(« Anatomies 2008 / Brazzaville - Saint-Brieuc ». Lettre n°2, adressée à Frédéric Fisbach et Robert Cantarella, metteurs en scène, codirecteurs du 104, Paris.


Samedi 15 mars 2008

Cher Frédéric, cher Robert,

Avec les acteurs et les danseurs je viens de manger du poisson dans un restaurant rudimentaire de Bacongo, un quartier populaire de Brazzaville. Le nom de ce restaurant : Chez les idiots. Ce qui me réjouit. Après la répétition du matin (8h30 – 13h), à la question rituelle « Où allons-nous manger ? », quelqu’un répond toujours « Chez les biks » (idiots). L’idiotie : notion intéressante à explorer ! Un bon appui pour les interprètes. Première boussole : deux phrases d’un de nos philosophes favoris. 1. L’idiot ne sait rien mais il comprend tout. 2. Le philosophe est idiot mais il juge bien. Exploration proposée : l’interprète ne sait rien mais il comprend tout. Il est idiot mais il traduit bien. Ça choque dans un premier temps mais sur le plateau ça ouvre les corps. Et justement le corps…

La veille de mon départ, j’ai promis à Frédéric de vous donner des nouvelles d’Anatomies 2008 Brazzaville-Saint-Brieuc. Voici donc, après deux semaines à Brazza, quelques échos des répétitions. Vous savez que je ne suis pas venu ici sur un coup de tête. Plusieurs pages du livre qui pourrait avoir pour titre La demeure et l’étranger ont déjà été écrites lors de précédents séjours en Afrique. À Buea au Cameroun en 2004 par exemple. Grand moment de théâtre partagé avec toi Frédéric et l’équipe polyphonique d’Animal. Je m’inscris dans cet élan. Nous avons toujours, vous et moi, prêté une grande attention aux conditions d’exercice du théâtre. Comment s’y prendre de la bonne façon ? Question apparemment banale. Dans la réalité d’un geste de mise en scène/mise en danse la réponse à cette question n’est pourtant pas si simple. Cette « bonne façon » suppose pour moi, comme elle l’a supposé pour vous dans vos réalisations théâtrales passées, de se déplacer, de prendre des chemins où rôdent du mystère, de l’inconnu, et, espérons-le, de la puissance.

Du coup, je me retrouve ici, à Brazzaville, au Congo, pendant sept semaines avec dans les mains un texte construit comme un quartier de Brazzaville, comme un paysage éclaté, paradoxal, en perpétuel mouvement, à travers lequel on peut entrevoir d’autres paysages.

 

Dimanche 16 mars

Bonjour Fred et Robert,

Je reprends le cours de ma lettre.

La première pièce d’Anatomies 2008 a pour titre : Ça le corps. Elle est conçue comme un emboîtement d’organes, de membres, d’identités qui se présentent. Ces présentations sont adressées et elles mettent en jeu du regard. Nous les avons lues comme des petites machines textuelles, attentifs à leurs articulations, aux variations de rythmes et d’intensité. Puis, nous les avons mises de côté. Pendant une semaine les acteurs et les danseurs se sont offerts mutuellement des gammes physiques, des gammes sonores, des constructions fluides de mouvements et de sons. Nous avons troué ces gammes de petits événements et de phrases extraites du texte. Une sorte d’arpentage des corps et des rapports doublée d’une quête de conjonctions aléatoires, saisies au vol, soulignées. Capturer des conjonctions qui font sens c’est ce à quoi nous nous employons Orchy, Alexandre et moi. Nous mettons en place des appuis, des « starters », des contraintes, des parcours et nous nous transformons en appareil de capture. Nous capturons des phrases gestuelles, des liaisons, des enchaînements, des ponctuations, des ruptures. Curieuse sensation : je les reconnais parfois comme si je les avais déjà sentis ou aperçus ou vus… à l’intérieur de mes phrases. Lancés par le mot, le rythme syntaxique, le récit, les interprètes attrapent des formes, articulent des figures… ou le contraire : lancés par une figure corporelle, sonore, matérielle, ils absorbent le mot, la phrase, le récit au sein de cette figure. Il y a du vrai là-dedans, dans ces corps qui parlent, dans ce lacis de signes. Comment l’atteindre ? Comment s’y prendre de la bonne façon pour le faire surgir, lui donner son poids d’évidence ?

