Couverture de la revue Les Cahiers de Prospero 7

(Article de Roland Fichet publié dans Les Cahiers de Prospero n°7, mars 1996.)

Le 10 juillet 1995


C'était à Orange le 17 juillet 1995. À l'initiative du Syndéac, nous étions réunis autour de Liberto Walls, directeur du Centre culturel Mosaïques, autour de Liberto Walls menacé, attaqué par la nouvelle municipalité Front National. depuis, la municipalité d'Orange a carrément organisé la destruction de ce centre culturel et de son action.

Au même moment se perpétraient les massacres de Srebrenica par les soldats serbes du général Mladic.

À Avignon, des artistes (François Tanguy, Olivier Py, Ariane Mnouchkine, Emmanuel de Véricourt, Maguy Marin…) faisaient circuler et signer la Déclaration d'Avignon et parlaient d'engager une grève de la faim. cette grève de la faim, ils la commencèrent à la Cartoucherie de Vincennes le 4 août. Elle dura 27 jours.


Le premier mot de passe que j’ai choisi pour entrer dans la réflexion commune c’est L’Étranger. Celui que justement on n’aime pas aujourd’hui dans certaines villes, qu’on ne désire pas.

Ce qui vient c’est de l’étranger, ce qui vient c’est de l’étrange.

Qui dit étranger dit frontières et passage des frontières. Le mot passage est au centre de la question artistique et de la question politique, plus que jamais sans doute. Parlant de « passage des frontières » je me retrouve nez à nez avec des termes chers à Jacques Derrida. Je le citerai donc tout de suite.

« Ce qui vient ne peut être attendu, espéré, préparé, promis dans sa venue — et comme à venir et comme événement — que sous l’espèce de l’autre, de la singularité, de l’arrivant (étranger ou immigré), de l’idiome, c’est-à-dire aussi de l’ici-maintenant non utopique, de la révolution et de la justice. »

Et il insiste : « penser ce qui vient comme ce qui est « presque impossible à classer dans une philosophie de l’histoire », c’est à dire j’aimerais le suggérer aussi, une révolution dans le concept de révolution, dans son imagerie, son rythme, sa phénoménalité, une révolution sans barricade, sans manifestation de rue, sans occupation de la radio et de la télévision — malgré le tout autre mais tout aussi nécessaire chambardement des médias dans leur totalité — une révolution dans la pensée de la révolution et dans la révolution comme événement, comme le seul événement possible… » (1)

Ré-entendre ce mot Révolution me fait plaisir. Entendre qu’on peut de nouveau s’en saisir, le reformuler, lui redonner un horizon. Peut-être après tout serait-ce un bon mot de passe pour aujourd’hui : Révolution.

Revenons au passage des frontières.

Le nom de Derrida signale déjà un passage de frontières comme d’ailleurs le nom de Schiaretti ou ceux de Ramponi, Peduzzi, Sala, Cantarella, Martinelli, Adel Hakim, Liliane Martinez et sans doute ceux de Kochman, Tordjman, Braunschweig, Rosfelder ou même ceux de Dubois qui est suisse, du corse Loyon, du breton Fichet (citant ces noms j’ai fait quasiment le tour du Conseil National…).

Est-ce que quelque chose ne se dit pas dans cette liste de noms sur l’art et la culture en France aujourd’hui ? Sur une des sources de sa vitalité ? Est-ce que quelque chose de la fameuse « identité nationale » ne se traduit pas là ? Il faut revendiquer cela, en creuser le signe et le sens.

L’autre mot de passe que je viens d’introduire et qui n’est pas sans rapport c’est la traduction. Qu’est-ce que passer ou traverser ?

Qu’est-ce qui permet ou interdit le passage ? Comment passer de l’autre côté sans tout perdre ?

Cette dernière phrase je la tiens d’un metteur en scène tunisien qui au cours d’une séance de travail à Gabès me résuma la dramaturgie de la pièce qu’il était en train de monter (De la Paille pour Mémoire) par cette question : Comment passer de l’autre côté sans tout perdre ? « C’est la seule question qui importe ici pour les gens de ma génération », me dit-il.

La langue du passage des frontières c’est l’art. L’art en tous cas pose dans son essence même la question du passage des frontières, de la traduction. Disant traduction j’ouvre la voie au mot mise en scène, au passage du signe, du verbe, d’un corps à l’autre, à la transmission, et je projette nos lieux de création, d’art et de culture comme des lieux de passage, des lieux où on ne recule jamais devant l’épreuve du passage, devant le prix à payer pour que ça passe. Autrement dit pour que l’art y trace un chemin. On peut suggérer de ce point de vue que la langue de l’artiste c’est la traduction. Refuser l’autre, l’étranger, c’est interdire la traduction, interdire la mise en scène, interdire la parole.

