(Propos recueillis par Marine Bachelot.)

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Paris, 1er juillet 2003 (Théâtre de La Commune, Aubervilliers). Claudia Stavisky a mis en scène La chute de l’ange rebelle en 1991 au Petit Odéon, à Paris, avec Valérie Dréville comme interprète. Aujourd’hui directrice du Théâtre des Célestins à Lyon, elle revient sur cette mise en scène qui a marqué les débuts de son parcours.

Marine Bachelot. — Dans quelles circonstances avez-vous rencontré Roland Fichet ? Comment en êtes-vous venue à lire La chute de l’ange rebelle et à avoir envie de le monter ?

Claudia Stavisky. — C’était autour des années 1989-1990. Je me souviens mal, mais je crois que j’ai rencontré Roland Fichet par l’intermédiaire de René Loyon, qui avait mis en scène Plage de la Libération. J’avais travaillé avec René Loyon sur d’autres spectacles, aussi bien en tant qu’actrice qu’en tant qu’assistante à la mise en scène. À cette époque je venais de faire ma toute première mise en scène : Avant la retraite, un texte de Thomas Bernhardt, au Théâtre national de La Colline, en 1990. Je ne savais pas encore que j’étais metteur en scène. Et La chute de l’ange rebelle a été ma deuxième mise en scène, tout de suite après. Roland m’a donné à lire La chute de l’ange rebelle, en me parlant déjà du désir de Valérie Dréville de jouer ce texte. Avec Valérie on se connaissait bien, mais on n’avait jamais travaillé ensemble. On se connaissait à travers Antoine Vitez, on s’était croisées à travers notre relation et notre amitié commune pour Antoine. Lorsque Roland m’a proposé de lire le texte et de rencontrer Valérie, j’ai été acquise, séduite rapidement par le projet. J’ai flashé très vite sur le texte et sur Valérie, mais dans une optique dont j’ai le sentiment que ce n’était pas du tout celle de Roland. Je me souviens que plusieurs fois à l’époque j’avais discuté avec lui de l’avancement de la réflexion sur la maquette du décor, la maquette des costumes, et lui était très surpris, il me demandait : « Mais où est-ce que tu vois tout ça ? ». Et je lui disais : « Mais c’est ton texte. C’est un polar, un polar métaphysique c’est ton texte ». Il disait : « Ah bon ». Il était vraiment très surpris et c’était drôle à mourir. De la même façon lors du premier filage qu’il a vu, il était très surpris. Il disait : « Mais c’est ça que j’ai écrit ? Je ne savais pas que j’avais écrit ça… ». Et ça m’est toujours resté son commentaire, comme un enfant… À cette époque-là ses enfants étaient tous petits et il avait vraiment la tête de son garçon quand il disait « Je ne savais pas que j’avais écrit ça…  ». C’était très drôle.

M.B. — Vous lisez La chute de l’ange rebelle comme un « polar métaphysique ». Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par là ?

C.S. — Il y avait pour moi un double tissage. Celui du polar, c'est-à-dire une énigme policière à résoudre, une histoire de meurtre, en l’occurrence un « Qui avait tué qui ? ». Mais ce n’était même pas explicite. Et puis d’un autre côté il y avait cet univers de personnages métaphysiques, d’anges, de démons, qui me fascinait complètement. Et à l’époque j’avais lu deux choses : c’était le moment où Salman Rushdie avait sorti Les versets sataniques qui m’avaient vraiment époustouflée, et puis il y avait cet autre auteur, un poète, Edmond Jabès, qui a écrit des textes très cabalistiques, sur l’ange, la caresse de l’ange, etc. J’avais d’ailleurs découvert et lu Jabès à Saint-Brieuc : Roland avait organisé un de ces chantiers, avec des auteurs, des metteurs en scène, des acteurs. Dans ce cadre il nous avait invitées, Valérie et moi, à faire une première lecture de La chute de l’ange rebelle, avant même qu’on ait commencé les répétitions. Il y avait là un metteur en scène allemand, Gerard Willert, qui m’avait parlé de Jabès — parce qu’évidemment un Allemand connaissait mieux la littérature française que nous tous. C’est comme ça que j’avais lu Jabès, cet été-là à Saint-Brieuc. J’avais été très étonnée. Mais c’était aussi toute une époque, il y avait Les ailes du désir de Wim Wenders, cette époque-là semblait très imprégnée d’une espèce de volonté d’ascension, poétique et spirituelle. Ça participait d’un univers qui m’était extrêmement familier, un univers où on ne connaît pas réellement la frontière entre le réel et le rêve, le réel et l’imaginaire. Un univers à la Cent ans de solitude de Garcia Marquez, toute cette mythologie sud-américaine où effectivement la frontière entre le réel et le rêve n’est vraiment pas précise, où l’on vit quotidiennement dans un aller-retour dont les frontières sont très très floues. Mais qui est une vision du monde, de la réalité, une relation aux autres. Je me suis sentie très familière avec cette sorte de multiplicité de niveaux de réalité incluse dans le texte. C’est pour ça peut-être qu’il m’était très facile de les détecter, de les lire…

