(Par Alexandre Koutchevsky, dramaturge, et Maud Bernard-Griffiths, assistante de production. Le 4 avril 2003, à l'occasion d'un entretien sur les « Naissances », séries de créations produites par le Théâtre de Folle Pensée entre 1991 et 2002, Frédéric Fisbach évoque la création prochaine d'« Animal ».)


Il est déjà dans un coin du café. Nous sommes à deux pas de l’opéra de Rennes où se joue « Aggripine » de Haendel mis en scène par Frédéric Fisbach. Un tout petit peu mal rasé.

Alexandre Koutchevsky — On commence par une question générale, assez simple, qui est : comment es-tu entré dans le processus des Naissances ? De façon concrète. Surtout, est-ce que tu peux essayer de te souvenir en quels termes tu en as entendu parler ? Par ouï-dire ? Tu as vu des spectacles ?

Frédéric Fisbach — Je n’avais rien vu avant d'y entrer, par contre j’en ai entendu parler je crois au moment des premières Naissances, puisqu’on était à la Chartreuse au moment où… Les premières Naissances ont eu lieu à la Chartreuse [1], non ?

A.K. — En 1993, oui.

F.F. — Nous on jouait Vole mon dragon [2]. Ça s’appelait comment ?

A.K.La nuit des Naissances.

F.F. — C’est ça. On était sous le même toit, puisque nous jouions Vole mon dragon au même moment, un spectacle qui durait douze heures en tout. Je croisais beaucoup les acteurs. Voilà la première chose concrète, par rapport aux Naissances. Après je n’en ai plus entendu parler pendant longtemps.

A.K. — Tu n’avais pas vu le spectacle ?

F.F. — Non, je jouais en même temps. Je jouais je dormais. C’était un spectacle long. En fait je n’avais rien vu des Naissances avant de les faire. Je n’avais même pas vu l’année précédente à Rennes au TNB [3]. Par contre, j’étais déjà plus qu’en relation avec cette aventure, je savais déjà que je ferai quelque chose dans les dernières sessions, à Saint-Denis, et à Reims avant [4]. En fait, mon entrée dans les Naissances s’est faite par l’intermédiaire de Roland Fichet, tout simplement, que j’ai croisé au moment de la fameuse grande crise du TGP [5]. On s’était rencontré avec Robert Cantarella [6], que je connaissais avant. On s’était retrouvé à quatre zigotos avec Philippe Lanton, dans une voiture, en train de gloser sur les événements du TGP. Et on s’était dit : « mais en fait il faudrait que l’on se voit régulièrement » , et on a commencé à se voir régulièrement.

A.K. — Parce que vous aviez le même point de vue ?

F.F. — Parce qu’on avait envie d’être moins isolés. On se disait qu’on avait des choses à apprendre les uns des autres. Aussi bien sur les à-côtés du plateau et de la répétition. Si possible nous souhaitions arriver à mettre en place des outils critiques et à accepter d’être l’objet de critiques de la part de personnes qu’on estimait. La première chose s’est très bien faite, la deuxième moins, et c’est un peu ce qui a fait exploser le groupe, même si on est resté très en contact avec Roland Fichet et avec Robert Cantarella. Philippe Lanton a mis en scène Terres Promises [7] et cela ne s’est pas très bien passé… En fait je ne le connaissais pas, je connaissais le travail de Robert Cantarella, l’écriture de Roland Fichet, mais pas Philippe Lanton. Ainsi nous avons noué un dialogue assez régulier et c’est à la suite de cela que Roland Fichet m’a proposé de participer aux Naissances.

Maud Bernard-Griffiths. — Ces rencontres entre vous se faisaient sous quelle forme?

F.F. — C’était chez les uns et chez les autres, on prenait du temps pour être ensemble et pour parler de théâtre. Voilà. En essayant de ne pas le faire d’une manière trop générale, mais en essayant de pointer des questions précises. En général cela commençait par un tour de table, pour voir où en étaient les uns les autres. Ce que chacun avait fait, ce qu’il souhaitait. Quand Roland Fichet m’a parlé de ce travail à Binic [8], de ce moment de réflexion autour des textes, autour des Naissances, du passage à la scène, je me suis dit : « j’aimerais bien écouter, tout simplement aller écouter ».

A.K. — On peut commencer par Binic, justement, si tu veux. Tu ne fais pas qu’écouter. J’ai souvenir d’une question qui t’intéressait : « est-ce qu’on forme des acteurs contemporains pour jouer des textes contemporains ? »

F.F. — Oui, la question de la transmission et de la formation. C’est toujours pareil. La question contemporaine devrait agiter violemment ce qu’on appelle les arts vivants, et on s’aperçoit qu’elle ne les agite pas tant que ça puisque le plus souvent nous sommes face à des gestes de conservation des formes. Dans le meilleur des cas on ne les conserve pas trop mal, dans le pire… Enfin voilà. On est rarement dans la prise en charge d’un temps présent. Cette question, à laquelle tu fais référence, elle venait de quelque chose que je dis et que je crois, à savoir que ce sont les auteurs, en l’occurrence les auteurs contemporains, ceux qui m’intéressent, qui ont une vision d’un certain théâtre, d’une certaine représentation, qui ont un rêve de spectateur, que l’on peut toucher d’une certaine manière, et donc aussi un rêve d’interprètes. Il y a une rêverie autour de la question de la représentation qui pour moi se joue entre trois entités bien distinctes : l’écriture, quelle qu’elle soit, l’acteur et le spectateur. Pour moi c’est ça la représentation. C’est simplement dit, mais c’est ça. Je suis passé par la voie la plus classique qui soit dans mon apprentissage d’acteur, puisque avant d’être metteur en scène j’ai été acteur, c’est un peu un passage obligé en France. On peut devenir metteur en scène, il y en a qui naissent, surtout dans les universités, mais jusqu’à récemment cela ne s’apprenait pas dans des écoles. Donc j’ai traversé la Rue Blanche et puis le conservatoire et je me suis rendu compte que je n’étais pas du tout armé pour aborder des…

(Voix du serveur, on commande un thé et un café, Frédéric Fisbach reprend un café).

Et donc, non seulement je n’avais pas les outils, mais on n’avait développé ni le goût ni la culture des textes contemporains. Autant je lisais des écrivains contemporains, autant je ne lisais pas d’auteurs contemporains pour le théâtre, ou très peu. C’est ce que j’ai commencé à faire en sortant du conservatoire. En fait, je me posais des questions, qui ne m’ont pas quitté, qui sont liées aux rencontres que j’ai pu faire avec la danse, ou même avec la musique. Ces questions font qu’aujourd’hui je trouve que les auteurs contemporains sont mal lus. Mais ils sont mal lus aussi parce qu’on a des acteurs dont on pense qu’ils ne peuvent jouer que d’une seule manière, qu’ils sont déjà formés pour jouer dans un sens. Et encore, un sens qui n’est pas très clair, parce qu’il s’agirait d’une pratique et d’une technique bien spécifique comme on peut les rencontrer dans le théâtre oriental, par exemple… Au moment de Binic je préparais Bérénice avec Bernardo Montet [9],  j’étais dans de grandes questions sur ce que j’appelle l’interprète, c’est-à-dire celui qui monte sur un plateau de théâtre pour traverser une écriture, qu’il soit danseur, musicien, ou même acteur.

(Le serveur revient avec son plateau).

F.F. — C’était un thé je crois, pour mademoiselle…

M.B-G. — Oui, c’était un thé, mais ce n’est pas grave je vais boire le café.

Le serveur.— Comme vous voulez.

F.F. — Si tu veux un thé tu prends un thé.

M.B-G. — Non, ça va.

Le serveur. — (tristement) — Excusez-moi…

F.F. — Euh… Voilà. J’étais un peu agité par ces questions-là puisque dans Bérénice je travaillais avec des danseurs et avec des acteurs, et que tout le monde abordait le texte, tout le monde abordait la danse.

A.K. — En quoi la multiplication des techniques ferait que les acteurs seraient plus aptes à jouer un texte contemporain ?

F.F. — Parce qu’il me semble que les auteurs de théâtre d’aujourd’hui, en tout cas certains d’entre eux, ont fait, eux, ce travail là. Ils ont ce travail d’ouverture. Si tu prends le cas de Roland Fichet, il sait écrire une phrase avec sujet-verbe-complément. Il sait écrire, il a cette connaissance-là, mais il tient compte de l’évolution de l’écriture. Il s’inscrit dans un héritage, dans une lignée, — il pourrait écrire comme on le faisait il y a deux cents ans — mais il pense qu’il est plus juste et plus adapté d’écrire de la manière dont il écrit. Et il essaye non pas de coller au temps présent, mais d’écrire avec la connaissance qu’il peut avoir, et la maîtrise qu’il peut avoir de la langue française, et de l’histoire de la littérature, et de l’histoire de la dramaturgie, aujourd’hui. La plupart des acteurs qui sont formés, par exemple au conservatoire, sont formés, mais ils ne savent « rien »  faire, en particulier, il sont formés « en général » . En plus, je crois qu’il y a une méconnaissance de l’histoire de l’art, ce qui déjà en soi est un problème. Une méconnaissance de l’histoire du théâtre. Et que cet enseignement n’est pas abordé méthodiquement, chronologiquement. Il n’y a pas de choix véritable. On a des acteurs qui lisent les textes en allant y chercher, en règle générale, un personnage, une histoire, et puis des émotions, pour faire un peu grossier, un peu rapide. Donc évidemment ils passent à côté de tout l’art d’aujourd’hui, enfin d’une grosse partie de l’art d’aujourd’hui. Ce qui ne veut pas dire que cet art d’aujourd’hui ne raconte pas des histoires, qu’il n’y a pas de personnages et qu’il n’est pas traversé d’émotions, évidemment. L’acteur devrait être un spécialiste de la lecture, avant tout. Avant d’être un spécialiste de la parole, il devrait être un grand lecteur, et cet apprentissage n’est pas fait. Les acteurs n’ont pas la connaissance de la lecture, ils n’en ont pas l’imaginaire, ils n’ont pas, tout simplement, de méthode, et de réflexes de lecteur. Je crois vraiment qu’on a besoin de gens qui sont au moins spécialistes dans une chose. Au moins. Parce que quand on est spécialiste dans un domaine, quand on pousse très loin cette spécialisation, dans un excès de focalisation cela se retourne et on finit par attraper tout ce qui s’offre à nous. Je navigue entre les écritures contemporaines et les écritures, je dirais, d’autrefois, et d’ailleurs. Il y a un double déplacement. Il y a un déplacement dans le passé, mais il y a aussi un déplacement géographique. Je me retrouve dans ce voyage dans le temps, et géographique. Parce qu’il s’agit bien de ce dont j’ai parlé — c’est pour ça que je parlais de Roland Fichet tout à l’heure — il s’agit, plus que de tradition, d’héritage. S’inscrire dans quelque chose. Je m’inscris en faux aussi contre certains qui disent — je comprends qu’ils puissent le dire — que ceux qui montent des auteurs classiques sont des traîtres. Dire : « il ne faut monter que les auteurs contemporains »  c’est une absurdité. On peut faire du théâtre mort, mort-né, avec des écritures contemporaines. C’est aussi pour ça que ces écritures ont besoin d’acteurs au fait de leur pratique, de leur art, et de l’art en général, parce qu’effectivement, si on les aborde de manière générale, ces écritures, c’est-à-dire d’une très mauvaise manière, elles s’écroulent. Elles sont forcées, on les détourne, elles sortent de leur forme, elles sont déformées. Évidemment, mettre en scène ou jouer un auteur contemporain fait qu’on a une responsabilité bien plus grande que quand on aborde un classique. On sait bien que dans le meilleur des cas on reconnaîtra cet auteur comme un auteur ayant le droit d’être joué sur un plateau et que, peut-être, on rejouera d’autres de ses pièces, et dans le pire des cas — c’est la plupart des cas — l’auteur est enterré et on sait que l’on ne rejouera plus la pièce de son vivant. Donc ça demande plus de travail, ça demande des gens plus doués, plus curieux, plus travailleurs.

