Couverture du livre de la paille pour mémoire

 

(Extrait de « La paille pour mémoire » de Roland Fichet, Éditions Théâtrales, 1985, Acte 1 / pages 13 à 20.)

 

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ACTE I


(C'est le petit matin : le soleil se lève lentement, il y a un peu de brume. Hélène, Jobloup et Zaac qui ont dormi dans la voiture en sortent l'un après l'autre. Vigre s'extrait de dessous la voiture. Ils sont tous les quatres habillés de vêtements de fête un peu démodés et très froissés. Hélène est parée de la robe de mariée de sa mère.)

Jobloup. - Dieu merci, il va faire beau. La brume c'est bon signe.

Vigre. - On a fait un sacré chemin !

Jobloup. - Cinquante mètres.

Vigre. - Bagnole pourrie !

Jobloup. - Elle s'est braquée. Pas question de partir comme ça ! Grâce à elle on a fêté notre départ : on a bu, on a chanté, habillés comme des seigneurs, on a dormi.

Vigre. - Vous dans la voiture, moi sous la voiture.

Jobloup (à Hélène). - Tu t'assois par terre, petite sœur, tu vas salir ta robe.

Hélène (enjouée). - Je ne vois pas de chaises dans cette cour. La maison est fermée, P'tit loup, plus de chaises !

Jobloup. - Vigre, va chercher une chaise à la ferme.

Vigre. - On ne peut plus y entrer.

Jobloup. - Va voir quand même.

(Vigre sort)

Joboup. - Ce Vigre est fainéant comme un pou. Comment te sens-tu Hélène ? Tu es belle dans la robe de maman.

Hélène. - Oui je suis pas belle dans cette robe mais pas autant qu'elle... Je suis bien... Je suis vidée... Zaac me protège, n'est-ce pas Zaac ?

(Zaac jappe doucement.)

Jobloup. - Maman était riche, voilà la différence. En moins de cinquante ans les Divanac'h apparentés aux de Kerdraonnec se sont ruinés. Leurs trois malheureux héritiers accompagnés d'un seul commis ont été mis à la porte de leur ferme comme des malpropres, des clochards... Eh bien, ma petite Hélène, tu sais ce que j'en pense ? Je pense qu'il était temps que nous sortions de ce trou. Tu ne pouvais trouver ici aucun mari qui te convienne ni moi aucune femme. Nous aurions fini par coucher ensemble toi et moi. Depuis longtemps je n'en peux plus.

Hélène. - Pourquoi dis-tu des choses pareilles, Job ! C'est bon d'être avec toi : tu prends la vie avec légèreté. Chante-moi une chanson pour aider le soleil à se lever tout à fait. Je vais danser si tu chantes.

(VIgre entre)

Jobloup. - Tu es une enfant, Hélène : toujours heureuse, même dans les pires moments. Où allons-nous ?

Hélène. - A paris !

Vigre. - La maison est close. Ils ont mis les scellés. Pas moyen de trouver une chaise.

Jobloup. - Tu n'aurais pas pu amener une botte de paille, imbécile.

Vigre. - Je ne sais pas si l’écurie est ouverte, Jobloup, je ne pense pas.

Jobloup (ému). - Eva...

(Zaac signifie à Jobloup qu'on peut retirer un des sièges de la voiture)

Jobloup. - Le siège de la voiture  Bonne idée Zaac, bonne idée. Il va falloir que tu a répares cette voiture, si tu veux rouler vers Paris. Sur l'autoroute !

(Vigre s'approche d'Hélène. Zaac et Jobloup sortent le siège de la voiture.)

Hélène (elle rit). - Ils ont mis les scellés sur la maison...

Vigre. - Comme je vous le dit, Hélène. Je viens de le voir de mes propres yeux. Ça ne devrait pas vous faire rire. Vous êtes chassée comme une putain ou une sorcière. Vous n'avez plus rien : deux malles et une vieille guimbarde. Et vous riez !

(Zaac invite Hélène à s'asseoir sur le siège. Vigre s’assoit à ses côtés. Zaac et Jobloup interviennent vivement : ils forcent Vigre à quitter cette place.)

Jobloup. - Tu sens mauvais, Vigre.

Vigre (ironique). - Tu trouves vraiment que je sens mauvais, Jobloup ?

Jobloup. - De la bouche surtout. Je ne te supporte plus.

Vigre. - C'est nouveau.

Jobloup. - Non ce n'est pas nouveau.

(Vigre donne un coup de pied dans un caillou, regarde la flaque d'eau.)

