Couverture du livre Petites pièces d'auteurs 2

(Texte intégral de « Tombeau chinois », pièce courte de Roland Fichet publiée in Petites pièces d'auteurs 2, Éditions Théâtrales, février 2003.)


Les dalles de la place Tienanmen à Pékin sont rectangulaires. Tachées. Striées. Des millions de pieds les ont marquées. Des millions de sandales. Des corps. Des véhicules aussi. Belles quand même. Quand même elles sont belles. Pas droites souvent. Légère pente. Inclinaison minuscule. Quand même inclinaison. Combien ? Combien de dalles sur la place Tienanmen à Pékin ? Dis un chiffre. Difficile ? Difficile. Environ... Plus que ça. Beaucoup plus que ça. 640 000. 640 000 dalles ? Le double sans doute. Ou le triple. Ou le quadruple. Tant de dalles que ça sur la place Tienanmen à Pékin ? Eh oui tant que ça. Au début peut-être n'y en avait-il que quelques centaines. Elles ont proliféré. Elles se sont adaptées au pays. A l'ambiance. C'est un pays... Ouh là là les chiffres dans ce pays... toujours très élevés. Très très. Quand le chiffre est très élevé l'homme prend peur, c'est mécanique. Il s'affole. Il a du mal à ne pas faire n'importe quoi. C'est dur non de se contrôler ? Il invente une catastrophe, l'homme, quand le chiffre est très élevé. Souvent. Il y a une espèce de malheur qui est au coeur des chiffres énormes. Catastrophe ? Quelle ? Quoi ? C'est du passé, n'en parlons plus. Quand le chiffre devient énorme le malheur bondit et réduit le chiffre. J'ai tendance à le croire même si. Bon. Ils ont décidé de les vendre. Vendre quoi ? 640 000 dalles. 640 000 dalles de la place Tienanmen à Pékin pour fêter l'anniversaire du massacre. Du massacre ? Pour le fêter ? Pour l'effacer non ? Comme tu voudras. Pour le commémorer à leur façon. Le massacre. Qui ILS ? Ceux qui décident ces choses-là. Qui décident d'écraser des étudiants avec des chars ou d'arracher 640 000 dalles de la place Tienanmen et de les vendre.

Les dalles 357421 et suivantes c'est où ? Qui c'est celui-là ? Qui ? Un nettoyeur de carcasses. Où il travaille ? Dans l'abattoir numéro 13 de la banlieue Nord de Pékin. Un brave type. Jia Wu.

J'ai douze fois douze dollars — Douze dollars c'est le prix fixé par le gouvernement chinois pour une dalle — Combien en veux-tu Jia Wu ? Douze. Douze dalles. Jia Wu, mon ami. Respire, Jia Wu. Elle est marrante, ta carriole, Jia Wu. Jia Wu a une carriole branlante accrochée à sa bicyclette tout aussi branlante. Au commissaire de la vente, tourné vers lui : Voilà le ticket. Le certificat. Bon pour douze dalles. 357421. 357422. 357423. 357424. 357425. 357426. 357427. 357428. 357429. 357430. 357431. 357432. Ca fait douze. Quoi encore ? Rien. Jia Wu, mon ami, tu regardes tes 144 dollars dans la main du commissaire Yong. 144 dollars. Le gros paquet. Toute ta fortune. Ce que tu as mis de côté en dix années de travail. Vas-y maintenant. Elles sont à toi, tu les a payées, trouve-les. Jia Wu pédale sur la place Tienanmen, la carriole dans le dos. Tiens, sont à l'aise ces types-là. Un groupe d'ouvriers boit à petites lampées la vodka que leur a apportée un riche marchand de légumes. Il a acheté 5000 dalles, lui, 5000 dalles de la place Tienanmen. Les ouvriers les chargent avec douceur dans son camion. Avec respect. Que veut-il en faire de ces 5000 dalles le marchand de légumes ? Un mur. Un mur avec 5000 dalles de la place Tienanmen ? Il en a le droit merde, qu'il dit. Pour se protéger. Des rôdeurs. Voilà, c'est comme ça, 12 dalles pour toi, 5000 pour lui. Saloperie. Quoi saloperie ? Faut bien protéger les légumes sinon. Tu vois, ils boivent, les ouvriers, à sa santé. Avance plutôt lentement Jia Wu. Cherche ses dalles. Avise un petit tas. Bon celles-là ; ont l'air pas mal. Pas les bons numéros. Il va y passer la journée. Il y passe la journée. Tu penses à quoi Jia Wu quand tu te présentes au contrôle avec tes douze dalles dans ta carriole ? A rien ? A la carriole ? C'est ça, à la carriole. Elle risque de se briser, de s'effondrer sous le poids des dalles. Tu auras l'air malin, carriole effondrée, et douze dalles sur le sol. Mais non, ça tient. Le contrôleur effleure les dalles, les touche à peine. Y a quelque chose qui va pas ? Si, si, tout va. Le contrôleur a du nez, il sent un parfum pas ordinaire autour de ces douze dalles. C'est bon, mon gars, vas-y. Presque amical. Jia Wu se sent mieux. C'est comme ça, on se sent mieux pour presque rien. Pédale, Jia Wu, tire ta carriole, tu les as sauvées ces douze dalles.