A.K. — C’est l’enseignement qui est dispensé dans les écoles qui est inadéquat ?

F.F. — C’est l’enseignement qui est dispensé dans les écoles, c’est un ensemble, toute une chaîne qui est très inadaptée.

A.K. — En même temps quand tu dis « les acteurs jouent ou sont formés en général » , tu sembles mettre cette proposition en adéquation avec ce qui est passé.

F.F. — Non, pas forcément. Parce qu’il y a une méconnaissance de ce qui est passé. Par exemple, censément la voie royale pour entrer à la Comédie Française est le conservatoire. Je suis frappé de voir que les acteurs qui sortent du conservatoire ne savent pas articuler un mot, en tout cas ils ne l’articulent pas mieux que des jeunes acteurs qui sortiraient d’autres écoles. Or, je trouve que, par exemple, cette question très particulière et très spécifique de l’articulation est un enjeu majeur pour l’acteur. Totalement majeur. Qui est très peu abordé. Il est peut-être abordé au conservatoire — je me rappelle qu’il y avait une personne qui abordait ça. Mais cet enseignement n’était pas mis en perspective. Enfin, je ne vais pas taper contre les écoles dans la mesure où les écoles, de fait, créent forcément une déception. Je pourrais aussi bien dire ça du TNS, du TNB [10]… Les écoles sont aussi là pour que les gens se positionnent. En fin de compte, comme elles ne sont pas spécialisées, elles essaient d’être un peu généralistes, généralisantes. Elles ne permettent pas aux personnes de faire des choix. Elles abordent un peu tout. Quand je dis « en général », c’est plutôt une manière de butiner sans vraiment approfondir les choses.

A.K. — Tu préfèrerais une école qui a son esthétique propre, par exemple ?

F.F. — Par exemple, oui. Quitte à ce qu’il y ait des rejets violents de la part des gens qui y sont, qu’ils disent « Ça ne nous intéresse pas. Nous n'avons pas envie de faire ça, vous nous emmerdez ». Mais au moins il y a un positionnement, et peut-être que les gens savent pourquoi ils disent ça, pourquoi ils s’opposent. Quand je dis « en général »  ce sont aussi des acteurs qui font peu ou pas de choix. Ou qui finissent par être contraints à ne pas faire de choix, mais ça c’est la vie professionnelle qui décide, c’est autre chose. Donc, quand je dis « en général » , ce serait une erreur de penser que les acteurs qui sont à la Comédie Française sont des acteurs héritiers d’une tradition. Ce n’est pas vrai. Le savoir des acteurs de la Comédie Française repose sur l’alternance. En dehors de cette capacité-là, ils n’ont pas plus de savoir que n’importe quel acteur, sauf qu’ils jouent plus. Ils jouent tous les jours. C’est une chose frappante. Par exemple, un acteur de la Comédie Française, sachant qu’il va jouer un rôle, a une manière d’ouvrir la pièce à la première phrase et de la fermer à la dernière, et de ne pas tourner les pages pour savoir combien il a de scènes, et ce qu’il a à jouer, ce qui est habituellement la tentation première. C’est ce qu’on a au conservatoire, et dans beaucoup d’écoles, ce que je peux comprendre, encore une fois, parce qu’il y a un appétit de jeu. Mais cet appétit, on pourrait y répondre autrement. Le geste qui nous pousse vers les écritures contemporaines, et le fait de les travailler, demandent des artistes. Alors que le théâtre ne demande pas forcément d’artistes.

A.K. — On va faire le pont avec les Naissances, du coup, en essayant de garder cette question de la technique des acteurs. Justement, tu rentres dans les Naissances au TGP  [11] …

F.F. — Je rentre à Reims, d’abord, et en fait même à Dijon [12] puisqu’il y a eu une période de répétition très précieuse à Dijon. En fait, j’avais choisi de mettre en scène deux textes, un de Noëlle Renaude, Les cendres et les lampions et un de Jon Fosse, Dors mon petit enfant [13]. L’idée étant que, puisque Reims précédait le TGP, on créerait Dors mon petit enfant à Reims, et Les cendres et les lampions à Saint-Denis. Il y a eu deux périodes de répétition, ce qui me convenait. Un aspect me faisait peur dans les Naissances, que je trouvais aussi formidable : la pléthore de propositions, l’accumulation de propositions qui fait que le temps de travail se réduit. Pour moi, travailler sur une petite forme ne veut pas dire travailler peu. Il n’y a pas de raison. Et j’avais peur de manquer de temps. Donc j’avais demandé à Roland Fichet à la fois d’avoir du temps et de commencer très tôt. On a mené de front les deux travaux, sachant qu’il y en a un qui sortirait avant l’autre. Pour Les cendres et les lampions on était en binôme avec Renaud Herbin [14]. On avait décidé de faire ce texte avec des acteurs et des objets. Les acteurs travaillaient avec Renaud et moi puis seulement avec moi, puis avec lui. Ça paraissait compliqué à mettre en place, cela nécessitait du temps. Renaud Herbin prenant en charge beaucoup de travail, via ces objets qui se sont trouvés être des chaises au bout d’un certain temps. Et donc, parallèlement, je travaillais d’une manière totalement différente sur Dors mon petit enfant, un texte qui demande, du point de vue de la mise en scène, avant tout un travail de mise en relation des acteurs avec une écriture. Une appropriation de cette écriture extrêmement singulière et profonde, et ensuite un travail de mise en espace et d’écoute de cette écriture, sans, d’ailleurs, de trucs de mise en scène, sans en rajouter dans l’imagerie. J’adore ce texte de Fosse. Je pense que c’est un texte beaucoup plus profond, beaucoup plus puissant qu’il n’en a l’air et qui est en fait un grand texte, même s’il fait dix-sept minutes. Le travail consistait à essayer de se nourrir à partir de cette écriture, à partir du peu de mots qu’il y avait. Ce n’est pas très bavard. C’est à peu près l’inverse de l’écriture de Noëlle Renaude.

A.K. — Ce n’est pas très charnel.

F.F. — Apparemment ce n’est pas très charnel. En fait c’est une écriture qui est beaucoup plus sensuelle qu’elle n’en a l’air, mais c’est une sensualité qui passe par tout un rapport à l’imaginaire et à la mise en jeu du corps-disant dans l’espace. Il y a une sensualité qui se dégage, tout un travail des sens. C’est pour ça que j’ai poussé les acteurs à faire des choses plutôt physiques, en fin de compte, parce qu’il me semble qu’à chaque fois qu’on a affaire à de la pensée, c’est physique. La réflexion, ou la pensée, ou la concentration autour d’une idée, la tentation, la tentative d’essayer de saisir un instant sont extrêmement physiques. Et il me semble que toutes ces questions-là sont dans le texte. On avait nourri ce travail à partir d’une nouvelle de Jon Fosse qui s’appelle Kant [15]. Je trouvais intéressant de nourrir le texte à partir de cette nouvelle. On a énormément travaillé à la table, alors que pour Les cendres et les lampions c’était tout de suite dans l’espace. À Reims, on a travaillé trois jours sur le plateau. Ce qui était une proposition un peu délicate, dans la mesure où tout repose uniquement sur les acteurs, où la mise en scène n’est pas là pour pallier, je dirais, à un moment d’éloignement ou d’absence de l’acteur. Ce qui fait que cette forme était très inégale. C’est très difficile à jouer, ce n’est pas du hasard. Ça demande de la part des acteurs une mise en condition extrêmement forte, et en fin de compte énormément de travail. Dans le cadre des Naissances, ce n’est pas facile. Là aussi les acteurs pratiquent l’alternance, sauf que ce n’est pas d’un jour à l’autre, mais d’une heure à l’autre. Et c’est vrai que ça se travaille. J’avais essayé de le concevoir comme ça. Il me semblait que pour que ce texte tienne, il fallait vraiment qu’ils partent d’eux mêmes, de ce qui naissait du texte dans l’instant. On essayait de placer le texte de manière à ce qu’ils soient en bout de parcours ou en milieu de parcours, de façon à travailler sur la fatigue, sur le relâchement. Y compris pour les spectateurs, d’ailleurs, parce qu’il me semble qu’on a besoin d’une atmosphère qui ne soit pas somnolente, mais apaisée. En espérant qu’ils ne soient pas trop énervés en entrant dans la salle, ou agacés. On avait parlé de ça avec Robert Cantarella. On se disait qu’il serait formidable de travailler dans le même espace avec les mêmes éléments, et c’est ce qu’on avait essayé de faire à Reims. À Reims j’aimais beaucoup les représentations de Dors mon petit enfant. Il y en a certaines qui ont été belles au TGP, mais à Reims j’aimais beaucoup parce qu'elles étaient prises entre Tombeau chinois et Dans l’ombre portée de la lune [16] mis en scène par Robert Cantarella. Non, on était en fin de course, nous. C’était assez beau. Beaucoup de gens sont partis, mais c’était assez beau. C’était une heure et demie, sur trois textes [17]. C’était assez beau de voir comment les spectateurs accueillaient ces moments. Il fallait rentrer dans la salle assez chauffé, pas à froid.

A.K. — Tu as abordé beaucoup de points différents, mais je voudrais revenir sur les acteurs. Dans les Naissances, il y a un processus de travail inhabituel : on t’impose des acteurs, on t’impose une liste de textes…Comment est-ce que tu prends ça, comment tu le transcris ?

