Le 29 mars 2005

Ma pièce Animal mise en scène par Frédéric Fisbach est actuellement représentée à Paris, au Théâtre national de la Colline. Elle sera ensuite représentée à Pau, Dijon et Rennes. De nombreuses personnes se sont émues de la brutalité haineuse des quelques lignes consacrées à cette pièce et à sa mise en scène par le magazine Télérama, sous la plume de Fabienne Pascaud (Télérama n°2880 du mercredi 23 mars 2005, page 74).

Si on parle d'animal pour le coup cet hebdomadaire, toutes dents dehors, me désigne une place de choix, celle de bouc émissaire. Mais de quoi ?

N'ayons pas peur des mots, Animal a été écrite, travaillée, mise en scène sous l'angle de la création littéraire et artistique. Tant dans l'écriture que dans la mise en scène et l'interprétation nous avons pris des risques. Cette pièce donne corps, le temps d'une représentation, à des questions sensibles, refoulées, difficiles à nommer : l'épuisement européen et africain post-colonial, la mort de l'animal.

Le débat que cette pièce et sa représentation commencent à générer ici et là, sur ce qu'elle dit et sur la façon dont elle le dit, nous importe à plusieurs niveaux. Il est ouvert… vous êtes invités à y participer.

Pour nourrir ce débat, je vous propose ci-dessous trois articles. Le premier a pour titre « Afrique fantôme ». Il est paru dans Les Inrockuptibles n° 485 du 16 au 22 mars 2005. Il est signé Patrick Sourd. Le second est publié dans Le matricule des anges n° 61 de mars 2005. Il a pour titre « Malade de la langue » et il est signé par Laurence Cazaux. Le troisième est paru dans La Terrasse n° 127 d'avril 2005. Il a pour titre « Animal ».

Les trois articles :

1 - Les Inrockuptibles — « Afrique fantôme » (article de Patrick Sourd paru dans Les Inrockuptibles n° 485 du 16 au 22 mars 2005)

« Le metteur en scène Frédéric Fisbach réveille de vieilles douleurs, celles des liens amoureux qui unissent l’Afrique à son ex-métropole. »

De cette longue genèse d’une écriture qui, sur plus de deux ans, a réuni l’auteur Roland Fichet et son metteur en scène dans un patient travail d’approche de leur sujet, l’Afrique, Frédéric Fisbach aime à rapporter l’anecdote d’un voyage en camionnette avec ses comédiens africains entre Saint-Brieuc et Binic. « Les acteurs se sont mis à chanter les chansons qu’ils avaient apprises, petits, à l’école. Pendant vingt minutes, ils ont enchaîné des chansonnettes ou des poèmes, qu’ils concluaient toujours en mentionnant le nom et l’adresse parisienne de l’éditeur du manuel scolaire, éclatant de rire entre chaque texte. Pourtant originaires de quatre pays d’Afrique différents, ils connaissaient tous ces chants qu’un instituteur français leur avait enseignés. Ils riaient, derrière, et moi j’essayais tant bien que mal de dissimuler mes larmes. Mieux que par n’importe quel discours politique ou historique, j’étais à cet instant en prise avec l’Histoire, celle de mon pays et de son empire. »

Bien au-delà d’un constat dénombrant les faillites du colonialisme, c’est dans la réinvention de cette langue partagée qu’Animal témoigne du désordre de notre mémoire commune. Il s’agit d’un cabaret qui porte haut comme un désespoir les reflets argent de ses costumes lamés. Deux récitants, micro à la main, jouent les M. Loyal pour cadrer un étrange théâtre nous entraînant sur les traces d’un certain Victor Kalonec, de retour au volant de son pick-up sur les terres de sa concession abandonnée. Voici donc le père prodigue retrouvant sa famille africaine et son exploitation dévastée, dont l’enseigne « Bois Peaux Animaux » évoque, sans équivoque, une entreprise dédiée à la destruction des ressources naturelles du pays.

