, dans le secret de nos mythologies personnelles. Une promesse – celle des temps de crépuscule, celle de l’aube. Un goût de paradis qu’on aurait laissé se perdre en chemin et qui se rappellerait à notre souvenir, au pluriel cette fois.

Rêve attendri de lecteur ? Peut-être. Avant de s’appeler ainsi, la pièce portait le titre de Jardin des délices-les pépins. Une allusion à l’étrange et fascinant tableau peint par Hieronumous Bosch au XVème siècle – un autre temps de crépuscule – où l’on voit s’ébattre dans un jardin dont on ne saurait dire s’il appartient à l’Enfer ou au Paradis, des hommes et des femmes, corps nus qui semblent dotés de la plasticité des marionnettes, visages sidérés où s’égare par endroit une expression de folie. Toute la dialectique de la damnation et du salut semble contenue dans cette scène où les damnés semblent heureux (à moins que ce ne soit les Justes qui soient guettés par la folie ?), où la chair semble s’être réconciliée pour l’éternité avec l’esprit.

Enchevêtrement baroque des corps, à la manière des « grotesques ». Couleurs vives des peintres primitifs. Précision flamande des figures. Renversements des codes : l’autre terre que l’on vous promet, humains. Le projet (très) culotté de Terres promises en ces temps de contrition à tous les étages de la création théâtrale. Le ton est donné.

La scène s’ouvre sur une nuit profonde. En toile de fond, une Europe ravagée entre nouvelles guerres de religion, conflits fratricides et déchirements politiques dont l’origine se perd dans l’Histoire. Une mémoire oubliée, enfouie dans le drame individuel de deux hommes et de trois femmes, dont l’humanité s’est réduite à des balbutiements, des cris à peine articulés. Au terme de leur parcours, ils arrivent, épuisés, dans le Demeure-aux-quarante-jardins, lieu énigmatique où ils ont été convoqués par une « présence  absente » dont nous ne saurions rien. Dans cet espace-limite en bord de précipice, saturé de frontières, fissuré de partout, ils font l’expérience du passage, ouvrent et referment des portes. De ces voyages, ils ramènent des objets qui construisent peu à peu l’effigie d’un monde – le leur – aux allures de Vanité. Vision terrifiante d’un monde qui meurt, crucifié par les hommes eux-mêmes. Mais prélude tout autant d’un monde ouvert à la rédemption. Contraints à la rencontre, puis à la parole, puis finalement à l’action, ils se révèlent à eux-mêmes et aux autres jusqu’à accéder à une extase qui les délivre du sentiment tragique et leur promet de franchir la limite, réconciliés.

Comment, à l’aube du troisième millénaire, l’Europe peut-elle encore s’appuyer sur son histoire et sa culture pour passer de l’autre côté sans tout perdre ? Comment la communauté des hommes peut-elle encore se projeter dans son avenir ? A ces questions qui sous-tendent la fable, Terres promises répond en mettant en scène la lutte de l’entendement et de l’imagination qui s’incarne ici dans la figure concrète du désir, du combat qui se livre la chair et l’esprit. La transformation psychologique des personnages entraîne la clôture du conflit intérieur et le mouvement inconscient du désir qui s’est extériorisé devient alors à même de s’approfondir comme sujet dans l’Histoire. En somme, le huis-clos instauré dans Terres promises se résout selon une logique inverse au huis-clos sartrien. Alors que ce dernier isole la conscience de ses personnages du monde et d’autrui, Roland Fichet, au contraire, affirme que l’existence n’est rien sans le désir de l’Autre. Ainsi l’enfer n’est-il pas dans l’ouverture à autrui, mais dans l’enfermement de soi. « Là où d’autres se sont contentés de rendre compte de l’éclatement de l’homme contemporain par la dissolution des caractères et du personnage scénique, Roland Fichet montre l’éclatement à l’intérieur des personnages et s’engage dans le jeu dynamique des formes et de leur métamorphose. Il maintient en éveil le désir. Et ça aussi, c’est politique », écrivait très justement Gerhard Willert en 1989, lors de la mise en scène de Terres promises.

Car c’est bien par le mouvement qu’il faut comprendre et sentir cette pièce. Mouvement intérieur des personnages qui les fait passer du dedans d’eux-mêmes au dehors ; mouvements désordonnés du désir qui suit son chemin et ouvre la voie ; mouvement de la rédemption dans une apothéose qui touche au sublime. Chaque personnage fait l’expérience du passage de l’émotion primitive de la peur au sentiment violent de sa propre naissance jusqu’à l’explosion finale qui rétablit d’un coup l’harmonie. Car ce théâtre de la contradiction apparente de la chair et de l’esprit s’offre avant tout comme un théâtre de la révélation. Et on est tenté de lire là une métaphore de la création artistique. Au moment où la pièce s’achève, le peintre Soren Lavik comprend enfin le sens du questionnement qui le taraude : dans le sublime, c’est la nature qui demande à l’art de seconder, de la faire être afin qu’elle se révèle. Et du coup, elle le supprime. Instant de la révélation. Instant de vérité.

Par-delà de ce que remarque Gerhard Willert à propos des personnages de Roland Fichet ; par delà aussi le souffle eschatologique puissant qui traverse de bout en bout la fable (Claudel n’est pas loin), l’audace de Terres promises tient en définitive au pari poétique de l’auteur de renouer avec le lyrisme – ce registre tant décrié par les mouvements d’avant-garde de notre siècle, au risque du dessèchement de la langue et d’un appauvrissement de la sensation. Une pièce lyrique, oui. Mais pas en son sens traditionnel de lamento sentimental qui s’épancherait entre nostalgie, élégie et emphase. Lyrique, Terres promises l’est dans le bouillonnement et la vigueur du phrasé. Dans le pouvoir qu’elle a de frapper le cœur autant que la raison.

Fabienne Lacouture, Quimper, le 12 novembre 2000.

 


[1]
La pièce a été écrite par Roland Fichet lors d’une résidence d’auteurs à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, à l’initiative du Centre National des Ecritures du Spectacle, en 1988. Elle a été publiée aux éditions Théâtrales en 1989.