F.F. — En fin de compte, je n’ai pas eu l’impression qu’on m’avait imposé quelque chose. Je crois que c’est un faux problème. En fin de compte tu ne choisis jamais les acteurs, à part ceux que tu connais vraiment bien. Et dans ce cas-là tu rentres dans autre chose. Quand tu travailles avec des acteurs pour la première fois, tu les choisis, mais tu ne sais pas qui tu choisis. Il y a toujours un moment où l’on s’apprivoise, où l’on essaie de se réapproprier ce choix à partir de ce qui se découvre dans le courant des répétitions. Je ne l’ai jamais vécu comme « acteur imposé ». Je ne me suis jamais dit : « tiens, j’aurais préféré untel avec lequel j’ai déjà travaillé ». Je trouvais ça très léger, dans le bon sens du terme, de travailler sur les Naissances. J’avais assez peu — j’en ressens ordinairement assez peu — mais là particulièrement peu de pression.

M.B-G. — Pourtant il y a justement l’urgence, le peu de temps. Il doit y avoir de la pression due à ça.

F.F. — Non, pas tant que ça, parce qu’on a eu du temps. On s’est débrouillés pour avoir du temps. C’est plus pour les acteurs que c’était compliqué, mais pour moi c’était relativement tranquille. Et puis travailler sur un objet qui vient s’inscrire dans une chaîne, avec un avant et un après qui n’ont rien à voir, ce n’est pas du tout pareil que de travailler sur un objet unique. C’est pour ça que la réflexion sur les parcours est extrêmement importante. Je crois que la proposition doit être un peu ouverte en amont et en aval pour qu’elle puisse venir se raccrocher aux autres. Ce que je trouve difficile c’est de penser au fait que les spectateurs peuvent passer d’une écriture à une autre. Je pense qu’il y a des écritures qui s’accommodent mal, qui vont mal ensemble, qui se nuisent. J’ai plutôt travaillé en me disant qu’il faudrait qu’en sortant les spectateurs puissent aller écouter autre chose. Quoi, je ne savais pas encore. Donc, d’une certaine manière il faut finir avec quelque chose qui lâche, mais il ne faut pas clore. Il ne faut pas que l’écoute s’arrête ; que l'on dise : « bon bah, on va boire un pot et puis on va en parler ». Je travaillais tout le temps avec cette chose en tête, que je trouvais très agréable. Dans ce sens là non plus je n’ai pas eu de pression : je n’avais pas à travailler sur cette chose qui m’importe énormément : « l’avant »  du spectateur et « l’après »  du spectateur. Au sens où il y a un objet borné dans le temps de la représentation vers lequel je dois les amener ; je dois les sortir du quotidien et les y renvoyer. Il y a toujours ce travail-là à faire ; en tout cas moi j’y pense. Et là ce n’était pas du tout ça. Du coup c’était assez tranquille, en fait.

M.B-G. — Tu disais « il y a des écritures qui s’accommodent mal ». Tu penses à des choses précises ?

F.F. — Non, je n’ai pas d’exemples précis. Quand je parle des écritures, ce sont les écritures de la représentation. Après, oui, je pense qu’il y a des écritures qui s’accommodent mal. Ce ne sont pas seulement les mots écrits, c’est ce que les acteurs en font, la manière dont le metteur en scène les met en relation, ce qu’il propose. Ils viennent s’annuler, encombrer, créer une fatigue chez le spectateur. C’est tout ce travail qui est fait dans une mise en scène, tout ce travail de glissement d’un moment à un autre, soit en le liant, soit en contrastant, soit en montant cut. C’est ce que l’auteur fait, ce que l’acteur fait, ce que le metteur en scène fait, qui est vraiment l’élaboration de l’objet. Dans les Naissances, on élabore une partie. C’est un peu comme les films à sketches, qui donnent des choses formidables. Dans les années 1960/1970, c’était un peu la mode, il y a eu Godard, Pasolini, qui faisaient tout à coup un quart d’heure d’un film. C’est passionnant, c’est formidable. Il y a des gestes plus ou moins ratés, il y a des gestes, des moments dont on a du mal à se remettre, et on ne peut plus regarder les autres, même si il y a une pensée commune et qu’une chose les a réunis dans le désir de proposer cet objet. Donc je crois que le problème des Naissances c’était justement que peut-être il n’y avait pas assez de discussions entre les metteurs en scène. Du coup, ils ne réalisaient pas à quel point ils étaient en train de construire un objet commun.

M.B-G. — Tu disais tout à l’heure qu’il y avait une réflexion sur le parcours, qu’elle était très importante. Tu peux en parler plus ?

F.F. — Oui. De fait, réflexion à laquelle on participe peu ou pas assez, même si on est consulté, évidemment.

M.B-G. — Qui s’en charge ?

F.F. — C’est Roland Fichet, même si évidemment il consulte tout le monde. Mais il y a tellement de paramètres qui entrent en jeu : toutes les combinaisons ne sont pas possibles, il y tel acteur dans telle pièce… Il y a des contraintes pratiques, qui font que cette réflexion ne peut pas se mener véritablement, en fait. Une fois qu’on a listé toutes les contraintes, il nous reste assez peu de possibilités. Il faudrait que la réflexion se mène beaucoup plus en amont. Toutes choses qui ont été soulevées à chaque fois qu’il y avait auto-critique sur les Naissances. Ce sont les limites. Toute proposition a ses richesses et ses freins. Je dirais que les Naissances c’est essentiellement un projet d’auteurs et d’acteurs. En fin compte, ce qui faisait les Naissances, c’étaient les acteurs. Une équipe réduite d’acteurs, qui abordait un grand nombre de textes. En fin de compte c’était eux le cœur des Naissances, dans la mesure où les metteurs en scène, ils arrivent et ils partent. On ne se croise pas beaucoup, même si on est là. C’est vraiment cette compagnie d’acteurs qui fait les Naissances. Une compagnie agréable et légère. C’est dans ce sens là que je disais ne pas avoir le sentiment d’une pression. On sent bien que la focalisation se fait sur les textes et sur les acteurs, pas sur les gestes de mise en scène. Même si je pense qu’ils sont absolument indispensables. Mais, de manière assez heureuse, ces gestes se placent au même niveau que d’autres choses.

A.K. — Sur cette question du rapport entre ce qui précède et ce qui suit, est-ce que justement tu peux revenir sur ce petit dogme que vous vous étiez fixés entre metteurs en scène ?

F.F. — Oui, c’était : on fait avec ce qu’il y a. On ne met pas plus que ce que les acteurs peuvent apporter sur le plateau. Je trouvais ça très très bien. Et c’est ça qui a tenu à Reims, et qui était très beau, le fait de le faire dans ce petit théâtre, et les trois propositions à la suite. Même si on peut dire qu’esthétiquement c’était très différent — et heureusement — ce dogme a lié ces trois textes, ces trois gestes-là. Le fait que les moyens donnés soient sensiblement les mêmes, en tout cas que les règles du jeu soient les mêmes, ça crée un ensemble. C’est évident. Je pense que pour un spectateur, s’il passe du Jon Fosse au Lev Rubinstein [18],  c’est un grand écart, outre le fait qu’il doit gigoter pour y aller. Il ne reste pas dans la salle. Le déplacement physique [19], qui fait partie des Naissances, est aussi à questionner, parce qu’il y a des textes qui en bénéficient. Par exemple au TGP, le fait d’aller dans l’atelier décor pour voir les travaux de Renaud Herbin et Julika Mayer, ça m’avait aidé. On descendait. Par contre je trouvais que les déplacements vers le terrier [20] n’étaient jamais très évidents.

A.K. — Les règles du dogme partent du texte de Jon Fosse ?

F.F. — Non, non. Elles partent d'avant. Nous en avions parlé avant mais nous n’avions pas fixé les choses. C’est notre désir qui a tenu la chose. Même si je sais que Stanislas Nordey était un peu rétif à l’idée au départ mais il l’a fait et c’était formidable. D’autant plus que je trouvais qu’à Reims Tombeau chinois était très abouti. Beaucoup mieux réussi qu’au TGP. Sans comparaison.

M.B-G. — Comment tu expliques cela ?

F.F. — Je pense que le geste était plus juste. Je pense qu’au TGP il y a eu un resserrement, mais pour d’autres raisons. Je pense que Stanislas Nordey, du fait-même d’être au TGP, était dans une tension personnelle qui faisait que le geste n’était pas aussi léger, simple et gratuit que le geste qu’il pouvait faire à Reims. La difficulté des Naissances, c’est malgré tout, un travail très cadré dans le temps. Comment est-ce qu’on retravaille ? Dors mon petit enfant on l’amène à maturité pour Reims, comment est-ce qu’on le retravaille pour qu’il puisse soit se maintenir, soit évoluer jusqu’au TGP ? Ce sont des choses très difficiles à calculer. Cela explique qu’une chose qui paraît très solide à un endroit devienne incroyablement fragile quinze jours après. Cela fait partie des difficultés que j’ai pu rencontrer. Mais pour cette idée du dogme, je trouve qu’on devrait le faire beaucoup plus souvent. Parce que d’abord c’est excitant. Je crois que ça venait aussi d’un constat de Roland Fichet qui était le suivant : les Naissances, du fait du peu de temps de travail, donnaient lieu à une débauche scénographique qui faisait que les textes étaient mis en image de manière extrêmement forte. Je sais que très vite j’avais réagi en disant : « la scénographie je peux en faire sur d’autres projets, ce n’est pas ce qui m’intéresse si je viens faire les Naissances. Ce qui m’intéresse, c’est cette question d’acteurs qui viennent d’ailleurs et qui arrivent, et qui vont repartir ailleurs ». (Un temps) C’est le danger. Quand on fait un projet, on commence toujours par avoir plein d’idées, une majorité de très mauvaises idées, en tout cas pas adaptées au projet. Et ces mauvaises idées, souvent, elles se traduisent dans la scénographie. On a des tas d’idées délirantes de scénographie, qui tiennent du dispositif, et je crois que c’est l’écueil dans lequel pouvaient tomber les projets des Naissances : l’itinérance du public faisait qu’on pouvait avoir la tentation d’aller vers une succession de dispositifs, de rapports aux spectateurs, au détriment d’une rencontre entre un interprète et une écriture. Le texte de Noëlle Renaude, on l’avait d’abord imaginé, avec Renaud Herbin, comme une déambulation. Et très vite on s’est dit : « mais c’est sur un plateau que cela doit se faire, et le public doit être assis dans une chaise, et il ne faut pas essayer de contourner la difficulté ». On peut faire des choses très malignes, mais au bout du compte ça n’a pas grand intérêt. Je trouve que dans les Naissances, effectivement, la tentation pour certains metteurs en scène, c’est peut-être de se jeter sur des formes « à part ». C’est peut-être aussi parce que moi-même j’ai fait cela sur d’autres spectacles que je n’en avais pas du tout envie. J’avais au contraire plutôt envie de cadrer, et d’être sur un plateau, dans un rapport frontal, sans scénographie, quelque chose d’assez brut. Même si effectivement sur le texte de Noëlle Renaude il y avait cinquante chaises sur le plateau, donc on peut dire : ah, c’est de la scénographie… Mais en même temps ce n’est pas grand chose, tout était donné au départ. On aurait pu être plus malins, plus roublards que ça, et on ne l’a pas été. C’est ce qui m’a plu, à Reims, quand on a fait les trois textes. C’est ça, c’est vraiment ça. Je trouve que la déambulation, le parcours sont formidables, mais ils mettent en jeu d’autres notions, et peut-être qu’en fin de compte ce n’est pas la meilleure manière d’entrer en rapport avec une écriture que de gigoter. On gigote suffisamment dans sa tête en passant d’un auteur à un autre, d’une proposition à une autre. Si en plus il faut se lever… Moi, ça me demande énormément de concentration, d’attention, simplement pour être réceptif. Peut-être que c’était bien que cela s’arrête les Naissances, justement parce que ça a fait le tour de ces questions-là.

