Le 18 janvier 2005

Pourquoi Frédéric Fisbach m’a-t-il demandé de venir assister à cette métamorphose : le texte de la pièce absorbé et transfiguré par l’animal humain, par l’animal-qui-parle, par l’animal sur scène ? La pièce est écrite. Jamais Frédéric Fisbach ne met en doute une phrase ou une scène, ne me demande la moindre modification. Je ne suis pas là pour ça. Je suis là pour sentir monter en moi un autre livre. Je décide de regarder cela : le processus physique qui va lever les mots, les extraire de la page et en faire autre chose ; de regarder comment les mots prennent corps et quels corps ils prennent sous l’impulsion de ce patient sculpteur de voix, de mouvements, de rapports. Au Cameroun pendant quinze jours en décembre, et au Studio-Théâtre de Vitry pendant ce mois de janvier, je regarde comment Frédéric Fisbach articule cette langue pour dresser l’animal dans toute sa fureur. Le tombeau est ouvert mais l’animal s’en arrache pour dire (une dernière fois ? ) que la condamnation à mort de tous les êtres vivants est prononcée. Possédé par l’étrange force que donne le meurtre, secoué de rire, l’homme tue l’animal, tue tout ce qui vit. L’homme est un animal et de ce geste il mourra. Le sait-il ? Sans doute mais il s’en fout.


Des corps, des voix

Pour mettre en scène Animal Frédéric Fisbach a réuni des corps et des voix ; des corps à la peau noire, des corps à la peau blanche, des maigres et des costauds ; des voix qui ont de la couleur, des accents africains, anglais, allemands, français. La langue heurtée de la pièce respire l’émotion, la secousse, les larmes, le rire, la crise. Frédéric Fisbach cherche dans les voix d’acteurs dont la langue maternelle n’est pas le français une prise singulière sur le rythme de la phrase, sur la matière des mots. Cette prise raconte en elle-même l’exil, la brisure, le remuement intérieur. À l’aéroport de Roissy le 28 novembre je vois pour la première fois Ulrike Barchet, actrice allemande, qui interprétera Iche. À côté d’elle Ese Brume (Le chœur), nigériane, et Mathieu Montanier (Chienne), français. À l’aéroport de Douala les Camerounais Kouam Tawa (dramaturge), Wakeu Fogaing (Nil), et Martin Ambara (Le chœur) attendent les Européens. Je ferai connaissance avec Sophiatou Kossoko (Fricaine), actrice et danseuse d’origine béninoise, à Buéa deux jours plus tard. J’ai rencontré Pierre Laroche (Victor Kalonec), acteur belge, lors des premières lectures de la pièce en octobre aux ateliers Berthier.


Buéa, Cameroun

Je guette ce que met en jeu ce premier acte de mise en scène : rassembler au Cameroun, au pied d’une montagne-forêt, toute la troupe, acteurs et techniciens. Dès les premiers jours, les acteurs apprivoisent le texte sur l’herbe, des fourmis sous les pieds, contre le tronc d’un manguier imposant, sur un carré couvert de sable, sur une plate-forme en ciment, à l’ombre, en plein soleil, à la tombée de la nuit, sous les étoiles. Frédéric Fisbach ne les lâche jamais, se déplaçant sans cesse d’un acteur à l’autre, dessinant des espaces sur le sol, ouvrant le sens et le son, traduisant les précipités rythmiques et sémantiques, les flux et les rebonds de cette langue. Tout est possible : du murmure au cri. Il faut ENTENDRE.

La langue des marges, des rues, des bistrots, des villages perdus de la campagne bretonne, des bourgs francophones d’Afrique est explosée, déréglée, quelquefois même ravagée. S’agit-il de cette langue ? Cette représentation de la langue d’Animal ne convainc pas le metteur en scène. Ce n’est pas ce qu’il perçoit. Il sent dans cette langue composée une consistance d’une autre nature, et aussi une tension qui la soulève : la pulsion de vie, la pulsion animale. Cette pulsion qui fait parler, agir, penser a ses rythmes propres ; elle transmue joie, terreur, désir en mouvements, en danses, en extases… La rage de vivre, ses éclats de voix et ses sauts dans le vide sont liés dans Animal au désastre de la séparation et à la fascination de la mort. Tout à coup à la fin d’une répétition, à Buéa, au Cameroun, tous les acteurs se mettent à aboyer. Des chiens répondent. Une femme, de loin, demande en anglais : est-ce que je peux me joindre à vous ?
Y a-t-il comme une sauvagerie tapie dans la langue ? Au-delà des mots il y a encore de la poésie. Au-delà des mots il y a l’animal.