Vigre. - Il était temps de partir ; il aurait fallu empierrer cette cour. Du travail pour toi Zaac. Un bon mois, peut-être deux.

Jobloup. - Tu es un infirme, Vigre. Un nabot. Tu t'es glissé dans notre famille mais c'est fini. Tu peux partir. On n'a plus besoin de toi. Tu pourras dire de moi ce que tu voudras. De toutes façons personne ne te croira. Personne ne croira un commis de ferme, un petit commis de ferme.

Vigre. - Hélène a besoin de moi.

Jobloup. - Hélène a besoin de toi ! Mais il se prend pour un homme, cet animal, pour un monsieur. Hélène, tu as besoin de lui ?

Hélène. - Je ne sais pas.

Jobloup. - Vigre, à partir de maintenant tu m’appelleras monsieur Jobloup, monsieur ! Et si j'entends une nouvelle fois le mot putain sortir de ta bouche à propos d'Hélène je te fais laper l'eau de cette flaque jusqu'à la dernière goutte !

Vigre. - Monsieur Jobloup, tu es un homme très intelligent : tu respires l'intelligence. Alors pourquoi parles-tu avec autant de rudesse ? On s'ennuie beaucoup avec les hommes intelligents quand ils manquent de douceur. Ils vous cassent les oreilles, monsieur Jobloup. J'ai connu un homme comme toi : il disait tellement de choses brutales que son visage n'a pas pu le supporter : il s'est paralysé. D'abord les mâchoires, puis les muscles des joues et du nez, puis les yeux, puis les oreilles...

Jobloup. - Arrête, Vigre. Tu sais que je suis un homme doux. J'hésite à écraser une mouche ou une fourmi ; mais tellement de malheurs nous sont tombés dessus sans crier gare.

Vigre (ironique). - Sans crier gare...

(Jobloup hausse les épaules. Il sort. Zaac caresse doucement les cheveux d'Hélène qu'il a dénoués. Hélène parle en breton à Zaac. Elle fredonne une chanson. Vigre s'assied par terre et jette des petits cailloux dans la flaque d'eau. En entendant Hélène fredonner, Zaac pense à son poste de radio. Il va le chercher dans la voiture et le pose sur le sol. C'est un modèle assez ancien. Musique douce.)

En breton :
Hélène. - Ur roue meur en doa tri mab. An trede a oa mab ar rouanez, met ne oa ket mab ar roue. Ur bastard e oa.
Pa ouezas ar roue ne oa ket ar mab-se ganet digantan, et taolas anezhan, 'an oad a dri bloaz, en un toull don dindan an douar. Ne zeuas Gaspard er-maez nemet unnek vloaz goude. Ur c'hrennard souezhus e oa deut da vezan, disneuziet, mac'hagnet e gorf gant an amzer tremenet er basefoz, met speredek dreist.
En français :
Un grand roi avait trois fils. Le troisième était un bâtard, enfant de la reine mais non du roi. Informé de sa trouble origine le roi fit jeter dans un cachot à l'âge de trois ans. Gaspard n'en sortir que onze ans plus tard. C'était un adolescent étonnant, déformé physiquement par sa réclusion, mais très intelligent.

En breton :
Vigre. - Elena, ha kontan 'rez ach'hanon en tri mab a zo en da istor ?
En français :
Tu parles de trois fils dans ton histoire.
Tu me comptes dans ces trois fils ?

Hélène. - Vigre, je ne veux pas te parler breton.

Vigre. - Je te demandais, Hélène, si tu me comptes dans les trois fils de ton histoire. Arrête, Zaac, de me regarder comme si j'étais un porc ou une limace. Tu sais bien que nous sommes liés tous les deux... Tout petit je te traînais partout... Je devinais toujours les mots que tu voulais dire... Je parlais à ta place, espèce de muet ! Rappelle-toi le jour où on a enterré une poule qui ne voulait pas pondre. (Vigre rit. Zaac aboie.) Ça va... On ne peut plus compter sur personne ! Tout glisse... Qu'est-ce que tu attends pour réparer cette voiture ?

Hélène. - Il a raison, Zaac, il faut essayer de la mettre en route. (Zaac se dirige vers la voiture.) Tu m'as posé une question, Vigre ?

Vigre. - Oui.

Hélène. - Je ne t'ai pas répondu.

Vigre. - Non.

Hélène. - Je ne te comptais pas dans les trois fils de mon histoire. Jobloup, Zaac et moi nous sommes de la même famille, mais toi il faut que tu partes maintenant.