A.K. — Est-ce que tu as rencontré dans les Naissances des acteurs qui répondaient à tes questions ? À tes attentes ?

F.F. — Oh oui, beaucoup. C’est pour ça que quand tu dis : « c’était difficile cette question d’imposer des acteurs… »  pas du tout, parce que d’abord je trouve ça extrêmement réconfortant et j’adore la contrainte. Le principe de la commande, c’est extrêmement reposant. Ça ne veut pas dire que je travaille moins, mais c’est comme une récréation, au sens fort du terme. Or, la contrainte était simplement de travailler avec des acteurs extrêmement au fait, je dirais, de ces écritures contemporaines, des différentes manières pour être en rapport avec ces écritures. Ils étaient quand même rompus à ces pratiques, et avaient rencontré beaucoup de metteurs en scène différents. J’imagine que les acteurs qui ont fait ça ont appris plus qu’en quatre ans d’école. C’est passionnant, ça leur demande à la fois une très grande souplesse et l’exigence d’aller à fond dans chaque chose. Le choix des metteurs en scène fait par Roland Fichet est aussi extrêmement important. Il allait aussi chercher des gens qui avaient des points de vue très fermes sur la pratique, sur le théâtre, sur le plateau, sur l’acteur, sur le texte. Pour les acteurs ça devait être assez formidable de pouvoir se confronter à des points de vue totalement contradictoires. Non, les acteurs, je les trouvais assez incroyables, avec évidemment des rencontres importantes. Je peux parfaitement envisager de travailler avec certains en dehors du cadre des Naissances, il y a des gens avec lesquels j’ai envie de travailler, c’est évident. C’est évident, parce que… c’est toujours le cas quand on rencontre quelqu’un avec qui ça se passe formidablement bien sur un projet. Par exemple le travail sur Dors mon petit enfant [21]. Il y a des acteurs avec lesquels je n’aurais jamais fait ça, parce que je ne les aurais pas sentis capables d’assumer, de rêver cette forme là. Je savais qu’elle était extrêmement exigeante, sans filet, casse gueule. Pour la bande des filles, c’est pareil. Par rapport à de jeunes acteurs que j’ai pu croiser, je les trouvais extrêmement pointus.

A.K. — Je repense à ce que tu disais sur la technique spécifique, je pense en particulier à Karim Qayouh que tu faisais grimper à dix mètres du sol, qui restait dix minutes la tête en bas [22]

F.F. — Oui, alors Karim ça vient de sa pratique personnelle, sa pratique physique. C’est peut-être mon goût de la danse, aussi. J’aime beaucoup les interprètes qui ont des corps, et qui ont le goût du corps et du mouvement, de la pratique physique, qu’elle soit sportive ou autre. Karim a cette pratique corporelle qui est absolument sidérante. Il fallait arriver à la fois à les concentrer et à les centrer, et Karim, dans ce que j’ai pu voir, c’est un acteur très habile, qui a une vision de lui-même, une image de lui-même très précise — qui ne correspond pas forcément à ce qu’il dégage sur le plateau. Il pourrait avoir une tendance, c’est peut-être le seul, à jouer les choses un tout petit peu « en général ». Mais par exemple dans le travail qu’il faisait sur le texte de Roland Fichet mis en scène par Annie Lucas, Massacre dans le Bronx, il était très cadré. Il a compris qu’il avait besoin de ça. Or, justement dans le Fosse je ne voulais pas les cadrer dans une technique de diction, ou orienter les regards, ou quelque chose comme ça. Et donc je me suis appuyé là-dessus pour essayer de le ramener à lui le plus possible : ce recentrage passait par le physique. Il aime ça. Ça le nettoyait beaucoup. Et puis je trouvais que ça allait très bien avec ce texte justement, parce que comme tu le disais c’est un texte dont on pourrait penser qu’il est un peu désincarné. Et moi j’y lisais tout autre chose, au contraire un univers qui peut paraître très en surface, un peu ténu, où les choses sont égrenées. On ne peut pas vraiment parler de sous-texte dans la mesure où le sous-texte fait référence à une tension dramatique, en tout cas dans mon esprit, et là il ne s’agit pas de tension dramatique. Tout ce qu’il implique philosophiquement fait qu’il ne peut pas être désincarné, c’est forcément très incarné. Très affirmé aussi, même si c’est l’affirmation du doute, l’affirmation de la question, puisque ce n’est que ça, Dors mon petit enfant. On a beaucoup travaillé sur cet état, le passage de la veille au sommeil, du sommeil à la veille, sur cette détente de la sieste, ces états où la conscience est plus poreuse, laisse passer les choses… C’était aussi un travail sur l’espace, et cette capacité absolument insensée à pouvoir grimper partout, le danger que cela comporte, c’était un traitement de l’espace.

A.K. — Oui, parce qu’il arpente l’espace dans tous les sens.

F.F. — Oui, alors qu’il y en a un — Olivier [23]— qui est assigné à résidence. Il est sur sa chaise et il ne peut pas bouger ; enfin, il travaille autour. Et Mathieu [24] qui était complètement… il est insensé. Il est magnifique, je l’adore. Nous avons travaillé le rapport au chant. Il a une drôlerie tout à fait particulière. Il a quelque chose qui est lié au burlesque, pour moi. C’est-à-dire quelque chose de profondément tragique qui provoque du rire, qui se transforme en rire. On avait aussi travaillé sur ce qui le constitue, qui est très ambiguë dans sa présence. À tous les sens du terme. Aussi bien une ambiguïté sexuelle qu’une ambiguïté d’âge, qui se manifestait physiquement et vocalement.

A.K. — Et pour Olivier Hussenet comment décrirais-tu l’espace de travail ?

F.F. — Je crois qu’Olivier a besoin d’avoir du grain à moudre, des choses très précises à faire. Il m’avait dit qu’il avait envie d’aborder la danse, qu’il avait commencé, qu’il avait envie de bouger. Je lui ai proposé un certain nombre de choses extrêmement formelles, dans lesquelles son appétit, son goût pour la forme étaient satisfaits. Peut-être en partie à son insu. Mais c’est toujours ce qui se passe sur un plateau : on croit faire une chose et c’est une autre qui touche les gens, une chose passionnante. Peut-être dans la vie, aussi. Donc il s’agissait de faire que son envie de maîtrise, d’être sur l’objet, de tirer les fils de sa pratique et de sa présence, puisse s’épuiser dans un travail extrêmement formel, et que le plus intéressant, c’est-à-dire tout le reste, nous parvienne aussi. Ce qui m’a profondément plu dans le travail que j’ai fait avec les acteurs, c’est qu’ils saisissaient très bien ces enjeux là, et qu’ils étaient capables d’en parler, ce qui n’est pas toujours le cas avec les acteurs. C’est en ce sens là que je trouvais qu’ils avaient une maturité de praticiens. Parce qu’évidemment il n’y a pas un état idéal de jeu, il y a simplement à faire avec ses pentes naturelles, et il faut savoir à la fois y répondre, aller dans le sens qu’elles indiquent, et pouvoir travailler à côté aussi. C’est une stratégie que chaque acteur doit développer, et pour chaque projet c’est une stratégie différente ; il faut se mettre en état de création.

A.K. — Tu as aussi procédé comme cela pour Les cendres et les lampions?

F.F. — Non.

A.K. — Parce que là il semble que tu partes vraiment sur les acteurs…

F.F. — Oui, enfin non. On partait des chaises. La manière dont les acteurs arrivaient à travailler le texte à partir de la chaise, ou des chaises. Renaud essayait de développer, de prolonger ces intuitions. Le texte se prête forcément beaucoup plus à la mise en scène. Le principe d’accumulation crée un épuisement d’écoute chez le spectateur, qu’il ne faut pas forcément essayer d’éviter. Il ne faut pas forcément le remplir. Les actrices devaient malgré tout être dans un principe de répétition. Elles étaient quatre [25]. On travaillait sur les accents, entre autres, on est parti de ce qu’elles savaient faire, ou de ce qu’elles avaient envie de faire. Ensuite il fallait qu’on puisse avoir le sentiment d’une répétition d’objets, ou de segments, ou d’unités — même s’il y en avait de plus ou moins longues — qui venaient se poser les unes sur les autres. Les actrices devaient quand même être à l’écoute du travail des autres, beaucoup. D’une certaine manière elles devaient essayer de se ressembler, même si elles ne se ressemblent pas du tout. Mettre en commun le travail pour essayer à quatre de proposer à chaque fois le même geste. Même si ce sont des gestes différents. Construire avec les même briques. C’était un travail un peu plus systématique, d’une certaine manière, et formellement un tout petit peu plus verrouillé.

A.K. — Mécanique?

F.F. — Oui, mécanique, et qui demandait d’autres qualités, comme de la dextérité, des qualités rythmiques. Cela demandait plus de virtuosité, là où le travail de Dors mon petit enfant ne demandait aucune virtuosité, en tout cas apparente. En tout cas surtout pas l’étalage d’une virtuosité.

A.K. — Virtuosité ?

F.F. — De savoir faire. Je parle de rythme ; c’est-à-dire qu’il y avait un rythme à tenir, savoir commencer, savoir finir, et dans ce texte là cela se répète. Ce sont des manières de faire circuler l’énergie qui demandent beaucoup de gymnastique intérieure.

A.K. — Parce que tu ne parlerais pas de virtuosité pour ce que faisaient Karim ou Mathieu ?