« La langue de l’autre, dit Derrida, rend la parole à la parole, et oblige à tenir parole. En ce sens, il y a langue de l’autre à chaque événement de parole. C’est ce que j’appelle trace. » (2)

« Oblige à tenir parole » ça s’entend…

Et une des voix du Post-Scriptum dit : « Plus d’un, il faut toujours être plus qu’un pour parler, il faut plusieurs voix ». (3)

La traduction c’est cette écoute, cette attention intime ce chemin ouvert au texte de l’autre, à la parole de l’autre, à l’étrange qu’apporte avec lui tout étranger. Traduire c’est réécrire, c’est mettre en scène, c’est substituer au mot d’ordre du politique le mot de passe du poète, de l’artiste. La langue de l’autre demande asile, la scène lui offre cet asile. Ma langue demande asile, l’autre lui offre cet asile. L’autre est une scène pour ma langue.

Si la parole, le texte, l’art ne passent pas, ne traversent pas (les frontières) ne sont-ils pas anéantis ?

Un autre mot, du coup, se faufile, c’est le mot Contrebande. Le passage, là où il y a obstacle, requiert la ruse, la transgression. Les bandits et les artistes ont une culture de la contrebande qui se repère dans leur goût pour les langues secrètes, pour la fabrication de mondes qui ont un certain degré d’opacité, pour les bandes justement… On pourrait dériver sur ce thème, remarquer que les jeunes des banlieues ont le même réflexe, retrouver le mot idiome présent dans la première citation de Derrida que j’ai avancée, observer à partir de là les lieux de création, leurs clôtures, le rapport dedans/dehors (fermeture/ouverture) qu’ils instaurent, les marges qu’ils suscitent (ou interdisent), observer les réactions contrastées des artistes vis à vis de ces clôtures… (Le plaisir de la langue secrète partagée ! S’il n’y a plus de spectateurs, d’auditeurs, de communautés mais des consommateurs anonymes considérés uniquement en fonction d’un critère — le nombre — est-il encore possible ce plaisir ?)

Question impudente : Entre le mot d’ordre et le mot de passe dans nos maisons d’art et de culture n’y a-t-il pas hésitation quelquefois ? Ne favorise-t-on pas trop souvent le premier aux dépens du second ?

Autre point qui m’importe : Qu’est-ce qui du théâtre gêne dans les théâtres ? Qu’est-ce qui du théâtre ne trouve plus sa place dans les théâtres ? Est-ce qu’une partie de la réponse ne se trouve pas du côté de l’écriture. Il ne s’agit pas ici d’une plainte d’auteur mais d’une interrogation beaucoup plus profonde qui recoupe la question de la présence des artistes dans les théâtres (auteurs, metteurs en scène, acteurs, autres…)

Quand j’entre dans un théâtre j’aime imaginer que l’acteur se tient là, derrière le rideau, sur le point de jouer ou jouant déjà, qu’un livre vient de s’ouvrir, qu’un mot vient d’être écrit, un autre traduit, qu’un étranger qui hésitait sur le seuil vient d’entrer. Souvent, ce devant quoi on se trouve n’a rien à voir avec ce que je viens de décrire.

Et dans le même temps : Est-ce que la détresse de l’homme du peuple devant l’art devant la culture n’augmente pas chaque jour ? Est-ce que le pas à faire ne devient pas chaque jour plus impossible, le seuil à franchir chaque jour plus intimidant ? Est-ce que le politique et l’art (la culture) ne vont pas trop souvent d’un même pas entraînant la défiance du peuple ?…

Autre mot de passe que je vole à Jean-François Lyotard : L’Enchaînement. Nous sommes réunis ici après l’événement. L’événement en l’occurrence c’est la prise en charge par des élus du Front National de quatre villes (Nice comprise). Orange fait partie de ces quatre villes. La question qui se pose et s’impose : que faire après l’événement ?

