(Étude rédigée par Alexandre Koutchevsky, avril 2003)

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« Quelle langue le rejeton pur-impur peut-il parler ? » [1]S’interroge Laurent Quinton dans son article « Pureté, impureté et langue dans « La chute de l’Ange rebelle de Roland Fichet ».
Outre le fait qu’elle emprunte à l’argot et aux langues étrangères, la langue du narrateur semble traversée par une tonalité précise et bien ancrée tout au long du texte : tonalité précieuse, voire baroque.

Dynamique : Ensemble des forces en interaction et en opposition dans un phénomène, une structure / Qui considère les choses dans leur mouvement, leur devenir. [2]Définition du Petit Robert.

Précieux : Auquel on attache une grande valeur (pour des raisons sentimentales, intellectuelles ou morales) / Préciosité : caractère affecté, recherché du langage, du style. [3]Id.

Baroque : Qui est d’une irrégularité bizarre, inattendue. [4]Id.    / Baroquisme : recherche des idées, des figures et des mots les plus rares, les plus surprenants, les plus curieux. [5]Définition du Gradus Les procédés littéraires (Dictionnaire) p.90, Bernard Dupriez, Coll. 10/18, 1984, Paris.

Le narrateur doit en effet se séparer d’un certain type de langage : le langage maternel. Plus que cela encore, sa mère est un langage, comme peut l’écrire Gilles Deleuze à propos du héros du livre de Louis Wolfson : « ce qu’il appelle mère, c’est une organisation de mots qu’on lui a mis dans les oreilles et dans la bouche, c’est une organisation de choses qu’on lui a mises dans le corps. Ce n’est pas ma langue qui est maternelle, c’est ma mère qui est une langue. » [6]Gilles Deleuze, « Louis Wolfson, ou le procédé » in Critique et clinique, Les Editions de Minuit, Paris, 1993, p.30.    Les mots sont donc précieux, au premier sens du terme, parce qu’ils définissent un territoire de langage qui appartient en propre à l’ange rebelle.

Dans l’existence, choisir ses mots c’est déjà se définir, se positionner ; mais dans un texte monologue à la première personne, cela devient forcément un acte radical car seuls les mots vont faire exister celui qui parle (et, plus tard, le corps de l’acteur). Pour être, l’ange rebelle n’a que ses mots. Eux seuls, enchevêtrés aux blancs, dessinent son image, sa psychologie, ses désirs, ses peurs, son histoire, son imaginaire.

Ce langage acquiert encore plus de valeur car c’est une confession. C’est l’univers entier de celui ou celle qui nous parle. L’énergie théâtrale qui en découle peut être remarquable d’autant plus que le texte semble enclore la durée de vie du narrateur, on part de : « Je suis né froid » (p.15) pour finir à « Mes sœurs viendront-elles à mon enterrement ? » (p.38). Comme un testament ou un journal intime. La parole renforce ainsi son caractère unique par la fiction qui l’habite.

Autre sens du précieux : le style. Les incursions dans l’argot ou la langue étrangère, ou l’invention de mots ne sont présentes qu’à des moments extrêmement précis. En aucun cas ces petits dérapages contrôlés ne contaminent l’ensemble. Ce qui fait véritablement invention, par contre, dans l’écriture c’est une dynamique précieuse.

Le choix de termes peu usités, de syntaxes complexes, d’images tortueuses, pousserait à croire que cette écriture est précieuse au sens du mouvement littéraire de la Préciosité, des Précieuses ridicules de Molière. Mais ce n’est pas si simple.

La dynamique précieuse repose sur :

- un écart entre les formes empruntées par l’écriture et les réalités qu’elles font éclore, par exemple : « Champagne ! champagne ! et chocolat ! mon talent inné de prestidigitateur je viens d’en donner une preuve éclatante, éclatante ! » (p.22) Cette phrase exprime la joie du narrateur qui a réussi… à tuer sa mère au moyen d’une savante technique : « Ah ! les vertus de l’acide et de la soude ! Ah ! les vertus du vitriol ! J’ai tout simplement dissous ma mère dans une enveloppe de peaux cousues main. » (id.) Magie / assassinat. Humour festif et brillance du meurtre.

- l’humour [7]« Si l’humour est difficile à définir, c’est qu’il est le sentiment des limites de l’esprit et de la banalité des choses. On peut le décrire comme une acceptation consciente de la différence entre l’idéal et le réel, différence que l’on n’hésite pas à souligner, ce qui est une façon de se dégager. » B. Dupriez, op. cit. p.234 / D’où une dynamique de l’humour.    justement, qui ne s’arrête jamais. Il se traduit de multiples façons, mais il est clair que l’emploi de formules tortueuses pour désigner des réalités palpables et intimes fonctionne au maximum : « Quant à leur torse doublement conique elles le bombent avec une arrogance de centurion romain. » (p.20) Figure précieuse : le contournement du terme direct, qui désigne ce dont on parle (périphrase).

