(D’après un entretien réalisé le 17 février 2003, propos recueillis par Marine Bachelot, Alexandre Koutchevsky et Laurent Quinton.)

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Comment rencontres-tu Claudia Stavisky ?
Comment se décide le projet de la mise en scène de La Chute de l’ange rebelle ?

J’ai rencontré Claudia Stavisky dans un restaurant de Paris, un soir, après une représentation de Plage de la Libération, une de mes pièces, mise en scène par René Loyon en 1989. Je me souviens qu’on a eu une discussion assez vive sur les écritures contemporaines. Elle connaissait bien René Loyon, et on a eu cette discussion sur ce qui lui plaisait et ce qui ne lui plaisait pas dans Plage de la Libération ; puis elle a dû me dire : « Si tu as quelque chose à me faire lire, fais-le moi lire ». Je lui ai envoyé La chute de l’ange rebelle. Et d’emblée elle m’a dit « Ça me plait beaucoup ». Et moi : « Si ça te plaît, il y a quelqu’un d’autre à qui ça plait aussi et qui aimerait le jouer ». Ça l’a enchantée ; je ne pense pas que lisant le texte elle avait songé spontanément à Valérie Dréville, mais c’est une actrice qu’elle aime beaucoup, qu’elle a fait jouer ensuite. À partir de ce moment-là, elle a commencé à imaginer les choses.

C’est Claudia Stavisky elle-même qui s’est adressée à Antoine Vitez pour la production de La Chute de l’ange rebelle. Valérie Dréville était à l’époque pensionnaire à la Comédie Française et il fallait l’autorisation de Vitez pour qu’elle puisse venir jouer La Chute de l’ange rebelle. Vitez, qui connaissait mon texte Plage de la Libération, a immédiatement accepté que la Comédie Française soit coproductrice. Le Petit Odéon, que dirigeait Luis Pasqual, était le principal producteur et a accueilli le spectacle. Le décès brutal d’Antoine Vitez, le 1er mai 1990, moins d’un mois après la lecture de La Chute de l’ange rebelle au Jardin d’Hiver par Valérie Dréville a bien failli tout remettre en cause. Mais le 7 mai 1990, on m’a prévenu que la production du spectacle à L’Odéon aurait bien lieu, car Vitez avait laissé une note à ce sujet.

Je m’aperçois en relisant mon journal que tout cela se croise avec beaucoup d’évènements intimes : quelques jours après la mort de Vitez, j’apprends la naissance à venir de mon troisième fils. À cette époque je fais aussi un rêve où une voix me dit : « Hérite de ce dont tu dois hériter pendant qu’il en est encore temps »… Il y a aussi des notes dans mon journal sur l’idée de « clé minuscule » dont parle Vitez, « les clés minuscules qui ouvrent des portes importantes ». Puis, le 9 juillet 1990, j’ai rendez-vous à Paris avec Philippe Coutant, le secrétaire général de l’Odéon, pour la programmation de La Chute de l’ange rebelle. Et en novembre-décembre 1990, les répétitions commencent au Petit Odéon. Je ne suis pas du tout les répétitions. Mais pendant la durée des représentations, du 8 janvier au 3 février 1991, je viens assister au spectacle très souvent, plusieurs soirs de suite.


Peux-tu nous décrire la mise en scène de Claudia Stavisky ?
et ce que tu as ressenti ?

L’espace créé par Claudia m’a beaucoup étonné, tout comme le personnage qu’était devenu Valérie. L’ensemble n’avait plus rien à voir avec l’esprit et l’ambiance de la lecture chez les Attoun.

Claudia Stavisky avait transformé l’espace du Petit Odéon avec Rodolfo Natale, un scénographe, argentin lui aussi, qu’elle appréciait beaucoup. Rodolfo Natale avait superbement travaillé les murs et réalisé un espace extrêmement humide, un espace verdâtre, avec des fissures : les murs dégoulinaient lentement, grâce à un système qui faisait couler de l’eau goutte à goutte durant tout le temps du spectacle.

Le personnage était un petit monstre avec une perruque, une perruque noire qui lui donnait une ambiguïté frappante. L’actrice n’était plus du tout la belle actrice blonde qu’est Valérie Dréville, mais un petit monstre avec juste une trace d’ailes dans le dos. Au tout début elle était assise sur un tabouret très haut, si bien que ses pieds pendaient. Au moment où la lumière s’allumait on voyait juste une plume qui tombait d’en haut, c’était vraiment l’image de l’ange qui vient de choir, sur le petit tabouret.