Réponse (détournée par moi) de Lyotard :

« Il faut enchaîner, nous n’en avons pas la règle, nous la cherchons, nous enchaînons en la cherchant, elle est donc l’enjeu, mais non la règle de l’enchaînement. »

« …Faire varier toutes les règles d’enchaînement quelques qu’elles soient, musique, peinture, cinéma, économie politique. »

« Si nous sommes la communauté d’otages du : Il faut enchaîner, c’est que nous apprenons à lire, donc que nous ne savons pas lire, et que pour nous, lire, c’est justement lire l’illisible. » (4)
Jean-François Lyotard livre ces réflexions suite à une communication où il interroge Adorno qui dans la troisième partie de Dialectique Négative écrit : « Aucune parole résonnant de façon pontifiante, pas même une parole théologique, ne conserve, non transformée un droit après Auschwitz. »

Cette insistance sur la nécessité d’enchaîner et de chercher dans cet enchaînement à lire quelque chose que nous ne lisons pas encore, qui est encore illisible, je le mets en rapport avec les propos de Christian Schiaretti et Jean-Pierre Vincent aux Amandiers de Nanterre nous invitant à imaginer des enchaînements artistiques et culturels, à imaginer des réactions inédites, justement dans ces villes, mais ailleurs aussi, pourquoi pas partout ? Qu’allons-nous faire ? Qu’allons-nous imaginer ? Comment allons-nous enchaîner ?

Le dernier mot que je glisserai c’est celui d’Apocalypse pour parler « du goût de l’apocalypse. » Le goût de l’apocalypse et peut-être le désir de l’apocalypse, de la fin des arts et de la culture, travaille nos métiers. Il y a tout un discours sur la fin de l’art qui produit ses effets et qui transforme « certains lieux de culture » en maisons où les deux maîtres mots sont le divertissement et la communication. L’art et la culture sont en réalité exclus de ces lieux. Ils ne sont plus qu’un alibi, une « tolérance » qui ne demeure que dans l’exacte mesure où elle rapporte un bénéfice (en argent ou en image, autrement dit en subventions de l’État ou en progression dans la carrière).

La haine des arts et de la culture a pris divers masques ces derniers temps : Le cynisme apocalyptique en est un qui induit la mondanité, la signature abusive et la dérision comme repères, l’éphémère comme religion.

La municipalisation de l’esthétique en est un autre, qui n’a que le mot rentabilité politique à la bouche (le divertissement et la communication sont rentables) et qui a récemment découvert à quel point le mot social est commode pour effacer d’autres mots encombrants (l’art et la culture — par exemple — et aussi ceux qui les portent) et pour récuser en toute bonne foi populiste ces questions blessantes que ne cessent d’aiguiser justement les artistes.

Puisque j’ai parlé de blessure encore cette phrase de Derrida : « Pas de poème sans accident, pas de poème qui ne s’ouvre comme une blessure, mais qui ne soit aussi blessant ».

Et pour conclure douze réflexions aphoristiques d’un auteur dramatique anglais, Howard Barker (les anglais en savent long, sur le sujet qui nous occupe), raptées dans un texte qui a pour titre : 49 apartés pour un théâtre tragique (5).

Le comptable est le nouveau censeur. Le comptable bat des mains devant la salle pleine. Le fonctionnaire socialiste, lui aussi, souhaite vivement un théâtre plein. Mais plein pour quoi ?

Dans l’âge du populisme, l’artiste d’avant-garde est l’artiste qui n’a pas peur du silence.

Les aboiements d’un auditoire à la recherche de l’unité sont un bruit de désespoir.

Quand les temps sont durs, le rire est un crépitement de peur.

Nous devons triompher de cette volonté de faire les choses à l’unisson. Chanter ensemble, fredonner ensemble des refrains usés, cela ne forme pas une collectivité.

Contrairement à ce que les comptables prétendent, nombreux sont ceux qui sont à la recherche du savoir.

L’art est un problème. L’homme ou la femme qui s’expose à l’art s’expose à un problème supplémentaire.

C’est une erreur typique du comptable que de penser qu’il n’y a pas de public pour le problème.

L’unique possibilité de résistance à une culture de la banalité se situe dans la qualité.

Comme ils essayent d’avilir le langage, la voix de l’acteur devient un instrument de révolte.

La forme d’art de l’autoritaire est la comédie musicale.

Il n’est jamais trop tard pour prévenir la mort de l’Europe.


(1) Penser ce qui vient. La Sorbone. 18 janvier 94. Article de Derrida dans Libération 10 mars 94.
(2) Parages p.192. Cité dans Le Passage des Frontières. Colloque de Cerisy - 1994 - Galilée.
(3) Derrida and Negative Theology p.283. Cité dans Le Passage des Frontières.
(4) Jean-François Lyotard. Discussions, ou phraser « après Auschwitz ». Les Fins de l’Homme - Colloque de Cerisy - 1980 - Galilée.
(5) Les Cahiers de Prospero n°2.