F.F. — Non, c’est d’un autre ordre. Ce n’est pas moins spectaculaire. Peut-être d’une certaine manière Olivier. Parce qu’Olivier c’est une chose qu’il — peut-être — désire tout en en pâtissant. Ce n’est pas un jugement, c’est une particularité. Et je peux me tromper. Karim, ce n’est pas tant de la virtuosité que le fait que c’est quelqu’un qui a pratiqué le karaté pendant je ne sais combien d’années. C’est une pratique. Donc l’idée était de le pousser dans cette pratique-là, et cela peut effectivement être très impressionnant. Mais pour moi ce n’est pas du même ordre. Par exemple je n’ai pas chorégraphié ces mouvements, pas du tout. C’est lui qui choisissait. Il y avait des lignes de déplacement mais il n’y avait aucun travail rythmique. C’était davantage un travail sur la constance d’une intensité. Il y avait quelque chose à tendre, et à garder tendu. Le travail sur le texte de Noëlle, à chaque fois c’était un petit objet à façonner, en rapport avec un autre petit objet qui devait être de la même famille, dans la première partie [26]. Dans la deuxième partie c’est autre chose. Dans la deuxième partie, c’est vraiment basé sur le savoir-faire d’un acteur qui tout à coup fait une espèce de show comme on n’oserait pas en faire, mais qui est formidable, parce qu’il est juste à ce moment-là. C’est aussi cela qui m’a beaucoup plu dans les Naissances, en fin de compte : pouvoir passer d’un genre à un autre. Cela fait énormément de bien. En France, il y a une classification. Les genres sont très étiquetés, notamment les pratiques scéniques. On a souvent du mal à concevoir que l’on puisse passer d’un « théâtre de texte »  — appellation que je trouve absolument incroyable — au café-théâtre, à du théâtre d’objet, ou à je ne sais quoi… J’ai pu aborder beaucoup de genres complètement différents parce que j’abordais plusieurs textes en même temps. Je crois que c’est français, très français, ce besoin d’être dans un genre et d’assister au déploiement d’un geste à l’intérieur d’un espace qu’on reconnaît, et qui est borné. C’est peut-être pour ça qu’on dit — dans les images d’Épinal il y a toujours des choses vraies — que les Français ont du mal à aborder Shakespeare. Parce que je pense que justement c’est un auteur qui demande qu’on aborde ses pièces à travers différents types de jeux, différents genres. Ce n’est pas une seule chose qu’il faut démontrer. Il n’y a pas une belle démonstration qui part du début et qui va à la fin. Il n’y a pas d’épure, c’est vraiment au contraire une chose très impure, très bâtarde, a priori mal fichue et rugueuse. Je parle du jeu, de l’agencement des jeux. C’est ce qui m’a plu dans les Naissances, de pouvoir passer d’une chose à une autre. Je pense que les acteurs ne font pas cette classification, ou beaucoup moins. C’est toujours curieux, quand on leur demande ce qu’ils vont voir, ou ce qu’ils aiment, c’est souvent très éclectique. Éclectisme que le metteur en scène aura plus de mal à avouer, ou à assumer.

M.B-G. — On parlait du choix des acteurs, mais le choix des textes comment ça se passe ?

F.F. — J’en avais lus quand même un certain nombre. Je ne les ai pas tous lus, je dois l’avouer. Après, ce n’est pas compliqué. Il y a un certain nombre de textes que tu as envie d’aborder, et puis il y a le temps dont tu disposes. La disponibilité des acteurs. J’avais un peu rencontré les acteurs. Le choix des textes s’est fait, en essayant de voir ce que je pouvais aborder dans ce temps-là, avec ces gens-là. Par exemple A, de Patrick Kermann [27], c’est un texte que j’aime énormément mais je ne voyais pas comment l’aborder dans les Naissances, donc j’ai renoncé.

A.K. — Comment ça ?

F.F. — Parce que peut-être que c’est un texte qui n’a pas besoin d’acteurs, justement, et que sans doute on verserait plus dans le dispositif. Et comme justement on était parti dans cette idée de dogme... Ce n’était pas le lieu. C’est un texte qui s’accommode mal d’un avant et d’un après. On a besoin de l’éprouver, de venir pour ça et de partir avec ça.

M.B-G. — Robert Cantarella, justement, choisit les textes où il sent des obstacles, des contraintes.

F.F. — Cela fait un moment que j’avais envie d’aborder un texte de Noëlle Renaude. Jon Fosse, je n’avais pas lu d’autres pièces mais j’avais vu des représentations de plusieurs de ses pièces, et ça m’avait donné envie de l’aborder. C’est de la curiosité, mais ce n’étaient pas tant les curiosités. On est très différents avec Robert. Je comprends très bien qu’il dise ça, et que ça lui corresponde. Pour ma part j’ai essayé d’aborder la chose de la manière la plus sensible possible. C’est-à-dire complètement lié à un désir d’entendre ces textes et de les travailler, sans être dans un exercice. Je trouve que le problème des Naissances, c’est souvent ça, c’est que ça tient de l’exercice. Et c’est un problème. C’est formidable, l’exercice, mais si ça n’est que ça : qu’est-ce qu’on raconte sur l’écriture contemporaine si on l’aborde de cette manière là ? Au contraire, je me disais qu’il fallait que je sois le moins possible dans l’exercice et le plus possible dans un geste de metteur en scène. Dans mon CV (rire), je marque Les cendres et les lampions, Noëlle Renaude, Dors mon petit enfant, Jon Fosse. Pour moi ce sont deux mises en scène, deux projets que j’ai menés du début à la fin et qui sont aussi importants que Les paravents [28].

M.B-G. — Même si ce sont des formes courtes…

F.F. — Ce n’est pas un problème.

A.K. — Pour revenir à ce que je disais tout à l’heure, sur le fait que le texte de Fosse manque de chair… Je trouvais que la chair apparaissait à partir de cette comparaison étrange, au moment où un personnage compare un lieu à ses enfants. Et de même quand l’autre personnage dit « cela ressemble à celle que j’aime ». Sinon je trouvais qu’il était difficile de faire naître ce dont tu parlais tout à l’heure, cette « émotion du corps disant dans l’espace ». C’est quand même difficile au milieu de ce méta-discours sur le théâtre, l’espace, le temps...

F.F. — Oui. Oui, mais en même temps je ne l’ai pas pris comme ça. Ça commence par « où sommes nous ? ». C’est pour ça que je disais qu’on était parti de la nouvelle de Fosse, Kant. C’est un père qui garde son enfant le soir. La mère est absente et l’enfant n’arrive pas à dormir. Le père va dans sa chambre et l’enfant n’arrive pas à dormir parce qu’il commence à penser à l’univers, à l’immensité de l’univers, à l’étendue, à cette chose qui est quand même absolument vertigineuse et qui nous dépasse largement. Je pense que même si on est physicien et qu’on a trouvé la formule qui permet de mettre en équation cette question là, elle reste vertigineuse. C’est une nouvelle qui est très belle de ce point de vue. On a essayé de faire que ce « où sommes nous ? »  puisse aller jusqu’au vertige de la même manière que cette question sur l’étendue de l’univers. Enfant je me posais cette question-là. Aujourd’hui encore, sauf que j’ai simplement appris à me dominer et donc à ne pas trop me la poser, car si j’essaye de me la poser ça peut finir par me mettre dans un état physiologique très particulier. Je demandais aux acteurs de se poser cette question « où sommes nous ? »  de la manière la plus vaste et la plus vertigineuse possible, ça les faisait tomber dans un état de corps… Justement : dans un état de corps. C’est un processus identique pour le « je n’en sais rien ». C’est-à-dire qu’on a essayé à chaque fois de rendre la proposition la plus dense et la plus cruciale possible. Ça ne veut pas dire dramatique. Cela peut être en apparence apaisé, ou en tout cas, calme. Ce travail est en rapport avec ce que la pièce raconte, en rapport avec la manifestation d’un attachement amoureux, ou d’une filiation. Quand ces éléments arrivent — « celle que j’aime »  « ce sont mes enfants »  —, normalement, on est suffisamment chauffé à blanc pour qu’ils viennent s’intégrer au même niveau que les autres. Il ne faut pas que cela soit une augmentation, il faut que les interrogations qui ont été posées, ou les propositions qui ont été données dans cet espace soient déjà à ce niveau là d’intensité.

A.K. — Est-ce le même niveau métaphysique que « Où sommes-nous ? » 

F.F. — Voilà. Ça le resserre évidemment. Déjà parce que là on a un « nous ». On a travaillé là-dessus, le « je »  et le « nous » , l’adresse à l’autre. Ça crée des groupes de propositions.

A.K. — Est-ce que du coup, dans ce texte, pour toi, tout est au niveau posé dès le début ?

F.F. — Non, il y a des propositions qui sont plus faibles que d’autres. Évidemment. Mais il me semblait que ce texte permettait d’aborder des questions comme l’exaltation de la pensée. C’est une chose dont Robert Cantarella parle très bien. Il parle de la sensualité de la pensée. Il a raison, on peut être transporté dans des états physiologiques que l’on éprouve dans des rencontres sensuelles, ou dans l’épuisement de la sensualité. C’est très proche, en fait. Je pense que c’est une chose que je recherche dans le rapport à la parole. Souvent, toujours. D’où mon attirance pour le fait d’aller dans le camp de ceux qui, plus que les acteurs, auraient un corps. Les danseurs, par exemple. En tout cas qui seraient dans un rapport un peu plus attentif à ce corps là. Pas du tout une volonté de maîtrise. Je parle des danseurs contemporains, pas des danseurs classiques.

A.K. — Du coup, est-ce que tu introduis une fiction dans ce texte là ?

F.F. — Non, aucune. On n’a travaillé que sur ce dont je te parle. Les adresses. Sur la relation, sur le rapport. Il n’y a pas d’autre fiction que cette chose extrêmement concrète, il n’y a pas de fiction parallèle, il n’y a pas de narration qui viendrait sous-tendre celle-ci. À mon sens, si on faisait ça, cela contredirait totalement la proposition que j’essaye de faire. Quand on est dans une interrogation du vide, et autour du vide, ou dans le vide, il faut qu’il y ait du vide pour que le vertige puisse advenir. Si le vide est un faux vide, cela ne peut pas aller.

A.K. — Parce que le texte présente quand même une évolution dramatique, très légère. Et un aspect conclusif à la fin, quand même.

F.F. — Oui, un petit peu. Oui oui. Je crois me souvenir qu’il y a une petite…

A.K. — Une petite clausule, à la fin.

F.F. — Oui.

A.K. — Enfin, ils sont dans l’affirmation, à la fin.

F.F. — C’est ça. Ce qu’on peut dire simplement c’est qu’il y a un point — il faut le chercher, hein — mais il y a un moment où les personnages sont au bord de la rupture. Il y en a un qui commence à perdre pied. C’est vraiment de la micro-narration, ce petit soutien-là, ce léger apaisement final. Mais il faut arriver à le présenter de telle manière qu’on puisse imaginer que cela repart. C’est-à-dire que ce n’est pas une fin en soi. On a un cycle qui va être suivi d’un autre.

A.K. — D’ailleurs dans ta mise en scène, est-ce qu’il y avait vraiment une véritable fin ?

