Couverture du livre Petites comédies rurales

(Texte intégral de « Fesses maigres », pièce courte de Roland Fichet publiée in Petites comédies rurales, Éditions Théâtrales, janvier 1998.)

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Comme toutes  les mères qui ont eu à souffrir de la solitude — son mari, castreur de cochon poilu et vif de sang avait cédé aux avances d’une bouchère et plié bagage pour le Burkina Faso — ça l’a prise un beau matin Pauline Gal et obsédée, littéralement obsédée : elle voulait marier sa fille, sa chère petite, son Élise, la marier le plus vite possible,  à quelqu’un de bien. Elle avait son idée.

À partir de ce jour, de ce beau matin, elle s’en alla quérir des bras pour ses gros travaux, du blé pour ses poules, du bois pour sa cheminée, chez les Crochemort de Carnoët.

Elle y était tout le temps fourrée chez les Crochemort de Carnoët, elle leur apportait de la salade — « J’en ai beaucoup trop, cette année ça donne c’est pas croyable » — du cidre aussi. Depuis des générations le cidre de cette ferme était très réputé,  le cidre de la ferme des Trois-Roches ! — et même de la gnole. Elle usait du droit de distiller de sa mère grabataire, droit qui durerait tant que la vieille tiendrait le coup.

Un midi d’avril, un dimanche après la messe,  devant l’église, son mou- choir dans la main, elle fit son offre à Yves-Marie Crochemort, le père. Elle s’exprima sobrement, alla droit au but : « Si votre fils Armel se mettait en ménage avec ma fille Élise, il pourrait s’installer tout de suite aux Trois- Roches, je me retirerais avec ma vieille mère au bourg de Brignac. »

Avant de répondre Yves-Marie Crochemort a fumé toute sa cigarette et enfin il a lâché :

« Elle a les fesses  trop maigres, Élise. »

Et de son pas de laboureur  il est allé rejoindre ses compères  au Bar des Chasseurs.

Les « fesses  trop maigres d’Élise » ont fait le tour de la commune. Quelques-uns ont ri, beaucoup ont frémi, les femmes surtout, la plupart des femmes.

D’après Augustin Pinsard le père Crochemort se vengeait ainsi d’avoir été autrefois dédaigné  par la sœur de la mère d’Élise, une fille des Trois-Roches.

Élise a vieilli doucement et un soir d’automne  elle s’est jetée dans un puits comme font souvent les Morbihannaises abandonnées.