Nil le bâtard, Fricaine la compagne noire et Iche la jeune amante blanche sont toujours là pour aider l’ancien maître à ramener vers la métropole une ultime pépite, Willi l’albinos, le chanteur à la voix d’or dont Kalonec compte bien faire la nouvelle coqueluche des nuits de la world music parisienne. Refusant le label expérimental, Frédéric Fisbach revendique comme une nécessité l’émergence d’un théâtre d’art contemporain s’emparant de travaux d’écriture qui, aujourd’hui, questionnent la forme pour mieux rendre compte du sens. « Il m’arrive souvent de dire qu’Animal est une pièce écrite dans une langue qui n’est pas faite pour être lue, mais avant tout pour être dite. Principalement constitué de strates, le texte alterne deux états d’écriture. L’un s’apparente à un roman-théâtre avec des amorces de dialogue et des descriptions, l’autre correspond à un travail extrême sur l’oralité, un poème dramatique qui doit, pour pouvoir juger de sa musicalité, passer par la médiation d’un corps et d’une voix. »

Fragmentation, atomisation des mots et explosions syntaxiques se révèlent alors les porteurs du message, au même titre que l’exposition des faits rapportés. Roland Fichet fait du travail sur la langue le moteur de son propos en projetant son texte dans le domaine d’une francophonie de la pure oralité. Dans un accord parfait, Frédéric Fisbach joue de cette partition dans tous les registres de ses sonorités en la livrant aux multiples accents des acteurs de sa troupe. Comme Bernard-Marie Koltès en son temps avec Combat de nègre et de chiens, Animal se positionne avec justesse sur les ruines de l’utopie colonialiste. Pour dire l’histoire de nos rendez-vous manqués, Roland Fichet fait du fantôme d’une chienne l’animal mythique qui hante son récit. Avec l’invention de cette présence mi-européenne mi-africaine, il cristallise la douleur de cet amour trahi qui tourmente toujours nos consciences, qu’elles soient noires ou blanches.

 

2 - Le matricule des anges — « Malade de la langue » (article de Laurence Cazaux paru dans Le matricule des anges n° 61 de mars 2005)

Dans une langue magnifique, Roland Fichet évoque avec Animal la destruction massive du règne animal et végétal, et donc la destruction de l’homme.
Né en 1949 dans le Morbihan, Roland Fichet crée à Saint-Brieuc en 1978 le Théâtre de Folle Pensée, qu'il codirige avec Annie Lucas, metteur en scène. La compagnie monte exclusivement des textes de théâtre contemporain. Il nous est raconté, dans une rapide présentation de l’auteur, qu’au Cameroun, le 31 mai 2003, il a été honoré du titre de Te Wafeu Tchombaguin par le Roi de Baham, Pouokam Marx II. Cela confirme que Roland Fichet est définitivement ailleurs. Rien d’étonnant donc qu’il nous offre avec Animal, un objet littéraire inclassable, écrit sur une longue période (plus de deux ans). L’écrivain a pour habitude de travailler une langue singulière. Avec Animal, il invente une langue sur le fil du rasoir, pour aiguiser nos sens et nous mettre en alerte. Une partition et une matière orale d’une richesse et d’une variété qui procurent du plaisir à l’état brut.

La pièce début par un chœur. Il donne une part du récit, dans une langue plutôt classique. Pour l’écrivain : « Aujourd’hui des voix se relaient en permanence pour orienter notre attention, notre corps, notre conscience. Elles émanent de partout. Parfois proches de notre oreille, elles vont jusqu’à nous donner l’impression de sortir de nous-mêmes. Parfois lointaines, déterritorialisées, on ne parvient pas à repérer leur source, à les identifier. On ne sait pas qui parle. D’où la sensation de se mouvoir dans une chambre d’échos. Dans Animal, le chœur joue ce rôle de chambre d’échos. » Par opposition, les personnages évoluent dans une langue inachevée, heurtée, aux phrases courtes, comme si la parole n’arrivait plus à se dire. Voici la première réplique de Kalonec : « Approche toi. viens nègre pâle. sors de ta tanière. mesure-toi puisque. mesure-toi au Vieux puisque t’es. si malin t’es. viens te. mesurer. la fin sacré malin de jeu de cache-cache. une sortie de prince pour toi hé hé. viens face. face à Kalonec. que je te. Kalonec te défie Willi. tu entends ? la belle vie. pour Willi si tu veux. Le Vieux revient de. pour ta voix Willi. Paris ». La langue évolue tout au long de la pièce jusqu’à se désarticuler. Un court instant, sous l’emprise de Chienne, qui comme le Cerbère, revient de chez les morts, les personnages s’expriment autrement « d’habitude je ne suis pas comme ça/d’habitude ce n’est pas ma couleur/d’habitude je ne parle pas comme ça/je suis délivrée de ma blancheur/merci Chienne » dit Iche qui, à la fin du texte, ânonne péniblement : « idi titi idi titi ote ote. idiiiiiote Iche. Vie. errrrge. ge. je. hihu ouche. » Ce parcours de la langue accompagne l’agonie des personnages et donne une énergie et une vitalité très forte à cette histoire.

