(Étude rédigée par Laurent Quinton, auteur.)

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Je suis pur, je suis pur ! Ces mots que les défunts de l’ancienne Égypte
emportaient comme un viatique pour le grand voyage, ces mots ressemblent
plutôt à une protestation, où la revendication d’un état de droit.
Vladimir Jankélévitch, Le Pur et l’impur

Qu’est-ce qui est pur ? Le Simple, l’Unique, celui qui n’est pas encore soumis à l’altération — la dégradation par le temps et l’espace, et par le contact avec autrui. De ce point de vue, il n’y a pas grand-chose à raconter du pur : « un ciel sans nuages n’a pas d’histoire, un éternel beau fixe ne fournit pas la matière ni au drame ni au roman : on ne raconte que des ciels brouillés et changeants, l’innocence perdue, anxieusement recherchée, douloureusement retrouvée et aussitôt reperdue, les vicissitudes du temps variable et les zig-zags du trouble devenir. » [1]

Qu’est-ce qui est impur, alors ? — Ce qu’il y a à raconter, et, par la loi de l’altération et de la contamination, loi qui est l’essence de l’impur, c’est ce qui raconte, c’est la langue elle-même qui devient impure [2]. Le narrateur-personnage de La Chute de l’ange rebelle naît d’une mère qui lui « lave les pieds avec sa blonde chevelure » [3], et d’un père que son épouse appelle « LE BOUC PUANT » [4]. Même si l’impureté du père n’est plus, au moment de la narration, qu’une photo mise en quarantaine dans l’armoire de la salle de bain (lieu où l’impur tente de se purifier), le pur perd toujours au contact de l’impur : le personnage qui naît de cette union est nécessairement hybride, monstrueux — impur donc. Être trouble dont le sexe n’est jamais certain [5], son ambition a longtemps été de « devenir tiède » [6] — à la fois chaud et froid, ne pouvant vivre que dans le mélange qui est son essence.

Mais le pouvoir dominant autour du narrateur est celui de la pureté. Que faire alors contre cette mère si pure, si sage et si puissante ? Que faire quand son père, remisé dans l’armoire blanche, est décrit par cette mère comme un être qui « pêchait ses mots dans la fange, dans la boue du ruisseau » [7] (car bien sûr, le pur met toujours l’impur à distance, pour s’en purifier toujours davantage) ? Quelle langue le rejeton pur-impur peut-il parler ?

Le narrateur, ne pouvant opposer à la pureté de sa mère une autre pureté qu’il n’a pas, doit ruser. Il commence pas retrouver l’image de l’impureté — la photo de son père dans l’armoire —, en mettant au point un système ingénieux et secret pour ouvrir l’armoire sans faire de bruit et sans laisser de traces [8]. C’est durant la nuit, en criminel, qu’il va contempler la photo du « bouc puant » à la lumière d’une « lampe électrique à peine grosse comme un crayon » [9]. La question du langage est au centre du problème et choisit pour le résoudre le terrain de « l’écriture » : l’écriture est là comme un outil de rébellion, si ce n’est de révolte. Il ne s’agit pas, pour le narrateur, de faire de la « littérature engagée ». Il ne s’agit pas de se battre, naïvement, avec des mots contre un pouvoir totalitaire quelconque (même celui de sa maman). Il s’agit bien plus d’opposer à la « vertigineuse santé » [10] de sa mère « une irrésistible petite santé » de l’écrivain, telle que l’a décrite Gilles Deleuze [11].