M.B. — Pourriez-vous décrire la scénographie que vous avez tirée de votre lecture du texte ?

C.S. — On peut dire qu’on avait réussi un exploit au Petit Odéon, qui est une salle minuscule. On avait fait tout un jeu de miroirs, qui faisait qu’on voyait des galeries et des galeries vers le fond — comme si ce que l’on voyait n’était que la partie la plus proche d’une galerie qui se reflétait à l’infini avec des pièces et des pièces et des pièces. Les murs étaient comme des fresques très anciennes, antiques, recouvertes de paraffine. On voyait plusieurs couches de fresques à travers la paraffine, comme si c’était — je dis ça au hasard — le palais de Knossos en Crète qui avait été retapé des milliards de fois jusqu’à aujourd’hui, laissant deviner à travers les couches de paraffine les différentes étapes des fresques de l’histoire. Et puis tout était craquelé, il y avait des fissures partout, qui à un moment prenaient feu. C’était extraordinaire ce qu’on avait réussi à faire. Aujourd’hui je me demande comment on a fait ça. Il y avait cet incendie, ça prenait feu, et ça se cassait la gueule, ça tombait de partout : des blocs entiers de murs prenaient feu et s’effondraient, au moment où il y avait la grande gueule de l’enfer qui s’ouvrait. Il y avait aussi de l’eau, qui suintait partout, c’était complètement humide et moite, de l’eau et de la fumée, beaucoup de fumée. Il y avait des espèces de boîte de conserve, ou des jarres, qui ramassaient l’eau qui tombait, comme dans les friches, les lieux abandonnés. C’était une traduction assez personnelle et baroque de l’univers de la salle de bain qui se trouve dans le texte, avec la moiteur, la fumée, la vapeur, l’eau qui suintait, le bruit de l’eau… L’ensemble constituait donc un univers complètement baroque et lyrique, très oriental aussi. Je me demande aujourd’hui comment on a fait, c’était un si minuscule espace, on n’aurait jamais imaginé pouvoir y faire un tel déploiement d’effets scéniques. Mais cet univers-là a été une évidence depuis le départ, dès la lecture du texte. J’avais une image extrêmement forte de ce que je voyais comme espace et je me souviens que j’ai dessiné sur un coin de table ce que je voyais pour Rodolfo Natale, le scénographe. Il y avait déjà les arcades, les perspectives, le suintement… Rodolfo est parti avec cette idée-là, ce désir-là, cette image très forte que j’avais eue à la lecture, et l’a élaborée, l’a mise en forme.

M.B. — Et le personnage, interprété par Valérie Dréville, comment apparaissait-il ?