La pièce se déroule en quatre mouvements, sur deux jours et deux nuits. Elle nous conduit de la concession Kalonec, en plein cœur d’une forêt africaine, à l’aéroport Charles-de-Gaulle. Au tout début de la pièce, Kalonec revient chez lui, il vient d’être opéré, il est mal en point. Il veut amener Willi, le fils noir albinos, à Paris pour en faire une star de la chanson. Mais Willi est parti. Du coup, les femmes, la noire Fricaine, la blanche Iche et le fils au pied bot Nil, détruisent tout, tuent toutes les bêtes pour édifier un mur immense, absurde dans cette forêt. « Willi parti Fricaine folle vide casse jette meubles vaches animaux lapins chevaux. détruit tout. pile tout. mélange résine sang et concasserie. fabrique des briques des briques des briques à tour de bras. parti Willi Fricaine folle. folle folle. » La folie va tous les conduire à la mort, à Paris. Dans le même temps, la forêt est détruite par des dizaines de bûcherons qui sont là pour l’exploiter. Seul moment de répit, le chant de Willi, que l’on entraperçoit un court instant, suspendu dans un hamac à vingt mètres du sol. Il chante, les tronçonneuses s’arrêtent une heure, avant de poursuivre leur œuvre de destruction pour le simple profit du capital. La beauté disparaît. Le monde animal et végétal est détruit, la planète se meurt. Roland Fichet, avec une fable qui puise dans la mythologie, nous pose avec une énergie rare, la question du dernier chant du monde.

 

3 - La Terrasse — « Animal » (article de Véronique Hotte paru dans La Terrasse n° 127 d'avril 2005)

Épopée contemporaine africaine à destination de Roissy.

L’auteur Roland Fichet fraie depuis quelques années avec l’Afrique par le biais du théâtre, séjours sur place et accueils de résidences d’auteurs et d’acteurs en sa Bretagne natale du côté de Saint-Brieuc et de sa Compagnie de Folle Pensée. Avec le metteur en scène Frédéric Fisbach qui monte sa pièce Animal, il s’est encore rendu sur le continent noir. Dans une volonté revendiquée et réfléchie de parler des autres, des démunis — ose-t-on dire —, de ceux qui n’ont plus rien et ne sauraient peser sur les plateaux de nos balances d’ultra libéralisme, une humanité en reste, méprisée et à laquelle on a juste consenti la survie. Un scandale trop patiemment souffert par nos consciences silencieuses de citoyens européens, habitants repus de sociétés occidentales faussement désinformées. Animal s’arrête sur l’Autre, l’être de la différence, le plus fragile qui soit — économiquement et affectivement. Avec un mythe biblique comme recours, celui de Dieu, d’Abraham, d’Isaac et du bélier : « sur qui ça retombe sur qui le couteau ? l’animal. le bélier. Il est entré en scène a pris sa place sous le soleil la place de celui qu’on tue. Dieu est content… en route pour l’abattoir l’animal, viens ici bélier prends ta place pour les siècles des siècles. » L’animal ou bien le pas tout à fait homme — par sa peau, sa religion, sa langue, sa nudité — a pris une fois pour toutes, la place inique de la victime gratuite face au tueur et au bourreau.

Une langue qui atteint à la clarté et à l’enchantement poétique.

Une belle histoire métaphorique du duel de deux continents qui s’ignorent. Écoutons Nil, l’un des beaux personnages de cette fable savamment construite, un bâtard nègre et pâle au pied bot qui s’associe moralement aux animaux dans la catastrophe de la tuerie bestiale de la concession du propriétaire blanc qui est aussi son père, Kalonec : « Toi t’as tout bouffé confisqué encagé pas de quartier tous les animes animaux encagés exportés déportés tueur à fond pendant trente ans… » L’écriture est magnifiquement recomposée, presque chantée et dansée dans la bouche des comédiens, qu’ils soient d’origine africaine ou européenne. Une langue à part, brisée dans la douleur de l’exclusion et renaissante grâce au vif instinct qui rachète les souffrances. Une langue qui atteint à la clarté et à l’enchantement poétique. Un joyau verbal que le talent de Frédéric Fisbach a su faire briller en le donnant à porter par un chœur et des acteurs engagés dans une esthétique de l’envol. Pour une confrontation avec les éléments et le ciel. Debout, un immense cadre transparent au vaste firmament nuageux. À la force des mots répond la puissance des corps : « Le souffle de Nil. Ses gestes. Flexions, rotations, membres projetés en avant, en arrière, mains qui découpent l’air. » Le jeu théâtral est une réponse aux faillites existentielles tandis que l’énergie sensuelle stimule les rébellions…