Personnage caricature, personnage trivial, personnage "déchirant", personnage fossoyeur, je l'ai d'abord haïs !

Sans doute parce qu'il évoquait en moi des images de femmes de mon enfance ; grandes-tantes ensorcelées dont les maquillages outranciers déposaient sur moi les marques trop ostensibles d'une tendresse parfois bien déguisée... Sans doute aussi (mon Dieu quelle évidence !) l'image de la femme qui m'attire et me séduit n'est pas tout à fait de celle-ci... et puis peut-être plus loin, plus complexe, la peur du théâtre, peur inconsciente du travail inévitable et spécifique dans lequel le Cramiser allait m'emporter...

D'abord haïs ! Puis au fur et à mesure que sa peau occulte me devenait plus transparente, alors j'ai vu les autres, les autres femmes de la pièce, les autres femmes de l'histoire, autour, plus loin... Alors j'ai vu ma peau de femme...

Le Crasimer est laide, énorme, repoussante. Elle envahit et cache mon corps ma peau d'homme avec sa peau de femme. me castre. Elle gonfle mes formes, les faits disparaître, cache mes cheveux, atrophie mon visage déforme ma démarche. Elle s'insinue sur ma peau, dedans aussi, poussant ma sueur s'imbibant à mon corps, me collant au fur et à mesure du spectacle. Corps à corps : ma peau d'homme contre sa peau de femme. Mouillant ces dernières traces de mon identité... un petit slip et un petit maillot... ultime protection. Un petit corps aussi, délavé jusqu'au sexe ! Transexué !

Ouf ! Lourde Crasimer. Sans séduction première. Mon corps d'acteur, caché, ravale les chemins faciles du corps qui se connaît. Pas de sourire complice ; même ma propre mère ne m'a pas tout de suite reconnue. Supprimées les facilités du jeu déjà connu, toléré, moyen. Mon corps couché se cherche dans ce magma qui le recouvre. LE Crasimer m'épure !

Comme le masque ou le nez de clown sa carapace me filtre en retenant mon corps. Peau de femme ? Pour un premier contact, c'est plutôt rude ! Distanciation brutale, contraignante. Une peau ça ? Une camisole plutôt... Pourtant ce qui était au départ une excroissance enlaidissante, une malformation rajoutée va devenir peu à peu un espace médiateur, un lieu de jeu.
De "je" dirait Roland !

Le Crasimer, ta peau-barrière, ta peau-frontière, celle qui t'a empêché de trouver ta vraie peau de femme ; "une" transparente, perméable, ta peau Crasi, m'apprend  me réapprend le théâtre. Dedans, moi ma réalité enfermée, retenue, obligée de travailler, d'être acteur, de condenser ce qu'elle donne à Crasi, au théâtre : JE. Dehors Aline, la Vieille, Bredelotte, le "réel" et Crasi habitée, distanciée de moi : JEU. Crasimer ta peau ! Un sacré placenta où se matérialise le rapport du théâtre et de la vie.

C'est pour cela que percer ton masque fut pour moi vital. Casser ce maquillage de vieille pute trop enfermant, accéder physiquement à l'extérieur en négociant ensemble face au miroir, à froid, "notre" visage, c'était aussi construire le terrain objectif minimum, sceller le compromis, fêter la rencontre à partir duquel le travail pouvait commencer à se faire.

Pkacenta diabolique aussi qui me livre ; étrange machine à remonter dans le temps ; un peu beaucoup de l'histoire passée de Crasi. Dehors le patchwork caloré et acide, sec, violent est sans sueur ni sang : ta vie aujourd'hui Crasi ? Dedans l'enveloppe est douce, humide, intime comme la peau d'une amante : tes chances passées Crasi ?

Moi qui suis à l'intérieur, qui vois au dur et à mesure que tourne les pages de l'histoire, ta peau se recouvrir de strates dures, de couches imperméables, je mesure le chemin de ton erreur Crasi, la marche fourvoyée durant laquelle ton corps s'est fossilisé. Quand tu gémis et dis Crasi : "Pas une goutte de sueur, pas une goutte de sang" moi je sue sang et eau au coeur de tes entrailles. Je sens l'eau, et le sel que tu as perdus ; oubliés de boire, envahir mon corps. Je sens ta source, celle de l'origine, celle des temps "non vide de femmes" peut-être, celle d'Aline, en manque de marécages et d'écoulements sauvages. Ta source ! Emmurée pour l'éternité, condamnée à gémir dans le silence des pyramides.

Et au fur et à mesure Crasi, dedans contre moi, à des dizaines de couche-lumière de ton extérieur s'installe petit à petit "ma" peau de femme. Celle que tu as loupée, celle d'une mémoire oubliée, qu'Aline essaye de préserver ; celle qui est en moi.

À Concarneau, après le spectacle une femme m'a dit : "Bravo ! C'est très important qu'un homme prenne la peau d'une femme : il comprend mieux !".

Sur l'instant ça m'a semblé absurde, contradictoire. Et puis en fait... C'est peut-être là son ultime sursaut à... Le Crasimer. Au spectateur privilégié que je suis, Crasi la brute, Crasi la sans coeur m'offre à l'intérieur en secret des traces de sa chaleur originelle qu'elle ne peut (cohérence dramaturgique oblige) traduire sur le plateau. Chaleur de l'oeuf qu'elle n'a pas su briser ? et qu'au delà la représentation elle tente de transmettre, sans tout emporter dans la froideur des momies...

Ultime question, Madame Le Crasimer, puisqu'il faut bien en te donnant cette chance ; à ma façon, arriver à t'aimer.

Peau de femme. Pour un premier contact...

13 mars 1981