La parole du narrateur ne sera pas, comme celle de sa mère, dominante, énigmatique et oraculaire [12]. Elle ne sera donc pas frontale, univoque et intègre — c’est-à-dire conservant son intégrité à l’abri de toute contamination. Elle sera au contraire totalement poreuse aux autres langages : elle fera un salissant trafic de langue en empruntant à l’argot et aux langues étrangères. Et le narrateur tentera de déconstruire cette langue pure que sa mère lui a imposée, de la libérer : « Tous ces mots que j’ai apprivoisés de force, sous l’ardente surveillance de ma mère, que j’ai cueillis sur ses lèvres (elle n’a jamais consenti à ce que j’aille à l’école, elle craignait que j’en revienne tout crotté ! [13]), tous ces mots je les ai déprivoisés, je les ai chassés comme des serviteurs malhonnêtes, je les ai délogés un à un de leur planque, de leur fossé, débusqués, et illico remplacés. » [14]

Le défi est de taille : il s’agit, pour le narrateur, de trouver ses « mots propres » [15]. C’est d’autant plus difficile que l’héritage totalitaire de sa mère a fusionné la propriété de la langue et sa propreté [16]. Pour elle, une langue doit être à la fois pure, propre et intègre, pour devenir un outil de pouvoir. Tout l’effort du narrateur tendra donc à dissocier les deux sens de propre. Par exemple, il maculera les savons «  à l’odeur affolante » [17] que lui envoient ses sœurs, en les enterrant ; ou bien il deviendra le « vagabond » chez lui, dans sa salle de bain [18]. Le tout, pour le narrateur, est de trouver des formes qui puissent répondre par la contrebande à la pureté dominante de sa mère.

La plus évidente des contrebandes se lit dans la contrefaçon de la reproduction qu’effectue le langage. Le narrateur est un personnage qui refuse non pas d’engendrer, mais de reproduire sa chair par une autre chair. En d’autres termes, le mariage et la copulation à des fins d’engrossement l’ennuient. Les rares fois où il pratique le coït, il n’y voit qu’une activité « d’exhibition horizontale » [19]. L’amour d’une femme (la petite fille du voisin scribouillard) ne l’intéresse pas : il déclare à cette « jeune fille gourde » [20] : « Vous n’êtes pas aussi belle que la femme que j’aime. » [21] — Et pour cause : celle qu’il aime est une « femme-statue » [22]. La reproduction n’intéresse alors le narrateur qu’en ce qu’elle engendre des êtres non de chair, mais de couleur, de matière, d’ombres, de mots.

Là encore, le défi du narrateur est de séparer les sens d’un mot (reproduction), de ne pas se laisser entraîner vers la fusion des sens. Il ne s’agit pas pour lui d’aller du monde des mots, des représentations, à celui de la « réalité » ; il ne s’agit pas de faire que le verbe devienne chair ; il ne s’agit même pas que la chair devienne verbe, me semble-t-il, parce que la tentative de travailler la chair de sa voisine, pour qu’elle soit pareille à celle de la femme-statue, conduit à un échec : « J’ai versé sur elle un peu d’eau et de sa mamelle droite, dont j’ai recueilli la forme dans ma main, j’ai fait un sein. Je ne pouvais aller plus loin. » [23] Transformer la monde en une représentation de lui-même ne sert pas à grand-chose.

À quoi sert alors la ruse du langage impur ? Au trouble, à la contrefaçon : le narrateur va contrefaire la reproduction de chair une reproduction de mots — la langue se substitue au sperme, se fait « viscosité sonore » [24], l’engendrement des mots se substitue à l’engendrement de la chair. Le narrateur, devant la petite fille du scribouillard, se dit : « Allais-je lui dévoiler qu’engendrer pour un écrivain est un aveu, un lapsus rédhibitoire qu’elle était une erreur ; allais-je lui crier au visage : vous êtes une erreur ? C’eût été trop en révéler à cette jeune gourde, petite-fille de paperassier. » [25] Selon lui, soit on écrit, ou bien on fait des enfants. Pour refuser d’engendrer par la chair, il faut créer sa propre semence pour échapper au sperme. Le père du narrateur maculait la blancheur de la salle de bain avec « les huiles sales de mécaniques » [26] de moto ou d’automobiles — « Pour jeter de l’huile dans les salles de bain il s’y entend. Voilà la seule huile dont cet homme m’ait fait le don » [27] dit la mère — le narrateur quant à lui, gardera « l’huile noire » [28] de son père — ce sera l’encre des mots.