Je me souviens d’autres images précises, de beaucoup d’images. Elles sont gravées en moi. À un moment, le personnage parle de fissures, à ce moment-là quelque chose prenait feu, une flamme ouvrait une fente énorme dans le mur. Une autre, quand Valérie disait ce fragment « Un jour le pou, aussi pou soit-il, se révolte etc. » Elle était sur une petite balançoire — ils avaient utilisé la petite porte du Petit Odéon pour la suspendre. Elle était dans la balançoire, et sortait d’elle une rage phénoménale ; c’était un personnage extrêmement énergique, et dans une fureur… Il y avait ce moment du clochard, le moment où le personnage se dit « clochardisé », à la fin. Il est là avec une petite bassine d’eau, il n’a plus rien, ne mange plus rien, se regarde dans un miroir, ne se reconnaît pas…

L’espace était impressionnant. Et l’actrice s’accrochait au mur, montait le long du mur, à un moment elle était assise en hauteur sur une petite corniche, contre le mur, elle était dans l’espace. Il y avait aussi beaucoup d’effets de couleur et de lumière, beaucoup d’ambiances. Et toujours ce petit personnage très monstrueux…

C’était vraiment une mise en scène de Claudia Stavisky, avec le côté baroque de son inspiration, borgésien, d’Amérique latine. Claudia est Argentine, elle est arrivée en France quand elle avait vingt ans. Elle a créé un petit monde fantastique, monstrueux, aussi fantastique et monstrueux que le mien. Un exploit. Elle n’était pas dans une posture du style « On ne va faire que du texte, l’entendre suffit »…

Oui, j’ai ressenti un écart entre mon texte et la mise en scène de Claudia. Un bel écart. Fécond, je crois. Quand tu écris un texte, si tu joues le jeu, tu l’abandonnes, c’est-à-dire que tu acceptes d’en être dépossédé ; à ce moment-là il devient quelque chose d’autre dans les mains d’autres gens. Évidemment c’est une joie, mais aussi un deuil. Chez les Attoun j’étais encore très proche du travail de la lecture, puisque c’est moi qui avait guidé Valérie. Arrivé à l’Odéon, j’étais extrêmement loin, c’était un autre monde. C’était autant le monde de Claudia Stavisky que le mien. Mais dans ce métier, il me semble que la seule position sage c’est d’assumer le deuil de ton fantasme sur le texte ; du coup quelque chose d’autre t’est donné : les multiples révélations que le texte peut produire à chaque mise en scène. Il n’y a pas de mise en scène qui épuise le texte. Les mises en scènes sont des traversées, des points de vue, des lectures du texte à des moments donnés. Le texte dure mais la mise en scène est ponctuelle, elle joue avec le présent. Probablement les représentations de La chute de l’ange rebelle étaient-elles traversées par l’ambiance du moment.

Ce qui reste pour moi la révélation de cette mise en scène, c’était que Valérie Dréville devienne ce petit monstre-là, disant, jouant et proférant ce texte. Quelque chose se transmet, d’humain, d’une personne à une autre et de cette personne à d’autres, et ça passe. C’est de l’ordre de la contrebande, ce n’est pas un passage en pleine lumière, c’est un passage de bandits, fait par des bandits. Les acteurs et les metteurs en scène sont des bandits et c’est très bien comme ça. Ça vit comme ça. Ça vit à chaque fois que quelqu’un rapte les mots, les phrases, l’univers, et les transporte quelque part.

L’interprétation de Valérie dans la mise en scène de Claudia Stavisky, ce qu’elle m’a raconté et révélé, c’est une chimie très particulière entre le désespoir, le sentiment de la catastrophe et la vitalité. Ça vit, ça se défend, ça délire avec beaucoup de ténacité. Dans l’interprétation de Valérie Dréville, il y avait une espèce d’éclat de vie, de luminosité du monde, de fenêtre ouverte, qui tout d’un coup me redonnait beaucoup de vie, le sentiment de toucher un petit peu du réel, de ce qui fait que l’être vivant est vivant dans la chaîne des vivants ; peut-être même « sub specie aeternitatis », « sous l’angle de l’éternité », comme dit un philosophe bien connu.