A genoux au milieu de ses douze dalles maintenant Jia Wu. Dans sa cuisine de trois mètres carrés à quinze kilomètres de Pékin. Fait quoi Jia ? Hein ? Il grave on dirait. Il grave des signes chinois avec une pointe de métal et un marteau de bois. Le nom de son amie ? C'est ça le nom de son amie Chien-Shiung Yang. Sur la première dalle. Des traits précis, nets. Te voilà, dit-il. Revenue. Oh non. Je ne reviendrai jamais. Ton sourire. Dans les idéogrammes de ton nom je le retrouve. C'est une illusion. Je sais, dit-il. Tu as enlevé tes lunettes tu te souviens ? Le 4 juin 1989. Tu as enlevé tes lunettes puis tu m'as enlacé. Tu te souviens ? Tu m'as enlacé. Embrassé. Enlacé puis embrassé. Tes lèvres. Place Tienanmen le 4 juin 1989. Le mot je l'ai prononcé. La phrase. Tu n'as rien entendu ? Le bruit des chars. Le bruit de plus en plus assourdissant. Des chars. Alerte dans les chairs. Tu n'as rien... ?

Deuxième dalle. Troisième dalle. Quatrième dalle (n°357424). Il sculpte. De petits éclats de pierre, minuscules. Le retour de la douleur. Elle va et vient. Depuis dix ans. Le nom de son amie Chien-Shiung Yang et juste à côté : Tienanmen-4 juin 1989. Cinquième dalle (n°357425). Sixième. Septième. Même résistance. La huitième dalle. Déjà rainurée. Son outil dérape. Tu l'as dit le mot ? Raconte. Oui. À ton oreille. Wo aï ni. A ton oreille. Le bruit vertigineux des chars. De plus en plus. Vertigineux. Quel maladroit ! Une petite étoile sur la peau de la pierre. Pierre tatouée de ton nom, ma bien-aimée. Dixième dalle. À ton oreille. J'ai murmuré à ton oreille : wo aï ni. Je t'aime.

Le char au-dessus de nous. Aveugle. Je me suis arraché. Tu n'as pas bougé. Question de mental. Je suppose. De quoi tu parles ? J'ai rien dit. J'ai cru entendre un mot. Courage ? Parce que moi. Evidemment. Rien dit ? Quelle force t'a vissée au sol ? Soulevé. Carrément soulevé. J'ai été soulevé, porté de l'autre côté de la place Tienanmen. De l'autre côté des chars. Je te jure. Une vague. Irrésistible. Ton visage. As-tu remis tes lunettes ?

Pour moi tu ne pouvais rien. Moi non plus. Je n'aurais pas dû ? Je t'ai lâchée ? Rien. Je ne pouvais rien. L'enfer. Un bruit d'enfer. Une vague. Un ouragan. Un cyclone. Tu es restée vissée au sol c'est un mystère. J'ai pas dit un miracle j'ai dit un mystère. Un phénomène sans doute naturel mais mystérieux. Ton entraînement de danseuse. C'est ton . Je ne vois pas d'autre explication. Douzième dalle. Il grave depuis trois jours. C'est la phrase que j'ai dite. La phrase dite à ton oreille. Clouée au sol. Par ces trois mots ? Au moment où je les ai prononcés je t'ai lâchée ? Précisément au moment où. Pas possible. C'est bon. Je sais. Tu es plus que moi. Plus tout que moi. Ça criait ? Je ne crois pas. Me souviens pas de cris. La terre tremblait c'est tout. Tout tremblait. Moi aussi. Inconscient. Tu les as entendus ? Ces trois mots ? A-t-elle entendu ? Les trois mots. Il n'en est pas sûr. Désastre. À fleur de pierre et à longueur de journée il murmure wo aï ni. C'est trop tard. Elle ne peut. Ne peut. Ne. Mais si. Je les entends.

Du beau travail. Fini. Sur chaque dalle à côté du nom CHIEN-SHIUNG YANG. Les trois mots. Wo Aï Ni. Gravés.

Que nous veut-il ? Il nous veut quoi ce chinois ? Une dalle ? Une dalle de la place Tienanmen ? C'est où ? A Pékin, ignare. C'est où ? Tais-toi. Simplement vous donner ça. Il me fait peur avec sa dalle et son sourire chinois. Mais non. Mais non. Vous êtes amoureux ? Les amoureux n'ont rien à craindre. C'est lui qui le dit. Un chinois. Une dalle. Prenez-là, s'il vous plaît. Elle est lourde. Oui. Lourdes, oui, les dalles de la place Tienanmen.