F.F. — Non, il n’y avait pas de fin. Je ne crois pas. Il n’y avait pas de fin en tant que telle. On laissait simplement résonner la chose et à un moment il y avait un effet de lumière qui faisait que c’était la fin parce qu’il fallait bien qu’on signifie que c’était la fin, mais voilà. Après, il y a mille façons. Je ne sais pas quelle solution on avait trouvé pour ça, mais cela ne devait pas être très éloigné de ce que je raconte. Dors mon petit enfant, dans l’état actuel du théâtre, de la production, c’est un texte inmontable. Non pas pour ce qu’il est, mais c’est un texte de 17 minutes. Et aujourd’hui, un texte de 17 minutes, pour le faire exister en soi, ce n’est pas possible. Le format du texte. On n’a pas parlé de ça, mais peut-être que les Récits de Naissances ça permet… C’est une commande au départ, mais peut-être que ça a créé des textes qui n’auraient jamais vu le jour, et qui ont un format totalement atypique. Peut-être que pour les auteurs, je ne sais pas, j’imagine, ça a pu être un format formidablement rafraîchissant. De ce fait là, pouvoir tout à coup travailler dans un format totalement hors norme.

A.K. — Et pour toi, justement. Tu dis que tu ne l’as pas pris comme ça…

F.F. — Si, j’ai travaillé sur un format hors normes, mais je l’ai travaillé comme une pièce de deux heures et demie. Sauf que je n’aurais pas pu le faire ailleurs. Je trouve ça pas mal, de se dire ça. C’est toujours intéressant de penser les choses comme ça : se dire que là on aborde une chose que l’on ne pourrait pas faire ailleurs. Avec du désir, comme on aborderait un autre projet, mais il se trouve que c’est dans ce cadre là que l’on peut faire ce projet et on ne pourrait pas le faire ailleurs. C’est évident. Malgré toutes les difficultés dont je parlais, succession des pièces et tout ça…

A.K. — Oui, la question que j’avais tout à l’heure, c’était : est-ce que tu vas voir ce qui se passe avant et ce qui se passe après, pendant les répétitions, est-ce que tu en tiens compte, du coup, pour ce que tu fais.

F.F. — Non, je n’en tiens pas vraiment compte. J’en tiens compte par rapport aux acteurs. C’est presque eux qui en tiennent plus compte que moi. Par contre je vais voir les choses, oui. Quand on est tous sous le même toit, on peut aller voir les choses, c’est plutôt bien. C’est pour ça que j’aimais bien cette histoire du dogme ; ça me faisais penser au portrait chinois… Non, aux jeux des surréalistes, les cadavres exquis. C’est vraiment sur ce principe là, c’est pour cela que j’aimais bien l’idée du dogme : tu as un bout, tu continues, tu déplies et tu ne sais pas très bien…

M.B-G. — Je voulais juste savoir s’il y avait un dialogue qui s’établissait entre les metteurs en scène, Annie Lucas, Robert Cantarella, Renaud Herbin, Julika Mayer, Stanislas Nordey, pendant les répétitions.

F.F. — Non, pendant les répétitions, pas du tout. Mais il y en a eu en amont, et puis la chance d’avoir fait Binic [29], pour moi, ça a été ça. Pour moi Binic fait partie des Naissances et j’ai fait les Naissances à partir de Binic. C’est un travail en deux étapes, mais ce ne sont pas deux choses isolées. Stanislas n’était pas là, mais il y avait Robert et Annie, il y avait Renaud et Julika, tout le monde était là. Donc en fin de compte, ce dialogue on l’a eu, on a partagé beaucoup de choses avant.

A.K. — Et Robert parle beaucoup — c’est plus lié à l’histoire des Naissances — de laboratoire, ce qui rejoint peut-être l’exercice dont tu parlais tout à l’heure. C’est-à-dire que pour lui les Naissances étaient un espace où il tentait des choses qu’il ne pouvait pas faire ailleurs. Et il essayait ; il avait un peu aussi une espèce de boulimie de mise en scène, et apparemment toi tu n’es pas trop dans cette direction là, quand tu prends deux textes…

F.F. — Il y a eu Binic avant. J’aurais fait comme les autres. Je ne suis pas moins boulimique que les autres, j’aurais eu envie de faire plein de trucs… ça ne correspond pas vraiment à ma façon de fonctionner. J’ai besoin de plus de temps. Comme vraiment je m’appuie beaucoup sur les acteurs, ça prend du temps. Pour moi la mise en scène, en soi, elle ne naît qu’à partir du moment où il y a une rencontre entre un texte et un acteur. Après cela se développe, on peut commencer à arriver à d’autres choses. Enfin cela n’est pas complètement vrai, parce que ça avance en même temps, mais… Donc cela demande beaucoup plus de temps, parce que l’on ne peut pas présumer de ce que sera une rencontre, même si on essaye de donner des directions et une forme à cette rencontre. Il y a eu Binic avant, et j’ai entendu tout ce qui n’allait pas.

A.K. — Tu as été prémuni…

F.F. — Voilà. Et je me suis dit je vais travailler dans ce sens là. Mais je comprends parfaitement que Robert parle de laboratoire et de choses comme ça, parce que ce sont des choses dont on parle souvent. Pour essayer une chose, j’ai besoin d’une semaine. Robert, pour essayer une chose, il a besoin d’une demi-heure. C’est tout. Ce n’est ni mieux ni moins bien. C’est profondément différent. Je ne sais pas quand la chose a lieu ; je mets du temps à m’en apercevoir. Je ne la repère pas forcément comme un signe, je sais qu’elle doit se développer. Peut-être parce que j’ai été acteur aussi pendant longtemps, je sais que c’est long, le travail d’appropriation avec une écriture, c’est long. Tu as beau entendre une proposition, tu ne peux pas la réciter d’emblée. Voilà… Mais on peut dire d’une certaine manière que c’est un laboratoire. D’ailleurs on en parle. Mais pour moi le laboratoire de théâtre, il a un nom : c’est les répétitions. Pour moi ce n’est pas plus un laboratoire que les propositions que je mène quand j’ai un projet. Sauf que là, effectivement, la particularité c’est que je peux aborder certains textes qui ont un format particulier, avec des acteurs qui sont rompus à des pratiques de théâtre bien particulières. Pour moi, le laboratoire, ce sont les répétitions.

A.K. — Est-ce que tu pourrais essayer de définir le travail des différents metteurs en scène que tu as vus pendant les Naissances ? Une espèce de petit portrait de ce que tu as vu dans les Naissances, par rapport à ce que tu connais ailleurs, aussi. Comment ils tracent là-dedans…

F.F. — Je pense que Robert Cantarella est quelqu’un d’incroyablement brillant intellectuellement. Je pense qu’il est pareil dans le travail, c’est-à-dire qu’il a une rapidité d’association, une capacité d’associer des formes. C’est beaucoup plus ingénieux, c’est vraiment extrêmement pertinent. C’est quelqu’un qui met très vite en forme, même si après il est capable de changer. Je sais que ça n’est pas du tout mon fonctionnement. Il a des intuitions absolument formidables, j’adore ça parce que je trouve ça extrêmement excitant, très divers… Stanislas Nordey, c’est quelqu’un que je connais bien, donc ce que je vais dire dépasse ce que j’ai pu voir sur les Naissances. C’est quelqu’un qui a des axes bien précis dans son rapport aux acteurs, qui sont liés d’abord à une chose : le rapport frontal. Le théâtre, pour lui, en passe par le rapport frontal, en tout cas jusque là. Il a soit du mal, soit pas envie de sortir de ce rapport là. Qui est un lien aussi au spectateur, et à la représentation. Je trouve qu’il y a des textes sur lesquels c’est formidable, et qu’il y en a d’autres sur lesquels ça pose plus question. Il fait un travail sur le mot — surtout depuis quelques temps — que je trouve quasi obsessionnel, sur le fait d’essayer de l’incorporer d’une manière presque, je dirais, visible, dans la mesure où c’est souvent accompagné d’un geste répétitif, comme si une partie du mot venait posséder un membre et que le texte se réécrivait à partir de ça. Ça ce sont des choses que je repère, et qui encore une fois sont formidables sur certains textes. Le travail qu’il a fait à Reims sur Tombeau chinois était magnifique. Il y avait ça, mais il y avait aussi… la frontalité, ce travail sur le mouvement, le travail sur la langue, mais peut-être aussi parce qu’il est question de ces dalles [30], je ne sais pas comment dire. C’est comme des petits segments dont il est question dans ce texte, et cela vient former un dallage. Je trouve que dans tout son travail de découpage extrêmement précis, rigoureux, presque asséché, par moment, il y a une volonté non-dramatique, c’est évident. Il y avait un refus catégorique du dramatique, qui faisait qu’on entendait formidablement bien le texte. Cela était éclairé par ses qualités de metteur en image qui sont assez exceptionnelles. C’est un très grand metteur en image. Même si ces derniers temps il a beaucoup travaillé sur le texte, sur le mot, c’est quelqu’un qui a une capacité à faire exister le plateau pour l’œil, avec trois fois rien. Et là c’était patent dans Tombeau chinois. Il y a aussi chez lui une volonté de faire que les acteurs parlent tous la même langue. Ce qui n’est par exemple pas du tout le cas chez Robert. Robert adore travailler avec des acteurs qui viennent d’univers très différents, et mélanger les genres. Il aime ça. Il aime le côté hybride. Chez Robert — c’est différent maintenant — il y a eu très longtemps un refus de l’émotion, de l’émotion au théâtre, du drame qui s’afficherait. C’est peut-être pour cela qu’il passe d’une chose à une autre, aussi : pour éviter qu’il y ait une installation, ou que le spectateur puisse s’installer, à un moment donné, et se relâcher dans une posture ou il pourrait se laisser aller à être ému. Donc c’est le contre-pied, c’est le pas de côté. Après, cela dépend de quelle émotion on parle. Pour moi l’émotion est indispensable sur un plateau. Il y a des qualités d’émotions différentes. Annie Lucas, je n’ai vu son travail que sur les Naissances. C’est quelqu’un qui est extrêmement proche des textes, très proche des écritures contemporaines, qui essaie vraiment de lier la pratique de l’acteur avec ces écritures, avec les structures des pièces, dans des gestes qui sont souvent extrêmement nets, formellement. Oui, très cadré. Encore une fois je parle de ce que j’ai vu. Le jeu de l’acteur ne se développe que dans ce cadre là, soutenu par une virtuosité de metteur en scène, un éventail extrêmement large, vaste. Voilà. Maintenant je n’ai pas vu assez de choses pour pouvoir en parler au-delà de ça. Mais par exemple, Annie, c’est l’évidence, elle a commencé à mettre en scène en dehors des Naissances et c’est formidable qu’elle mette en scène en dehors, qu’elle s’éloigne et qu’elle fasse son propre trajet. Je pense qu’elle a un potentiel énorme par rapport à ce qu’elle a pu montrer dans le cadre des Naissances, dans la mesure où elle était contrainte, puisqu’elle faisait partie de l’aventure d’une autre manière. Même si Roland prenait en charge les choses. Je pense que dans le cadre des Naissances le geste n’était pas aussi léger pour elle qu’il pouvait l’être pour nous. Après il y a une chose, avec Robert, je sais que je ne l’entends pas bien dans la manière dont lui l’entend, mais souvent on parle du signe, de la manière de décrypter les signes de la représentation. Je suis d’accord avec lui, souvent, mais en même temps pour moi les signes ne sont pas si clairs que ça.