Intensités

Le metteur en scène cherche dans le désastre des personnages leur vibration vitale et la traduction de cette vibration en mouvement — oscillations, éruptions, débordements. Il compose la partition des intensités que ce désastre intime génère. Les personnages sont d’abord immergés dans un désastre familial, amoureux, sexuel, et engagent une lutte à mort pour leur survie. Ils ne sont pas les porte-parole du désastre général, ils sont totalement absorbés par la captation de forces susceptibles de les sortir de leur enfer intime, fût-ce au prix d’une destruction sans limites. Comment circulent les forces de vie et de mort ? Est-ce que ces forces s’échangent dans un corps à corps par exemple ou dans un dialogue ?

Frédéric Fisbach : « Petit à petit le rire caché dans le texte va vous gagner. Les personnages ne sont pas gentils. Aucun de ceux qui parlent dans cette pièce ne s’apitoie. Ils inventent de la vie. À chaque mot ils captent de la vie. Il ne faut jamais perdre ça de vue. »

À côté d’un fromager, arbre géant dont les racines architecturent une sorte de caverne, Kouam Tawa offre au metteur en scène et à toute la compagnie un point de vue sur cette question. Il raconte une histoire qu’il présente comme récente et véridique. Voici ce qu’il nous dit : « Un vieillard de mon village, village de l’ouest du Cameroun, reçoit sa fille. Le vieillard est connu pour être un sorcier et soupçonné d’avoir aspiré la vie de membres de sa famille pour nourrir son propre capital vital. Cette jeune femme, inquiétée par la réputation de son père, s’était éloignée de lui. Elle a décidé de partir à l’étranger et vient ce jour-là rendre visite à son père, parce que c’est son père et parce qu’elle s’en va pour longtemps. Le vieil homme offre à manger à sa fille. Elle est prise immédiatement de faiblesse, ne tient plus debout, va mourir. Les voisins avertissent le frère de la jeune fille qui habite un autre village. Le frère n’hésite pas une seconde. Il prend sa machette, il l’affûte pour qu’elle soit bien coupante et se précipite chez son père. Tout le village est rassemblé et le vieux se désole : « Quel malheur ! Je ne sais pas ce qui arrive à ta sœur, elle est tombée subitement malade. » Le fils dit à son père : « Tu ne sais pas ce qui arrive à ma sœur ? » et vlan, il lui donne un coup de machette dans le dos, puis un deuxième. Alors le vieux attrape au chevet de son lit des racines liées par une fibre. Il les délie. La jeune fille retrouve ses forces en quelques heures et le vieux meurt. »


L’animal : ce qui en nous ne parle pas ?

La forêt est là. Elle nous frôle. C’est une forêt-montagne. Le mont-Cameroun, masse imposante juste au-dessus de nous, apparaît et disparaît dans la brume. Le mercredi 8 décembre nous allons à la rencontre de la montagne et de la forêt. Nous nous enfonçons sous les arbres.
La boucherie de Buéa, boucherie en plein air, de la viande en grande quantité sur un comptoir de vingt mètres, une balance à poids, des pieds de vache (dans la pièce Fricaine menace Kalonec avec un pied de vache). De jeunes bouchers découpent la viande avec des machettes. Grands mouvements de bras. D’autres grillent des têtes et des pattes sur un feu.


Médée-Jason

En janvier au Studio-Théâtre de Vitry Frédéric Fisbach construit la scène qui met aux prises Fricaine et Kalonec au moment de son retour, de sa réapparition sur la concession. M’apparaît alors dans le jeu de Sophiatou Kossoko et Pierre Laroche la puissance de l’amour qui a uni Fricaine et Kalonec. Leur amour féroce leur a donné la force de bâtir, de dompter, de dominer. Ils se sont faits grâce à leur union une place au soleil. Cet amour s’est retourné en rage, folie, soif de destruction. « Ce qui nous était le plus cher je l’ai détruit parce que tu nous as trahi » pourrait, comme Médée, dire Fricaine. Je n’ai jamais pensé à Médée et Jason pendant que j’écrivais cette scène. Aux répétitions ça me saute aux yeux.

Tout ce mois de janvier les répétitions continuent de se dérouler au Studio-Théâtre de Vitry. Dans quinze jours nous rejoindrons Vidy-Lausanne pour une dernière période de répétitions de trois semaines. Nous avons rendez-vous avec le public le 22 février.

(Notes inspirées par les répétitions d'Animal au Studio-Théâtre de Vitry en janvier 2005.)