Vigre. - Je vais aller où ?

Hélène. - Va chez ta sœur Léocadie.

Vigre. - Non.

Hélène. - Vigre, tu as beaucoup vieilli. A certains moments je trouve que tu ressembles à un hibou.

Vigre. - Je n'aime pas du tout vos comparaisons... ornithologiques.

Hélène. - Ne fais pas le savant, c'est humiliant. Mon brave Vigre, tu as toujours été très gentil avec moi... Je suis très heureuse qu'aujourd'hui tu sois libre... ça fait trop longtemps que tu vis dans cette malheureuse ferme. Depuis la mort de papa et maman nous nous sommes enfermés et n'avons rien su faire... Pars.

Vigre. - Je ne partirai pas. Et enlevez cette robe ridicule, je vous en prie. Nous nous sommes conduits comme des enfants. Vous la première. Il faut agir maintenant. Vous ne pouvez pas vous passez de moi : Jobloup à la tête trop... nuageuse.

Hélène (piquée au vif). - Job dit que tu es impuissant.

(Jobloup entre.)

Vigre. - Monsieur Jobloup est allé faire le tour du propriétaire.

Jobloup. - Tu es encore là. Tu sens mauvais.

Vigre. - Mon odeur est si différente de la vôtre, monsieur Jobloup, si différente.

Hélène. - Tu es entré dans la maison P'tit loup ?

Jobloup. - Non. J'ai essayé. Impossible. (Joyeux) Mais je suis entré dans l'écurie et j'y ai retrouvé va. Eva, ma jument ! Elle m'a souri... tu peux rire dans ta barbe, Vigre, je sais ce que j'ai vu et je vois des choses que tu ne verra jamais.

Hélène. - Comment croire ce que tu dis ?

Jobloup. - Je t'assures qu'elle est là, ronde et douce... Hé, hé, sacrée Eva... Je me suis étendu sur elle, je l'ai caressé... Elle n'a pas bougé.

Hélène. - Je ne te parle pas de la jument, je te parle de la maison. Tu es sûr qu'on ne peut y pénétrer par aucune porte, aucune fenêtre ?

Jobloup. - Pas moyen d'y mettre le nez. J'ai tout essayé.

Hélène. - Est-il possible que cette maison nous soit devenue hostile à ce point ?

(Hélène sort)

Jobloup (à Vigre). - C'est toi qui l'a attristée ?

Vigre. - Ils vont venir la chercher sans tarder Eva.

Jobloup. - Elle ne s'habituera pas. Je suis sûr qu'elle ne s'habituera pas. Ma jument... Ma jument ! Elle est toujours à moi, comme si rien n'était arrivé. Elle ne se rend pas compte... Elle rêve... Elle est là couchée sur la paille et elle me regarde les yeux mouillés... Je n'avais plus rien ; je me suis habillé, je me suis saoulé, j'ai fait l'homme dégagé... Et puis cette panne, ce petit matin brumeux et voilà que je retrouve ma jument, calme, confiante. Le monde change de couleur. Il fait très clair.

Vigre. - Ils vont te l'enlever dans quelques heures. Ce serait mieux si on partait tout de suite, monsieur Jobloup.

Jobloup. - Tu n'as pas de cœur, Vigre. Pour moi tu es un ver de terre. La voiture est réparée, Zaac ?

(Zaac fait signe que non)

Jobloup (en s'adressant à Vigre). - Tu vois !

Vigre. - Hélène va s'abîmer les mains à vouloir entrer à tout prix dans cette maison.

Jobloup. - Qu'attends-tu pour aller l'aider ?

Vigre. - On a besoin de moi ou on n'a pas besoin de moi ?

Jobloup. - Je n'aime pas ta façon de faire l'important, de jouer avec les mots, de me regarder, de regarder Hélène. On n'a pas entendu le son de ta vois trois fois par mois ces dernières années et aujourd'hui tu ne cesses de nous harceler. Nous savons ce que nous avons à faire, tu peux disparaître.

(Jobloup sort.)

Vigre (à Zaac). - Tu as remarqué, Zaac, il n'a pas parlé de toi. Il a dit : ta façon de me regarder et de regarder Hélène. Ça veut dire que ma façon de te regarder toi est bonne. En tous cas ça laisse un doute. Est-ce qu'elle te convient à toi ma façon de te regarder ? (Zaac l'observe avec méfiance.) Ton frère me traite comme un commis minable, un moins que rien. Il veut croire que je suis un idiot de village, comme ça, du même coup, lui, il se prend pour un homme raffiné. Ah le raffinement ! Ils y ont cru au raffinement ! Ça vous a servi à quoi de jouer à ça ? Zaac, viens ici. Viens donc ! allez Zaac, viens près du bon Vigre, viens t'y frotter, viens faire un peu de boxe, ça réchauffe. (Zaac répond à l'invitation pressante de Vigre.) Est-ce que tu as quelque chose à manger dans la voiture ?