A.K. — Dans ses mises en scène ?

F.F. — Dans son regard de spectateur. Dans ses mises en scène si, les signes sont extrêmement clairs. Enfin, en même temps je trouve qu’il a un geste de metteur en scène d’une complexité phénoménale. Parce qu’il travaille sur plusieurs plans différents. Robert se situe au niveau de la représentation elle-même, et sur ses signes. Sur ce que dit un signe, pourquoi le choix de tel signe plutôt que tel autre… C’est vraiment un obsédé de la mise en scène, dans le bon sens du terme. Un amoureux de la mise en scène. Je pense qu’Annie Lucas n’est pas loin de cela, d’une autre manière, elle est très au fait des pratiques et des techniques. Parce qu’elle l’a beaucoup fait, de façon extrêmement méthodique, méticuleuse, acharnée. Je pense que tout cela naît aussi de la façon dont on lit les textes. De la même manière que je pense qu’on fait du théâtre avec ce qu’on est en tant que spectateur, on fait aussi du théâtre avec ce qu’on est en tant que lecteur. De quelle manière va-t-on lire un texte, naviguer à travers, qu’est-ce qui va nous accrocher ? Notre attention pour une écriture influence le passage à la scène. Quand tu me demandes, le travail que j’ai fait sur le Fosse, moi c’est la première chose que j’y ai vu, et j’ai essayé de travailler dans ce sens là. Et après je me suis rendu compte qu’il y avait effectivement une progression dramatique, mais à la première lecture je ne la vois pas du tout. Je passe totalement à côté. Le fait que cela se clôt, par exemple. Il me faut être sur le plateau avec les acteurs pour commencer à réaliser ce que c’est… Par contre, c’est plus le goût, une forme de goût, d’odeur d’un texte, le goût d’un texte qui font que j’aurais envie d’aborder ce qui me vient en tant que lecteur. Les images qu’il peut me provoquer, ou la manière dont il va me permettre d’aborder l’espace théâtral, aussi. Pour en revenir aux metteurs en scène dont je parlais juste avant, tous ont un point commun, ce sont de grands lecteurs. En tout cas ce sont des gens pour lesquels la lecture est une chose fondamentale, et leur geste de metteur en scène part de là, part de la lecture. Et ce n’est pas un hasard, si ces gens se trouvent réunis là.

A.K. — Et puis cela part d’un auteur, aussi.

F.F. — De fait. Renaud et Julika [31], c’est encore autre chose. Par exemple quand on a travaillé sur Les cendres et les lampions, Renaud me disait « il faut couper du texte, il faut… ». Il aborde le texte comme un chorégraphe. Le texte c’est un terreau à partir duquel il va commencer à écrire lui-même. Je ne dis pas qu’il n’a pas le goût du mot, mais l’écriture est plus vécue comme une gêne, un carcan, que comme une possibilité d’ouverture, de création ou débouchant sur de l’inconnu ou je ne sais pas quoi. Sur Les cendres et les lampions, en fin de compte ça me paraissait évident qu’il ne fallait pas couper, parce que si on commençait à couper on ne s’en sortait pas. Ça c’était intéressant. Pour Renaud, il est plus difficile de parler de son geste de metteur en scène. D’abord c’est beaucoup plus un interprète, quelqu’un qui est sur le plateau dans ses mises en scène, la plupart du temps. Il est aussi scénographe, créateur de l’espace, y compris des protagonistes, puisque ce sont des objets et des marionnettes. Je ne peux pas parler de lui en tant que metteur en scène. Pour moi il est metteur en scène, mais il est aussi plein d’autres choses. De même que c’est aussi un auteur, très clairement. C’est quelqu’un qui a son monde à lui. Il dit que le rapport au texte n’est pas une chose essentielle, qu’il ne part pas de là. Tous les metteurs en scène dont on vient de parler partent tous de là, partent tous du texte, partent tous d’une pièce de théâtre. Même si, pour moi, le fait de travailler avec Bernardo Montet me pose aussi la question du texte. Non pas que je veuille l’évacuer — je ne parle pas de rompre la structure d’un texte — mais est-ce que le mot est toujours le mieux qualifié pour rendre compte, restituer la chose dont il est censé parler ? Est-ce que parfois le corps, ou le chant, ou la musique peuvent prendre le relais ? Je continue à travailler avec lui en ce moment sur ces questions là : le rapport de la parole et du mouvement, ou du mouvement et du chant. Mais malgré tout, il y a le texte, au départ.

A.K. — J’ai une question plus générique, à laquelle tu ne peux répondre que par rapport à ce que tu as vu. Comment est-ce que tu définirais la place de Roland Fichet dans le processus des Naissances ?

F.F. — C’est lui qui a l’initiative, donc c’est l’initiateur, déjà, c’est important. (Temps) C’est une chose qui lui a pris dix ans, et c’est une chose qui a été absolument essentielle dans son parcours d’auteur, que d’être à un moment donné à côté des auteurs, et de passer commande à des auteurs, et de les pousser à écrire. Je pense que cela a dû être formidable, mais je pense qu’il était temps qu’il s’arrête. Pour lui. Pour lui en tant qu’auteur, pour lui en tant qu’écrivain de théâtre. Parce qu’il faut qu’il écrive, maintenant. Enfin, je ne sais pas comment dire… Ça part d’un désir de théâtre et d’un amour pour le théâtre, long, un amour pour cet art aujourd’hui, inscrit dans son temps. Il a fédéré un nombre d’énergies absolument incroyables, fait se rencontrer et se croiser des gens absolument divers, formé, à mon sens, plusieurs équipes d’acteurs à ces écritures. Il a été au bout de ça mais maintenant il ne faut plus qu’il y touche. C’est-à-dire que maintenant il doit absolument réécrire et ne s’occuper que de ça, quitte à s’éloigner parfois du plateau, d’ailleurs. Pour mieux y revenir. On a eu cette discussion parce que je vais mettre en scène Animal. Et quand il m’a lu Animal la première fois cela s’appelait Ça va. On a beaucoup parlé de ça. En même temps c’est aussi, au-delà du geste d’amoureux, un geste militant, qui a été extrêmement important. Je ne parle pas tellement de la place de Roland là-dedans parce que je parle plus du fait qu’il ait arrêté et que je trouve ça formidable qu’il ait arrêté. Il a apporté énormément à toutes les personnes qui ont traversé les Naissances et qui ont gravité autour. Lui ça l’a porté, certainement, mais ça l’a peut-être éloigné de lui en tant qu’écrivain, pendant un temps. Et je pense qu’il était temps que cela s’arrête pour revenir à la question qui est centrale pour lui et qui occupe sa vie. Encore une fois j’en parle d’autant plus tranquillement que je vais mettre en scène Animal, et que je suis heureux de ça. Mais je pense que c’est normal. Il y a des tas de moments où des auteurs de théâtre ont fait autre chose qu’écrire. Je pense que tout ce qu’il a abordé, tout ce qu’il a traversé là va se déposer. Je ne sais pas si ça s’est déjà déposé, mais cela va se déposer. Ça s’est peut-être déposé au fur et à mesure. Mais maintenant il doit passer par une période de… En tout cas de silence pour qu’il puisse écrire. Avec ce nouveau territoire : tout ce qu’il commence à faire avec l’Afrique. Je ne sais pas si j’ai répondu à la question…

A.K. — Je demandais ça parce que Jean-Michel Rabeux [32], qui a mis en scène dans les Naissances, disait que c’était un geste d’auteur que de faire les Naissances, et qu’il ne voyait pas un metteur en scène, ou quelqu’un d’autre faire ça.

F.F. — Ça c’est sûr. Ce qui est aussi troublant, c’est que les auteurs aient besoin de cette proposition pour pouvoir avoir un champ d’existence. C’est pour ça que cette proposition a aussi son poison.

A.K. — C’est symptomatique d’un état.

F.F. — Oui, qui au bout d’un temps te mine. Même si cela propose des choses. Dans le même temps où cela propose des choses, cela te sape. Donc c’est complètement un geste d’auteur mais à tous les sens du terme.

M.B-G. — J’avais une question par rapport à ton regard de spectateur, sur la déambulation. Tu disais que cela de posait des problèmes. Est-ce que tu as des souvenirs précis ?