C.S. — Valérie était sur un tabouret (car le seul accessoire était un tabouret, posé sur le sol craquelé, recouvert aussi de paraffine). On lui avait fait une perruque très courte de cheveux noirs en pétard. Elle portait un petit costume noir de fonctionnaire kafkaïen, gris anthracite, qui craquait sous les ailes, sous les griffes qui sortaient de partout. Je me souviens que ses chaussures étaient des chaussures d’homme tout à fait normales mais crevées au bout, parce qu’il y avait les griffes des orteils qui avaient crevé le cuir et qui sortaient. Et la veste était très serrée dans le dos, la forme des ailes dans son dos était écrasée — on devinait le moulage en dessous de la veste. Ainsi son côté ange ou diable ressortait. Son corps d’ange ou de diable était en transformation, en train de suinter de son corps humain dans son petit costume kafkaïen, c’était l’idée… C’est pour ça que le costume craquait, éclatait et que des morceaux d’ailes ou des morceaux de griffes sortaient… C’était un personnage au statut incertain, en métamorphose. Très androgyne aussi. Dans le texte de Roland il s’agit plutôt d’un homme, mais Valérie était tellement androgyne, tellement les deux à la fois, que ça ne me posait pas problème.
Valérie n’était pas tout le temps sur ce tabouret, elle évoluait aussi dans le décor, elle grimpait sur les murs, elle grimpait comme une araignée. C’était une bête étrange, on ne savait pas ce que c’était. Je n’avais pas envie qu’on sache si c’était justement un homme, une femme, un animal, un ange, un diable. Mais effectivement comme un lézard, elle grimpait, on lui avait mis des pitons, elle montait jusque tout en haut. Il y avait un autre moment où elle se trouvait sur une balançoire, dans une petite porte. Je me rappelle surtout du moment où la gueule de l’enfer s’ouvrait, quand tout le décor tombait, les plaques entières de mur tombaient après avoir pris feu. L’espace, de gris-vert-bleu qu’il était, devenait tout rouge, et il y avait de la musique brésilienne, une samba, diffusée très fort. À partir du moment où la gueule de l’enfer s’ouvrait, tout devenait rouge, et elle dansait extraordinairement, elle finissait sa transformation physique, sa métamorphose en diable. C’était très étonnant ce qu’elle faisait là.

M.B. — Tout cela fait vraiment penser à ce que vous écrivez dans votre note de mise en scène de l’époque : « En tout cas, que la lente et grotesque métamorphose de l’ange rebelle fasse de lui un mutant de science-fiction ou de film d’horreur, ou qu’elle le fasse évoluer vers un avatar de maître de l’Enfer, ou du ciel, ou de quoi que ce soit d’autre, le fait est que, pour le sujet qui nous préoccupe, il est recommandé de s’en approcher avec prudence, de n’avancer que d’un fait établi vers un autre, d’un petit caillou blanc vers un autre petit caillou blanc, jusqu’à ce que notre chemin de Petit Poucet nous ait conduit à quelques centimètres de notre destination. » Cette phrase semble aussi la description d’une démarche et d’un processus de travail. Est-ce que vous pourriez préciser ce que vous entendiez par là ?

C.S. — Oui bien sûr, c’est un processus de travail. Mais c’est aussi une façon d’aborder la lecture du texte ou une prière au spectateur, en quelque sorte. Ne pas partir d‘un préjugé, d’un « C’est ceci » ou « C’est cela », mais simplement se laisser porter par les événements mêmes du texte, par les événements poétiques et littéraires du texte, et aller de l’un à l’autre en toute simplicité et en toute nudité. Sans préjuger. Il me semble qu’à l’époque ce devait être davantage une prière au spectateur, que parler de moi-même. Une volonté de ne pas déterminer, de ne pas clore le sens.

M.B. — Vous avez ensuite appelé votre compagnie la compagnie de l’Ange rebelle…

C.S. — « L’Ange rebelle » tout court. Ça s’est appelé « L’Ange rebelle » pendant des années parce que c’était justement en préparant cette mise en scène que le Ministère m’avait proposé une subvention, et dans les quarante-huit heures il fallait trouver un nom. L’Ange rebelle je trouvais ça génial. Ça a duré plusieurs années, à Paris. La chute de l’ange rebelle a bien sûr été un spectacle important dans mon parcours. C’était ma deuxième mise en scène, toujours la plus difficile. La première fois on y va comme ça, mais pour la deuxième il faut être à la hauteur. On sait ce que c’est… C’était moi je crois qui avais soumis le projet à Antoine Vitez. Et c’était Luis Pasqual qui dirigeait le Petit Odéon. Je n’oublierai jamais ce qu’il m’avait dit à la fin de la première représentation de La chute de l’ange rebelle. Il était complètement estomaqué, et il m’avait dit : « C’est du malabarisme — Quoi ? — Du malabarisme. — C’est quoi ? — Mais malabarisme, ceux qui jouent avec des balles, font de la jonglerie… » Il disait que c’était du jonglage, une machine à jongler. Il ne comprenait pas comment on avait pu faire tout ça, là-dedans, dans ce minuscule espace. C’est vrai que c’était un très beau petit spectacle.