Dites wo aï ni. Ça vous fait rire ? C'est bien. Elle l'a entendue. Sûr. Avant que le char. En Europe. Un jour j'irai en Europe. Un rêve de jeune fille à lunettes. D'étudiante danseuse. D'étudiante chinoise. J'ai un cousin en Europe. A Bruxelles. Tu y es. Nous y sommes.

Six dalles en Chine. Six dalles en Europe. Dans sa carriole en Chine. Sur son dos en Europe. En Chine, d'abord, normal. Bicyclette, carriole et dalles. En route ! Un village à cent kilomètres de Pékin. Cap sur la famille de Chien Shiung Yang. Ca leur fera plaisir. Erreur. La première dalle la soeur de Chien Shiung l'a brisée devant lui. Sur ses pieds presque. Une furie. Cinglé ! Je vais te dénoncer. Les autres, les dalles; il les a cachées dans le village. Enterrées. Autour de la fontaine. Il a fui. Dénoncé ? Oui, elle l'a. Ils sont venus. Pas tendres. C'était couru. Ont tout saccagé. Brûlé. Tout ce à quoi il tenait. Sauf les dalles. Déjà à l'ombre les dalles. Ca commence bien les retrouvailles Chien Shiung Yang. Faut pas regarder en arrière on t'avait prévenu. Qui ? Nous. Tu parles ! Grande gueule les copains. Toujours. C'est une figure classique — les copains grande gueule — internationale. Se cotisent pour l'aider à quitter le pays avec ses six dalles. 2 kilos 920 grammes chacune. Un paquet de 17 kilos 520 grammes. Dix-sept kilos et demi. Merci à toi, Paul Bazin, journaliste français. Vous voulez une dalle, Paul Bazin ? Pour la peine. Non. Vous m'avez arrangé le coup. Payé le voyage. Elle ne serait pas en de bonnes mains. S'excuse Bazin. Délicat, Bazin. Impressionné peut-être. Bonne chance Jia Wu. Sur le dos de Jia Wu la dalle n° 7. Puis la n° 8. La n° 9.10.11.12. Toujours il porte sur son dos le tombeau de CHIEN SHIUNG YANG. Sur son dos une dalle de la place Tienanmen. C'est là qu'elle est morte non. Elle s'est immolée. A quoi ? Pour quoi ? Sur son dos. À Bruxelles. Vous la voulez ? Ils la prennent, les amoureux, la dalle. Émus même. Jia Wu prononce quelques mots lentement. Ils comprennent vaguement. A-t-elle remis ses lunettes ? Ces douze dalles son tombeau. Dérisoire ? Pas tant que. Jia Wu qui arpente les rues sa dalle sur le dos. Les rues de Bruxelles. Les rues. Dérisoire ? Pas si que ça. Il le bâtit le tombeau de sa bien-aimée, Jia Wu. Le couple surpris par Jia Wu dans la cour intérieure de l'hôtel Karl Marx, à Bruxelles, prend la dalle n° 7. C'est la jeune femme qui la prend. Pourtant plus faible. Elle murmure la phrase : wo aï ni. Elle l'a entendue. Il en est, oui, de plus en plus. Intimement. De plus en plus sûr. C'est elle qui la porte dans la voiture, la dalle. Une Ford. Des Américains ? Je me sens mieux. Incroyable ! Ca alors c'est étonnant, ce matin je me sentais vraiment mal, et là, tout d'un coup je me sens de taille à. De taille à quoi ? A t'épouser. La dalle chinoise ? Tu crois ? Un autre, un Allemand, la dessine. Et voilà que ça marche pour lui. Un Berlinois de la Mozart-strasse. Ne dessine plus que ça. Une obsession. Des dalles. À longueur de journée. Et ça se vend. Bien. Le coup de la dalle chinoise en somme.