- Autre déclinaison de l’humour : l’intrusion (faussement innocente) d’un terme direct et concret, cette fois-ci, au milieu d’une longue séquence travaillant les méandres : « Ne sachant comment m’en débarrasser de quelqu’autre manière je l’ai dévêtue, mais circonspect et fort désireux de protéger mon énigme natale, je me suis, quant à moi, bien gardé d’en faire autant. Après l’avoir examinée de près (sa touffe n’est pas de la même couleur que ses cheveux : ce détail m’a surpris) je lui ai déclaré avec une solennité exquise et galante : « vous n’êtes pas aussi belle que la femme que j’aime. » (p.30/31)

Parfois, il arrive que l’on sente l’écriture partir pour elle-même ; en cela on se rapprocherait plus du baroquisme : « ah ! nos vertes plaisanteries d’enfant comme elles s’éloignent sur leur talons aiguilles de grandes grues lézardées. » (p.21) Ici, cette échappée est aussitôt rattrapée — voire justifiée — par la suite : « Elles [les sœurs de l’ange] aussi sont lézardées, elles aussi, mais elles ne le savent pas ; elles continuent à nier, elles feront des enfants pour boucher le trou ! » [8]On retrouvera ces femmes lézardées notamment dans Fissures in Petites comédies rurales, Théâtrales, 1998.    (id.) S’il y a lieu d’employer le terme de « rebond » [9]Que de gens « rebondissent » aujourd’hui, ils ne s’envolent ni ne s’accrochent mais ne cessent de voltiger. Remarque purement personnelle.    c’est bien ici : c’est le mot qui permet de rebondir en se ressaisissant en quelque sorte de la métaphore filée.
Baroquisme, ici, de la syntaxe et de l’image. Mise en mouvement.

Plus simplement, on peut trouver le plaisir sonore de la formule brève : « j’onomatope vaillamment » (p.25) ; l’onomatopée étant déjà une invention de mot, le jeu se fait ici sur la double invention, le deuxième degré de l’invention lexicale.

Baroquisme qui laisse parfois aussi un léger goût de suranné comme dans « ferrailler à qui mieux mieux » (p.24) ou « Patatras ! » (p.29) ou encore « leurs roueries et babils intarissables » (p.16). L’ange rebelle n’utilise pas un langage au top de la mode. En ce sens, il est bien difficile de définir son âge ou de le contextualiser socialement et géographiquement (bien qu’il semble être un ange campagnard et maritime).

Subtil personnage qui tend vers l’immobilité et le refroidissement, comme si l’auteur utilisait pour le décrire les mêmes techniques que la physique cherchant à observer la matière en la refroidissant au maximum afin de ralentir les mouvements des particules élémentaires. Quasiment cloîtré dans sa salle de bain tout au long de son existence, l’ange rebelle produit de la parole en flux tendu pour faire exister un extérieur qu’il se refuse à fréquenter.

Un des effets, pour le lecteur, qui découle de ce travail sur la langue, c’est le retardement. Les formules et les mots précieux exercent des effets de ralentissement [10]Le ralentissement du temps est aussi, bien souvent, le propre du théâtre ; les phénomènes de l’existence y sont généralement développés, ramifiés, explorés.      sur l’acte de lecture : la conscience doit faire l’effort de prendre son temps pour faire naître l’image et/ou le sens. Car les réalités soulevées par ces constructions ne sont pas toujours évidentes à se représenter : « Le mur de lisses opacités qu’elle a échafaudé année après année, se fissure ; » (p.19) ou « depuis qu’elles se sont lovées dans la moiteur blanche de ma lustrale demeure » (p.28).

Les paroles de l’ange sont parcourues, dans la syntaxe, le vocabulaire, les images, par la jubilation du détour. Certains mots directs, certains agencements trop simples n’entreraient pas dans la complexité verbale de ce personnage.
Hypothèse : le risque de ces phrases est qu’elles ne laissent pas assez de place au neutre, aux mots tranquilles, aux constructions banales, à la détente, qui permettent de faire ressortir ce précieux travail.
Ce qu’on y gagne, c’est que chaque relecture apporte son lot de découvertes. La chute de l’ange rebelle, me semble-t-il, ne s’épuise que très difficilement. En ce sens aussi, cette pièce possède un puissant devenir théâtral.