Couverture du livre La chute de l'Ange rebelle

(Extrait de « La chute de l'Ange rebelle », pièce de Roland Fichet, Éditions Théâtrales, novembre 1990.)

[+] Le texte intégral de la pièce est publié aux Éditions Théâtrales
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1

Après la tourmente qui nous a mis d’aplomb nous sommes devenus des animaux à sang chaud. Plus ou moins vite selon les individus. J’ai mis longtemps à chauffer mon sang. Je suis né froid. Vraiment froid. Pas glacé mais froid. Pendant de longues années j’ai eu pour ambition de devenir tiède. Rien d’étonnant, né dans une salle de bain avec baignoire, lavabo et bidet, j’ai conservé au plus intime de mon être le goût du blanc et la sensation du froid. Je comptais beaucoup sur la chaleur des femmes pour me sortir de là. J’ai très vite compris que la question des chaleurs et des fraîcheurs dépasse l’entendement des vieux hommes qu’on prétend sages ; les jeunes filles en savent beaucoup plus long, beaucoup plus long ; les jeunes filles en savent très long sur la glaciation du monde ; la première glaciation ; celle qui nous a si proprement refroidis. Si les jeunes filles pouvaient parler, dit ma mère, il y a longtemps qu’il n’y aurait plus d’abattoirs. Phrase énigmatique comme elle aime et qui fait béatement sourire mes jeunes sœurs. Dès qu’il est question d’amour elles rient. L’amour coûte très cher, très cher ! l’amour coûte cher en jeunes filles et certains expriment parfois la crainte d’une pénurie qui mettrait en péril l’humanité - si le sang ne s’allumait plus aurions-nous encore un avenir ? - mais pour l’instant on ne peut pas dire qu’il y ait vraiment de quoi s’alarmer. Quant à moi, j’ai franchi le cap de la tiédeur minimum, je peux faire mon service littéraire et j’ai bon espoir d’atteindre un jour la tiédeur maximum qui m’ouvrira les portes du mariage.


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17

Rompre un grain de riz : obsédante idée fixe à laquelle je me suis soumis toute la journée, j'en suis tout moulu. Toute la journée je me suis acharnée sur des grains de riz sans résultat ; sans résultat aucun. Les faire gonfler c'est facile, les faire gonfler dans la cuvette des W-C, dans le bidet ou la baignoire, mais les rompre impossible ! Le grain de riz oppose une forte résistance à la rupture. Aucune résistance en revanche à l'humidité. L'humidité le ramollit, le démolit, le réduit en bouillie, c'est dégoûtant. Absorbé par la manipulation de ces grains de riz durs comme de minuscules cailloux et pourtant si tumescents, si incroyablement sensibles à la tumescence, si collants dès que l'eau les atteint, si honteusement gluants, j'étais désespéré, saisi d'un cafard fou. Rien ne me donne le cafard comme un grain de riz maintenant. Après le pain dont l'altération à l'eau m'est devenue insupportable le riz me fait faux bond. Ah ! il faut en finir avec les nourritures blanches et se rabattre sur les carottes. Les carottes quelle horreur !

 

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28

Je suis parcouru de tremblements, de secousses sismiques : épouvante ou félicité ? je ne saurais le dire ; ces rites immobiles, sans cesse répétés, obsédants, que j'ai greffés sur l'arbre de ma vie, j'y renonce, je renonce à me laver les mains. Je suis irrigué d'une ivresse nouvelle, d'un vertige de délivrance, je m'attaque à la racine de mon mal, mon sort de victime désignée je le considère avec lucidité. Ne suis-je pas depuis toujours la victime désignée ? Je le suis, je ne m'en lave plus les mains. Se laver les mains a toujours été pour ma mère le geste fondateur. Par ce mouvement de poignet, ce frottement de paume si délicat, le pécheur le plus endurci ne s'offre-t-il pas des mains de cardinal ? Oh ! le geste du procurateur de Judée ! Merci ma mère, grâce à ces ablutions si naturelles j'ai secoué dans le lavabo des détresses coupables, des grappes de meurtrissures, des insomnies haineuses, certaines nuits j'ai noyé le cri de mes entrailles… Mais, voilà qu'il y a quelques heures je me suis levé contre cette soumission. Audace ! audace  ! audace ! ébouriffante audace ! La malédiction qui une fois de plus a fendu de sa tête de Gorgone les eaux de mon sommeil — celui qui dit «Folle ! » à sa mère est passible de la géhenne du feu ! — ne m'a même pas tiré de mon lit. Depuis mon enfance le robinet était mon horloge, c'est lui qui scandait mes sinueuses journées, c'est là que sonnaient les heures de mes tristes comédies, c'est fini. J'ai rompu à l'aube ces ficelles obscènes, ces filets de précautions qui m'enserrent, m'asphyxient, le cordon même que l'on dit ombilical ; je taille là-dedans comme un bon petit corsaire ! Ma mère est morte, je ne m'en lave plus les mains.

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