Légendaire le coup de la dalle chinoise gravée et datée (4 juin 1989). T'exagères ? Bien sûr. Fou rire de Jia Wu. Ses dalles font du bruit. La huitième, il l'a donnée à un journaliste. Épuisé qu'il était. Envie de la jeter. Refusée. Dix fois refusée. La huitième. La même excuse toujours : trop lourde. Ils la veulent en plastique ? Il nous casse avec sa dalle les pieds. Les amoureux ? Les pires justement ce jour-là. Pressés de se débarrasser de ce chinois. Où ça ? Place Tienanmen ? Ça te dit quelque chose place Tienanmen ? Tien quoi ? Anmen. Non. Lâchez-nous les baskets le chinois, s'il vous plaît, on s'embrasse, on peut ? Quand même c'est quelque chose ! Les langues hors de la bouche. Donc, vidé, sonné, déboussolé, il l'a fourguée au dernier venu. Très tard. Un type en quête d'un fait divers. Un chasseur. C'est parti de là. La rumeur, je veux dire. Le journaliste bien sûr. Trop beau la dalle qui guérit. Guérison : le mot magique. Un petit article sur une dalle chinoise sur laquelle aurait coulé le sang d'une sainte de la nouvelle révolution ; debout sur la dalle cette jeune fille, l'héroïne ; le char et la jeune fille ; le char qui roule inexorablement, la jeune fille devant, le char qui la couche, qui l'écrase. Une sainte. CHIEN SHIUNG YANG. Elle guérit vraiment cette dalle ? On le dit. C'est ça une rumeur. Suffit de toucher. Faut toucher coûte que coûte la dalle chinoise. Et hop miracle ! Le résultat comme toujours dépasse les espérances. Un couple mal dans sa peau se sépare. Des parents qui avaient trop d'enfants en perdent plusieurs. Un plan d'extermination des chats sauvages est étendu aux chats domestiques. Je blague. Dès évènements positifs aussi. Il élucubre le journaliste belge, pousse sa dalle, la met au centre de tout. De tout. Les exploits sportifs, les élucidations de crimes mystérieux, les découvertes scientifiques, les quintuplés... N'oubliez pas ce que je vous ai dit et prédit. La dalle chinoise ! Au coeur de notre ville ! Jia Wu est repéré. Désigné. On lui propose de belles sommes d'argent. Il ne sait pas nager dans cette eau-là. Il coule. On le dépouille des quatre dernières (n° 357429. 357430. 357431. 357432). Il se cache. D'autres chinois avec dalles surgissent. Gravées. Des dalles gravées. Identiques aux siennes. Ça prolifère. De semaine en semaine. Les fiancés chinois aussi. Prolifèrent. Du même coup. Les Jia WU. CHIEN SHIUNG YANG a mille fiancés, dix mille peut-être. Le journaliste belge suit son affaire. De près. Il lance un jeu : réunir les huit dalles du tombeau de CHIEN SHIUNG YANG (pourquoi huit ? ). Dérision. Comédie. En douze jours 2000 dalles. 2000 dalles gravées — le nom de la fiancée de Jia Wu, la date du massacre, la déclaration d'amour — sont rassemblées dans la cour du journal La Libre Belgique. En 12 jours. Jia Wu est là. Il est venu. Voir. Anonyme. Fondu dans la masse des badauds. Elle sont offertes. Les dalles. Par le journal La Libre Belgique. Qu'est-ce que tu regardes ? Comment ils les prennent. Comment ils les emportent. Contents. Ils sont contents. Ils en ont l'air. Une dalle chinoise gratuite avec dessus. Tu sais quoi ? Du sang ? Du rêve plutôt. Du rêve ? Tu veux dire de l'a. Non, non, je ne le dis pas. Jia Wu prend aussi une fausse dalle. Comme tout le monde. Ne pèse pas 2 kg 920 grammes. Même pas 2kg. 1kg5 maximum. Et encore. Le matériau. Sa densité. Ils ont triché. Bien sûr. Il s'en doutait. Sourire.

Je pourrais dire. Quoi ? Qu'il s'est envolé. Comme un oiseau. Qu'il est parti à la verticale. À la verticale voilà. Et il a atterri où ? À Pékin. Hé ! Place Tienanmen. Avec sa fausse dalle. Je le dis. Exactement. C'est exactement ce qui est arrivé. Vu d'avion la Chine ça reste grand. Vu d'avion la Belgique. Bon. Il échoue en Chine. Chez lui. Échouer chez soi ça va. C'est mieux sans doute. Pire ? Non, mieux. Près d'Elle. C'est une Danoise qui l'a ramené. Une sinologue. Béate quelquechose. Émue. Une sinologue émue. Par lui ? Par son histoire ? Difficile de trancher. Si j'étais lui le saurais-je ? Alors. Place Tienanmen ? Oui. Près d'Elle. Enfin non près de l'endroit où. Dessus. A quatre pattes. Embauché comme ouvrier pour repaver la place Tienanmen. Un gros chantier. Des mois. 630 000 dalles. Pour l'instant. 630 000 nouvelles dalles à disposer, cimenter, fixer. Impeccablement. Un premier lot de 630 000. Est-ce que ? Ca le tente. Glisser la fausse dalle belge, oui, ça le tente. La cimenter au milieu des autres. Peut-être possible. Dangereux. Possible. Peut-être. Mais bon chat échaudé. Enfin il y pense. Y pense. Y pense. À vérifier. Si vous. Si vous allez là-bas un jour. Plus de deux millions de dalles et parmi elles peut-être.