Roland Fichet présente le paradoxe (qu’il partage par ailleurs avec bon nombre de ses comparses écrivains de théâtre aujourd’hui) d’être à la fois invisible et omniprésent. Quasi invisible sur les rayons des librairies, des bibliothèques universitaires ou familiales, rare sur la scène des « grands » théâtres, ceux-là même que les spectateurs assimilent souvent et un peu trop vite à la création théâtrale française dans son ensemble.

Omniprésent, pourtant, dans le champ de l’écriture dramatique telle qu’elle se (re)dessine ( ?) aujourd’hui : par la compagnie qu’il dirige et qu’il a vouée à la découverte des écritures pour la scène, qu’elles soient d’ici ou d’ailleurs ; par sa critique aiguë et exigeante des enjeux esthétiques et éthiques qui s’y élaborent au jour le jour ; par son statut d’auteur enfin – et surtout – qu’il revendique et défend sans relâche au travers d’un ensemble prolifique de pièces qui témoignent de son attachement militant au poème dramatique.

A l’état civil, Roland Fichet naît dans une petite bourgade du Morbihan. Breton, donc. Dit comme cela, ça n’a l’air de rien. Et pourtant c’est le point de départ d’un parcours artistique qui début il y a un peu plus de vingt ans. C’est aussi le ressort le plus intime et le plus moderne en même temps de cette œuvre forte et singulière.

Du pays natal en effet – où il s’écrit encore aujourd’hui – le théâtre de Roland Fichet conserve les traces : traces obstinées de la mémoire d’un monde en voie de disparition ; traces des fractures qui ont bouleversé de fond en comble sa géographie et sa langue. Dans cette fracture originelle – dans cette Scène Capitale, comme aurait dit Pierre Jean Jouve – toute l’œuvre est contenue. L’auteur y joue le funambule en équilibre instable et problématique sur la fracture des langages, le conflit des idiomes ; sur les frontières mouvantes des territoires ; sur la brèche du temps qu’il a placée au cœur de son geste d’écrivain.

Car voici bien un écrivain de théâtre qui aime la fable, nonobstant l’opinion communément admise selon laquelle elle serait devenue impossible et, par voie de conséquence, laissée. C’est à dire épurée des croyances toutes faites, de la pensée systémique, des illusions interprétatives ; dans le questionnement, en revanche, sans cesse réaffirmé, de la forme et de la langue, au plus près de l’écriture et de la poétique. Façon aussi de refuser le fatalisme de la « crise du drame » et de reprendre en héritage la question des modes de structuration de la pièce de théâtre.

Ainsi, chaque opus, de De la paille pour mémoire à Quoi l’amour, réinterroge à sa façon les moments critiques de l’Histoire par le biais de la fiction où ils sont tour à tour superposés, brouillés par le mythe ou pris en sandwich entre le souvenir et la projection fantasmatique, entre le proche et le lointain, entre le local et l’universel. Comme point de repère : le souci constant de redonner la parole à « ceux qui sont tombés à côté de l’Histoire » les petites gens, les figures multiples de l’Autre et celles de l’Etranger.

Dans la multiplicité des combinaisons et des figures qui naissent de ce projet éthique, une poétique se construit au fil des ans et des pièces qui investit les marges, déserte le centre pour la périphérie, attentive au passage des frontières qui la séparent autant qu’elles les rapprochent. Les marges de l’institution théâtrale, certes, mais aussi les marges de la littérature, les faubourgs de l’Histoire, la périphérie des discours médiatiques et politiques. Avec une intuition de départ, lisible de bout en bout de l’œuvre : « Comment passer de l’autre côté sans tout perdre ? »

Le passage, la frontière ; ce qui naît, ce qui meurt. Voilà en définitive où se concentre la cohérence du théâtre de Roland Fichet, par delà la multiplicité des chemins formels qu’il emprunte. Ce mythème fondateur se décline aussi dans les thèmes et les motifs que son théâtre développe. Ses personnages, en effet, évoluent volontiers dans des espaces-frontières, menacés par les figures mi-concrètes, mi-métaphoriques de l’effondrement, de l’engloutissement, de la perte, de la mise à nu. Dans cette confrontation se joue bien sûr, à la manière d’un Claudel ou d’un Beckett, le rapport à la transcendance dans un monde où les dieux sont morts ; mais aussi leur identité et même leur (re)connaissance, au sens où Claudel aimait à entendre l’étymologie de connaître : « naître avec », renaître avec l’Autre en soi, en accueillant l’étrange. Car dans l’exploration des frontières, dans l’expérimentation du passage entre le désir et l’action, la matérialité des corps de chair et la quête de la transcendance, il s’agit bien, en fin de compte, d’impulser un mouvement de désignation de ce qui advient ; de nommer « l'Innommable » des communautés humaines.

C’est ce geste-là, proprement artistique, que Roland Fichet cultive dans ses œuvres les plus récentes, avec une acuité renouvelée. En rhapsode, il soumet à la question la frontière des genres, met en tension l’écriture du récit et celle du texte dramatique. Et en poète qu’il demeure, il se fait l’observateur de l’éclatement du langage articulé, en quête de ce qu’il nomme (prophétiquement ?) le « parler-animal ».

Faire advenir. Accoucher. Enchaîner.

Désirer. Vouloir. Franchir.

Trinités fichetiennes résolument optimistes qui ne se décident pas à renoncer complètement au lourd devoir de prophétie qui demeure, bon gré mal gré, celui de l’Art. Un homme de théâtre, donc, au sens plein du terme. Un auteur engagé dans le théâtre comme on disait autrefois que l’on était engagé. Qu’on osait encore le dire et le faire.

Fabienne Lacouture, Quimper. Le 11 novembre 2000.

 

La Compagnie Folle Pensée, co-dirigée par le metteur en scène Annie Lucas et située à Saint-Brieuc. Sept de ses pièces sont publiées aux éditions Théâtrales : De la paille pour mémoire, Plage de la libération, Terres promises, La chute de l’ange rebelle, Suzanne, Petites comédies rurales et Quoi l’amour.