L’ange rebelle l’est alors à plusieurs titres : d’abord, parce qu’il est monstrueux (et corrélativement impur). Comme dans le tableau de Bruegel l’Ancien, De val van de opstandige engelen, les anges sont monstrueux parce qu’ils sont rebelles et rebelles parce qu’ils sont monstrueux (quand les Anges exterminateurs ont tous l’air beau et paisible). Ensuite — et surtout — le narrateur-ange rebelle est rebelle parce qu’il va à l’encontre des commandements divins (« Croissez et multipliez »), tout en jouant au démiurge : il crée une langue — c’est-à-dire un monde.

 

[1] Vladimir JANKÉLÉVITCH, Le Pur et l’impur, Paris, Flammarion, coll. Champs, 1978 (1960), p. 14.

[2] Ibid., p. 63.

[3] Roland FICHET, La Chute de l’ange rebelle, Paris, Éditions Théâtrales, 1990, p. 18.

[4] Ibid., p. 17.

[5] Le narrateur-personnage refuse lui-même de sortir de cette ambiguïté : devant la voisine nue qui veut le marier, « circonspect et désireux de protéger mon énigme natale », il refuse de se mettre nu. (Ibid., p. 30).

[6] Ibid., p. 15 : « Quant à moi, j’ai franchi le cap de la tiédeur minimum, je peux faire mon service littéraire et j’ai bon espoir d’atteindre un jour la tiédeur maximum qui m’ouvrira les portes du mariage. ».

[7] Ibid., p. 26.

[8] N’est-ce pas là une ruse, qui tend à faire croire (à sa mère, à ses sœurs ?) que le narrateur est pur, puisque aucune trace, aucun résidu de son passage, ne témoigne d’une quelconque altération, d’un quelconque événement ?

[9] La Chute de l’ange rebelle, op. cit., p. 17.

[10] Ibid.

[11] « La littérature apparaît alors comme une entreprise de santé : non que l’écrivain ait forcément une grande santé (il y aurait ici la même ambiguïté que dans l’athlétisme), mais il jouit d’une irrésistible petite santé qui vient de ce qu’il a vu et entendu des choses trop grandes pour lui, trop fortes pour lui, irrespirables, dont le passage l’épuise, en lui donnant pourtant des devenirs qu’une grosse santé dominante rendrait impossible. » (Gilles Deleuze, La littérature et la vie, in Critique et clinique, Paris, Minuit, coll. Paradoxe, 1993, p. 14.).

[12] « Si les jeunes filles pouvaient parler, dit ma mère, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abattoirs. » (p. 15.) ; « c’est la voie du fakir vers la sainteté, mon chéri. Et elle ricane. » (p. 18) ; et le récit de la naissance du monde : « Au début du monde il y avait les autoroutes ; les gens marchaient en file indienne sur ces autoroutes. Un sur deux pleurait, l’autre riait. Ainsi l’équilibre de la planète était garanti, l’équilibre des larmes et des rires. […] ». (p. 17).

[13] Ici, la salissure est clairement associée à l’impureté de la langue. Langue pure = langue propre.

[14] La Chute de l’ange rebelle, op. cit., p. 25.

[15] Ibid.

[16] Proprius (en latin, « ce qui appartient en propre »), donne à la fois « propriété » et « propreté ».

[17] La Chute de l’ange rebelle, op. cit., p. 29.

[18] Ibid., p. 22. C’est-à-dire qu’il ne sera pas propriétaire du lieu de la propreté.

[19] Ibid., p. 33.

[20] Ibid., p. 31.

[21] Ibid.

[22] Ibid.

[23] Ibid. Cf. Gilles Deleuze, op. cit., p. 11 : « Écrire n’est certainement pas imposer une forme (d’expression) à une matière vécue. »

[24] La Chute de l’ange rebelle, op. cit., p. 26.

[25] Ibid., p. 31.

[26] Ibid., p. 33.

[27] Ibid., p. 33.

[28] Ibid.