Pour entrer dans notre espace de répétition, nous passons par le jardin du Centre culturel. Dans ce jardin une paillote avec une table et des chaises métalliques. (L’espace est différent de celui de Buea mais comme à Buea il y a un grand arbre, des plages d’herbe, la vibration de l’air africain.) Jeudi 13 mars, nous nous sommes réunis autour de cette table pour parler du regard, de ce qui nous fixe et de ce qui nous met en mouvement. Cette réflexion était appelée par ce qui se joue entre Flora et Sthyk dans le fragment qui a pour titre Ne me touche pas et ce que peut vouloir dire l’expression « réflexe d’immobilité » présente dans un autre fragment. Sur la table tout un jeu de phrases : ça me regarde, ça me désire, ça me regarde trop, ça me sidère.

Pendant que nous répétons, nous ouvrons la baie vitrée et des personnes qui passent par là s’arrêtent, s’assoient, nous regardent. Ces « regardants furtifs », mobiles, entrent dans notre espace de travail avec légèreté. Ils font partie du paysage. Ils se tiennent au bord du « laboratoire » et nous offrent leur présence.

 

Lundi 17 mars

Bonjour chers amis parisiens,

Hier au soir j’ai interrompu cette lettre pour aller chez Yves Ollivier entendre les résultats des élections municipales. Paris confirme son ancrage à gauche. Le dialogue avec Paris fait aussi partie pour vous des conditions d’exercice de l’art et du théâtre… Que ce dialogue rende possible et puissant le geste que vous inventez !

Avant de clore ma missive-chronique, un dernier point qui précise un autre aspect de ce que nous engageons ici.

Il y a trois jours, le vendredi 14 mars, Betty, Papythio, Alexandre et moi avons traversé Brazzaville, de rue défoncée en rue défoncée, de fondrière en fondrière, de mare en mare, grâce à l’habileté du chauffeur – je devrais dire pilote – nous sommes parvenus jusqu’à un centre pour lépreux dans le quartier de Kinsoundi. Guidés par le médecin-directeur, nous avons rencontré des malades, le personnel soignant, étudié le terrain. Pendant tout le festival Makinu Bantu nous jouerons les duos d’Anatomies 2008 dans des cours et des lieux de vie. Après le centre médical, nous avons été accueillis dans une cour familiale où officie un guérisseur. Nous sommes passés du médecin au guérisseur et entre les deux un essaim d’une cinquantaine d’enfants nous a fait la démonstration de sa vitalité.

Nous avons commandé à un menuisier du quartier un parallélépipède, une armature de boîte. C’est à partir de cette structure simple que nous répétons les duos d’Anatomies. J’ai écrit ces dialogues pour ce théâtre vagabond, pour ces excursions hors zone protégée, pour ces moments d’hospitalité réciproque. L’hospitalité réciproque c’est l’autre titre du livre La demeure et l’étranger, son autre versant. Le directeur du Centre culturel, Yves Ollivier, nous soutient à fond dans ce va-et-vient entre les quartiers les plus populaires et le Centre culturel. Nous dessinons avec lui la carte géographique brazzavilloise des Anatomies.

J’ai parlé d’une armature de boîte légère, mobile, qui nous permet de multiplier les cadres et les cadrages. J’imagine, Robert, que ton œil s’est allumé. Eh oui, cette boîte creuse et plusieurs autres figures de style font écho à des formes, à des découpages qui ont articulé dix ans de Scènes de Naissances. Je pense entre autres à une grande boîte blanche que tu avais conçue, une grande boîte trouée de 24 trous ronds et tapissée de balles de ping-pong dans laquelle Monique Lucas jouait un texte de Sylvie Chenus.

Amitiés,

Roland