F.F. — La déambulation c’est une manière physique de passer d’un lieu à un autre, donc ça peut jouer dans ce sens-là. La déambulation est délicate, parce qu’elle est forcément encadrée. Tu vas me dire quand tu es dans ton siège tu es encadré aussi, mais il y a un moment où tu peux un tout petit peu l’oublier et te laisser aller. Je sais que la déambulation me pose problème parce que souvent on est dans des lieux qui ne sont pas faits pour ça, donc souvent il y a une grande promiscuité ; on est orienté, on est dirigé, même si c’est fait de façon très sympathique. Moi, cela me fait sortir, c’est-à-dire que je le vis comme « de toute façon il faut bien passer d’un lieu à un autre ». Mais en soi, la déambulation ne me propose rien de plus que de simplement bouger de mon siège, et d’aller m’asseoir ou me tenir debout ailleurs. Si on compare par exemple avec une exposition… Le problème du théâtre c’est que le spectateur ne choisit pas le temps d’exposition avec l’œuvre, puisque c’est un temps qu’il doit accepter, à la différence d’un musée. À part les heures d’ouverture — ça ouvre le matin et ça ferme le soir — je peux rester cinq minutes devant un tableau ou je peux rester deux heures si j’ai envie. C’est moi qui décide de ce temps là. Au théâtre il y a quand même cette chose très particulière qui est que le temps n’est pas choisi par nous. Sauf si je sors, mais si je veux assister, je suis obligé d’accepter une temporalité. Et autant la déambulation dans un musée ne me gêne pas dans la mesure où ayant décidé de ce temps je vais d’une œuvre à l’autre — je peux aussi décider de m’asseoir à un moment — autant là elle est presque contradictoire. C’est-à-dire que je viens d’accepter de me poser pour un temps et je dois déjà repartir. Je ne sais pas. Pour moi, il y a une contradiction. Cela ne m’aide pas. Je ne peux pas dire que ça m’empêche, mais cela ne m’aide pas, cela ne m’est pas très agréable. Ce n’est pas de la fainéantise. Alors je l’accepte parce que je me dis que ce sont des contraintes. C’est une contrainte parce qu’on passe d’un texte à un autre, on va passer d’une proposition à une autre, cela ne peut pas se passer dans le même espace… C’est pour ça que j’aimais bien le petit dogme qu’on s’était donné, parce qu’au moins on s’était dit qu’il y avait un espace, qu’on était dedans, et puis voilà. Et je pouvais passer d’une chose à une autre sans avoir à forcément m’extirper, me sortir de ça. Ce que je veux dire par là, c’est que déjà, avoir à accepter le temps de l’autre, c’est un travail pour soi. Je trouve. Mais si on te ressort de la salle pour te remettre dans une autre salle, il y a un truc que je trouve rude. J’aime bien — parfois je peux adorer ça, même — éprouver un espace. J’adore déambuler dans une exposition, traverser un espace. Je pense même que c’est pour ça que j’ai commencé à faire du théâtre, parce que traverser un plateau c’est une chose absolument incroyable. Je pense que s’il y avait des trucs sur le parcours ce ne serait pas mieux, ce serait pire. L’idéal étant peut-être, mais cela demanderait un autre système, que les choses se jouent en continu, ou qu’il y ait des rendez-vous. De toutes façons il n’y a pas de chose idéale, ce sont simplement les contraintes de ce jeu là, mais je trouve que les contraintes ne sont pas toutes passionnantes. La notion de parcours oblige à passer d’une grande salle à une salle plus petite, où tout à coup on a aussi à se réorganiser mentalement. On était en frontal et puis on est en bi-frontal ou en tri-frontal donc on voit les autres spectateurs, mais on a eu ce parcours… Je trouve cela extrêmement fatigant. Et tous ces réglages successifs sont autant d’énergie que je perds et que je ne mets pas au service de mon écoute. Sans doute que cela a des vertus, mais je ne les ai pas découvertes, ces vertus là. C’est pour ça que j’aimais bien l’idée du dogme, c’est qu’on peut dire que c’est de l’exercice mais d’une certaine manière cela fait sortir de l’exercice. L’exercice se passe dans un espace et avec des règles du jeu qui font que en fin de compte on peut être dans une diversité de propositions tout en ayant quelque chose en commun. Une fois qu’on a réglé cette question là, il y a tous les micro-changements qui se passent sur le plateau, tous ces micro-changements de plans, ces émotions qui sont traversées, ces navigations. Toutes ces divagations et tout ce qu’on comprend, ce qu’on sait, ce qu’on découvre, ce qu’on ne comprend pas, ce que l’on ressent face à un objet théâtral… C’est comme quand on est petit. Je sais que je ne pouvais commencer à dormir, quand j’étais petit, que quand j’étais dos au mur ; et au moins je pouvais fermer les yeux parce que les monstres ne pouvaient arriver que d’un côté. C’est un peu pareil quand on est spectateur. Enfin moi en tant que spectateur je suis un peu comme ça.

A.K. — Et ces vertus dont tu parles, souvent nommées par d’autres spectateurs à qui on pose cette question là, c’est que cela excite justement leur désir pour les textes. De changer d’espace, de changer d’acteur, cela renouvelle leur désir.

F.F. — Oui, sûrement. Mais la question est de savoir comment est-ce que cela se renouvelle. Ça dépend des personnes. Moi je sais que cela renouvelle, mais ça me fait ressortir. Il faut que je me pfffff (souffle qui rappelle un peu l’idée de se dégonfler). J’ai l’impression qu’en moi il y a un dépôt qui s’était fait, et que je pouvais commencer à… Et voilà qu’on resecoue l’ensemble.

M.B-G. — Cela me fait penser à une soirée de courts-métrages. Parce que quand tu vois une soirée de courts-métrages finalement c’est beaucoup plus fatigant de passer d’un film à l’autre et tu ne te souviens que de quelques uns, juste une demi-heure après, alors que tu viens de les voir. Alors qu’un long métrage, tu te souviens de tout, bien.

F.F. — Surtout qu’en plus, le problème que cela fasse dix-sept minutes ou une heure et demie n’a aucune importance, puisque tout ça est très relatif. Seulement cette relativité du temps peut commencer à jouer à partir du moment où le corps est dans un certain état.

A.K. — Un rythme qui s’installe.

F.F. — Absolument. Si on est tout le temps sorti et remis, moi je ne suis que devant des formes… qui ont leur temps. Et tout ce qui me passionne au théâtre, c’est ce jeu entre les temporalités. Il y a le temps vécu, mais il y a tous les temps qui viennent s’inscrire dans la représentation et qui sont justement plus riches, et plus relatifs que ce temps objectif éprouvé par le corps. Donc, je vais me diriger tranquillement vers la gare…

A.K. — Cela n’a rien à voir, mais lorsque tu parlais tout à l’heure de la fascination, dans la nouvelle de Jon Fosse, où l’on se pose les questions de la nuit, de l’univers, etc, est-ce que toi tu te nourris d’autres lectures qui n’ont rien à voir avec le théâtre ?

F.F. — Énormément.

A.K. — Relatives à la physique quantique, ou à des choses comme ça… Ou la notion de relativité du temps…

F.F. — Je lis beaucoup plus d’essais ou d’écrits. Je lis assez peu de romans. Enfin j’ai des périodes, mais… je ne lis pas tant que ça de théâtre, en fin de compte. Mes lectures sont plus de cet ordre là. Même si je n’ai pas toujours les connaissances pour pouvoir entrer dans ces textes là. Ça m’aide dans la lecture que je vais avoir d’un texte contemporain. Je m’aperçois que je ne lis toujours un texte classique qu’avec ce que je suis en tant que lecteur de théâtre. Sur les écritures contemporaines, en fin de compte je m’aperçois que je mets en jeu tout un tas d’autres références, d’autres connexions, et sans doute est-ce juste parce que je ne pars pas du présupposé : « c’est du théâtre », mais je prends la proposition comme beaucoup plus ouverte. Et j’ai besoin de relier cela à mon présent.

[1] Les Récits de naissance ont été créés en mai 1993 à la Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc puis repris au festival d’Avignon à la Chartreuse Scène nationale en juillet 1993 (La nuit des Naissances).

[2] Vole mon dragon d’Hervé Guibert mis en scène par Stanislas Nordey.

[3] Allusion au spectacle Le chaos du nouveau (1999/Naissances 8) créé à la Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc puis repris, entre autres, au Théâtre National de Bretagne à Rennes en mars 2000.

[4] Naissances et chaos (2001/Naissances 9) avant-première à la Comédie de Reims Centre Dramatique National le 4 mai 2001.

[5] Un important déficit contraint alors le directeur du Théâtre Gérard Philipe, Stanislas Nordey, à quitter le lieu.

[6] Robert Cantarella est metteur en scène et directeur du Théâtre Dijon Bourgogne Centre Dramatique National. Il a participé à toutes les étapes des Naissances.

[7] Terres promises de Roland Fichet, Éditions théâtrales, 1989 ; créée par Robert Cantarella en 1993 ; mis en scène par Philippe Lanton au festival d’Avignon en 2000.

[8] Séminaire dramaturgique de Binic en juin 2000 organisé par le Théâtre de Folle Pensée réunissant auteurs, acteurs, metteurs en scène, dramaturges, etc.

[9] créée en 2001 au Quartz, Scène nationale de Brest.

[10] Théâtre National de Strasbourg, Théâtre National de Bretagne.

[11] Naissances et chaos (2001/Naissances 9) au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, Centre Dramatique National.

[12] Chantier de théâtre au Théâtre Dijon Bourgogne Centre Dramatique National du 2 au 21 avril 2001. Avant-première à la Comédie de Reims Centre Dramatique National en 2001.

[13] Les cendres et les lampions de Noëlle Renaude, texte reçu en 1992 par le Théâtre de Folle Pensée, créé par Annie Lucas dans le cadre du spectacle Récits de naissances (1993/Naissances 2) à la Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc. Dors mon petit enfant de Jon Fosse, texte reçu en 1999 par le Théâtre de Folle Pensée, créé par Frédérique Loliée dans le cadre du spectacle Le chaos du nouveau (2000/Naissances 8) à la Passerelle Scène nationale de Saint-Brieuc.

[14]Renaud Herbin est marionnettiste, il dirige la compagnie Là où à Rennes.

[15] Kant, Jon Fosse, 1990.

[16] Tombeau chinois de Roland Fichet créé par Stanislas Nordey dans le cadre du spectacle Le chaos du nouveau (2000/Naissances 8) avec Jeanne François, Olivier Hussenet, Monique Lucas, Laurent Meininger, Karim Qayouh, Anne Rotger, Delphine Simon, Paul Tison. Dans l’ombre portée de la lune de Michael Wildenhain (texte reçu en 1999), créé par Robert Cantarella à Reims dans le cadre du spectacle Naissances et chaos (2001/Naissances 9) avec Jeanne François, Olivier Hussenet, Monique Lucas, Laurent Meininger, Karim Qayouh, Delphine Simon.

[17] Tombeau chinois, Dans l’ombre portée de la lune de Michael Wildenhain (texte reçu en 1999), Dors mon petit enfant.

[18] Lev Rubinstein, auteur russe de Ça c’est moi, texte reçu en 1999 par le Théâtre de Folle Pensée, mis en scène par Robert Cantarella dans la cadre du spectacle Le chaos du nouveau (2000/Naissances 8).

[19] Sur ce point voir l’article de Jean-Marie Piemme Le spectateur-promeneur.

[20]Le terrier est une petite salle en sous-sol au TGP.

[21] Avec : Olivier Hussenet, Mathieu Montanier, Karim Qayouh.

[22] En faisant le poirier contre un mur.

[23] Olivier Hussenet est comédien. Il a participé à plusieurs étapes des Naissances.

[24] Mathieu Montanier est comédien. Il a participé à plusieurs étapes des Naissances et on le retrouve en 2005 dans la création d’Animal de Roland Fichet par Frédéric Fisbach.

[25] Angélique Clairand, Monique Lucas, Julika Mayer, Delphine Simon.

[26]La première partie du texte est constituée de 75 phrases dites par 75 personnages.

[27] A de Patrick Kermann a été reçu en 1997 par le Théâtre de Folle Pensée.

[28] Les paravents de Jean Genet, mise en scène de Frédéric Fisbach en 2002.

[29] cf. note 8.

[30] Tombeau chinois raconte l'histoire d'un jeune chinois qui achète des dalles de la place Tien an men. Précisément les dalles où est morte son amie écrasée par les chars en 1989.

[31] Renaud Herbin et Julika Mayer sont marionnettistes.

[32] Jean-Michel Rabeux est metteur en scène. Dans le cadre du spectacle Scènes de naissances (1995/Naissances 4) il a monté : La nuit américaine de Michel Azama, Un impromptu de plus ou de moins d’Eugène Durif, Genèse et Médée de lui-même.