(Entretien avec Annie Lucas, metteur en scène, au sujet de sa mise en scène de Suzanne)


Pouvez-vous parler de l'écriture de Roland Fichet ?

Annie Lucas - Je peux dire certaines choses. Des observations concrètes que m'amène à faire mon travail sur Suzanne : La structure même de la pièce fournit du rythme. Les scènes démarrent toujours très fort. Ça démarre dense. C'est une écriture tendue avec trous. Une écriture qui a du muscle et qui demande du muscle, à l'acteur, au metteur en scène. Une écriture qui saisit par son style, par la matière des mots. C'est structuré par secousses et ça secoue. C'est une écriture charpentée, une écriture qui a les pieds dans la terre ; je la trouve concrète, charnelle. La construction de la pièce et le jeu interne de l'écriture appellent puissamment le théâtre.


Vous, comment abordez-vous ce texte ?

A.L. - Par tous les bouts, de tous côtés.


Mais vous l'approchez comment ?

A.L. - Tout sera fait pour raconter une histoire. Cette pièce se déroule sur 40 ans (de 1961 à 2001), elle est structurée, elle raconte une histoire ; c'est l'histoire d'un être humain, Suzanne, qui traverse sa vie ; qui sent s'effondrer sous ses pieds le monde d'où elle vient et qui avance, avance… C'est la fin d'un millénaire, il y a sur elle une formidable pression, ça fuit de partout, les hommes, multiples, sont insaisissables… Il faut crever le mur de l'an 2000, peut-être ! Elle avance, avance, comme une chèvre ivre et prophétique.


En tant que metteur en scène vous adoptez quelle attitude ?

A.L. - Je ne cherche pas à arrondir les angles. Le texte est là, puissant, je me bats avec. Je joue avec son rythme, avec ses accélérations et avec ses sauts, quelquefois même je le prends de vitesse. Ce n'est pas l'aspect tragédie qui prévaudra dans ma mise en scène de Suzanne mais la vitalité, la violence de l'humour, la comédie que produit Suzanne, que produit le mouvement de cette liquidation générale.


Où nous emmène cette pièce ?

A.L. - Chez Suzanne. Dans tous les corps de Suzanne. Les cinq parties (cinq actes !) sont comme cinq champs de bataille. À chaque acte Suzanne se dépouille. Elle finira nue. Morte ? Seule dans ce désert ? Ou comme quelqu'un qui vient de naître ? Enfin vivante ? On verra. « Je suis né mort je voudrais mourir vivant. » C'est une phrase de Roland Fichet, une phrase de « Terres Promises ». Cette phrase est un levier pour Suzanne, un moteur secret. Dans tous ses rapports avec ce qui l'entoure et ceux qui l'entourent elle ne se laisse jamais enliser, elle surgit sans cesse.


Sur la scène, qu'est-ce qu'il y a ?

A.L. - Il y a des acteurs, neuf personnages, des objets, des lieux et des temps.


Des objets ?

A.L. - Des objets repérables et des objets improbables : un vélo-crucifix, un hibou blanc, un soldat du monument aux morts, une vierge de Lourdes, un fauteuil qui pivote, une faneuse… Fauteuil, vélo, lit… sont transformés. Nous agissons par récupération et transformation. Nous jouons avec le « capharnaüm », le « bordel rural » dont parle le psychanalyste. Les objets sont rêvés, modifiés par le souvenir. La mémoire qu'on en a les transforme.


C'est une pièce où acteurs et objets circulent ?

A.L. - On peut le dire comme ça peut-être. On prend son temps aussi dans cette pièce, on est immergé dans son temps, on le respire, on vit avec, on l'ausculte. Comment caractériser 1961 ? 1981 ? 1991 ? 2001 ? Le jeu des passages d'un temps à l'autre, d'un espace à l'autre est important. On vit à fond un moment et hop ! on saute. J'aime le mouvement de cette pièce. Je veux lui garder sa fraîcheur. Il y a dans la pièce et il y aura dans la mise en scène un personnage qui met le doigt et le jeu, l'enjeu si vous voulez, sur cette question : comment passer de l'autre côté ?


Annie Lucas, si on ne vous accordait que 5 mots pour tenter de dire votre mise en scène de Suzanne ?

A.L. - Je dirai : Jubilation… Amour… Humour… Identification… Trace… J'ajouterai aussi Mémoire. Très important pour Suzanne car sa rencontre avec Zolar va constituer pour elle une sorte de quête, elle va être obligée bon gré mal gré de renouer avec son passé, son histoire : cette pensée effacée !