(Zaac, après un temps d'hésitation, fait signe que oui. Avec les et bouche il décrit les aliments qui sont dans la voiture. Vigre traduit)

Vigre. - Pain. Pommes. Salade. Poireaux. Carottes. Patates. Du beurre ? (Zaac : non.) Tu n'as pas de beurre ! Souviens-toi du beurre que nous faisions dans cette maison il y a à peine quinze ans. C'était le meilleur du monde. De temps en temps on envoyait une motte à Paris, bien carrée, avec un petit dessin dessus. A New York une fois. Tu te rends compte Zaac, en Amérique ! Et aujourd'hui plus de beurre. De la viande ? (Zaac : non.) Ça ne m'étonne pas... les temps ont bien changés... Bon, Zaac, on va casser la croûte ! Va me chercher une tranche de pain et une carotte (Zaac va dans la voiture et en ramène deux tranches de pain et deux carottes. Zaac à l'air confiant et heureux. Vigre et Zaac jouent avec le pays et les carottes.) Pourtant Dieu sait que je n'ai pas toujours été traité comme un commis minable. J'en ai rendu des services... de toute nature... Hein, Zaac ? (Zaac aboie.) Toi, tu fais le chien. Question discours : refus total. Sacré Zaac ! Ils disent même que tu as vu un homme-chien dans le bois quand tu étais petit. Ils n'ont pas peur de se raconter des histoires ! Qu'ils inventent ce qu'ils veulent... Bon, dis-donc, si tu t'occupais de la voiture !

(Zaac signifie à Vigre qu'à son avis elle ne marchera pas. Il va quand même à la voiture. Il sort son poste de radio : musique ; puis le dialogue entre le journaliste et l'éleveur de pigeon, puis de nouveau musique. Le dialogue radiodiffusé intéresse et amuse Zaac et Vigre. Zaac continue cependant de s'occuper de la voiture.)

(A la radio :)
L'éleveur. - Les pigeons sont très fidèles et ils forment des couples productifs.

Le journaliste. - Vous associez la fidélité et la fécondité ?

L'éleveur. - Je parle des pigeons. Je me garde bien de généraliser, encore que... Je disais donc qu'on peut attendre d'un couple de pigeons dix ou douze pigeonneaux dans 'année, voire quatorze ou seize. Les deux premières années sont généralement meilleures mais certains couples donnent satisfaction jusqu'à l'âge de quatre ou cinq ans.

Le journaliste. - Comment se manifeste la fidélité chez les pigeons ?

L'éleveur. - Comme chez les humains. Le mot fidélité me semble clair.

Le journaliste. - Les couples se forment au hasard ?

L'éleveur. - Au hasard ? Que voulez-vous dire ?Entre nous, j'ai rencontré ma femme par hasard : elle était marchandde d'enduits spéciaux pour poulaillers industriels. (Rires) Disons que si les pigeons se font la cour, - et dans leur cas on peut prendre l'expression au pied de la lettre - le mâle choisit d'abord un nid - intéressant à noter n'est-ce pas ? - puis il s'emploie à séduire une femelle, il s'efforce de l'attirer dans son petit chez-lui.

Le journaliste. - Merci, monsieur Simon, pour ces instructives précisions.

(Musique. Vigre éteint la radio.)

Vigre. - Oser dire à Hélène que je suis impuissant... Je veux garder les yeux d'Hélène... Hélène, tout ce que je te demande c'est que tu me fasses confiance, que tu te serves de moi comme bâton, serre-moi dans ta main, appuie-toi sur moi pour avancer... Garde les yeux sur moi. Bonté divine ! Mon père a travaillé dans cette ferme, mais d'où venait mon grand-père ils ne le savent pas. Je me suis enfui dans le même trou qu'eux. Aujourd'hui nous sommes tous nus et c'est moi qu'ils veulent sacrifier. J'ai tout oublié pour eux, pour elle. Cette joie quand elle est là... Cette joie qui me gonfle les narines...

(Le moteur de la voiture démarre. Zaac bondit de joie. Le moteur s'étouffe. Nouvelles tentatives de Zaac : sans succès.)

[...]