(Trois extraits d'un ensemble en 22 parties intitulé « Anatomies 2008 - Tout le monde rate son corps - ». Le texte intégral est consultable sur demande par mail ici)

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Anatomies 2008 - tout le monde rate son corps- est composé de 22 textes autonomes.
La pièce fonctionne comme un emboîtement de récits, une articulation de figures, une construction modulable.
Les fragments d'identités se constituent et résonnent les uns avec les autres ou les uns contre les autres. Ces figures - certaines furtives, d'autres insistantes - passent, reviennent, donnent corps à des passagers embarqué dans une présentation, une représentation, embarqués dans un spectacle.

L'équipe d'interprètes avec laquelle j'ai mis en scène Anatomies 2008, en avril 2008, au Centre Culturel Français de Brazzaville était composé de Congolais et de Français.
Leurs noms apparaissent dans les textes.
A ces noms d'origine, d'autres peuvent être substitués.


1 – Être mariée (Une jeune femme)

Ah oui pour ça oui ça fait drôle, je dirais même bizarre. D’être mariée.
Je ne m’y ferai pas. Toutes disent on s’y fait mais moi pas. Je le sens je ne m’y ferai pas.
Jamais.
Même l’idée que j’ai franchi le pas, que j’ai dit oui, j’ai du mal, ça me reste en travers,
j’y crois pas.
Je dis ça aux autres : j’y crois pas, comment j’ai pu … On est toutes passées par là elles répondent, on s’y fait, on oublie. On oublie quoi ?
C’est vrai qu’on oublie ? On oublie quoi ? Bizarre, mais c’est vrai, je le sens, on oublie.
D’où on vient, déjà on oublie ça, on oublie d’où on vient, d’où on vient on l’oublie
et même qu’on est une femme.
Ça va jusque-là, j’en suis sûre. Qu’on est une femme, on l’oublie.
Quelle conne je suis d’avoir dit oui, surtout à cet homme-là,
quelle conne !
Ah oui pour ça oui je suis une sacrée conne. Que faire que faire ?
quelle conne !
Ah oui pour ça oui je suis une sacrée conne. Que faire que faire ?
Faut que je le tue. Je vois que ça. Faut que je le tue.
Princia Biyela. Princia Hervienne Biyela. Mon père m’a appris à frapper avec les doigts. Je suis habile des doigts grâce à mon père.


12 – Je t’aime (Une femme)[2]

Pour dire je t’aime, il faut beaucoup de talent. Il faut être très très … Je connais plein d’hommes qui ont envie de dire je t’aime à leur femme. Oui, oui. Des hommes qui, en rentrant du boulot, le soir, ont envie de regarder tranquillement leur femme et de lui dire : je t’aime.
Mais, ils ne le font pas, à la place ils grommellent : je suis fatigué. Ou : qu’est-ce que tu m’as préparé à manger ? Ou : on vit comme des sauvages dans ce trou, j’en ai marre. Ou : t’es moche, t’es mal habillée, tu me dégoûtes. Ou. Je vais partir, dès demain je prends l’avion pour Europe.


19 – L’ancêtre dans la gorge (Une femme)

J’ai un ancêtre coincé dans la gorge. Coincé-coincé. Pas par hasard que je suis là. Pour ça précisément. Pour dire ça. Je suis là pour dire « j’ai un ancêtre coincé dans la gorge », pour le révéler publiquement. On s’étonne de mon timbre de voix, du rythme heurté de mon débit. On s’étonne, on s’étonne, moi ça ne m’étonne pas. Pour sortir de ma bouche, ma voix doit traverser cet ancêtre coincé dans ma gorge, vous imaginez l’effort, l’effort animal qu’elle doit produire ma voix. Je respire avec ruse. Pour me maintenir en vie, pour que l’air continue de circuler dans ma trachée-artère, je respire avec méthode et ruse. Je suis calme. Je reste calme. Je crains l’asphyxie. Cet ancêtre coincé-coincé dans ma gorge à tout moment peut me couper le souffle, m’étouffer, m’asphyxier. Régulièrement il m’asphyxie, cet ancêtre, il m’asphyxie pendant un bref moment pour que je ne l’oublie pas. Je m’évanouis illico. Pouf, pendant un bref moment je m’évanouis.
Les ancêtres ne nous veulent pas que du bien. Certains élisent domicile dans votre corps ; pour les chasser, bonjour, faut s’accrocher. Coriaces, les chameaux.
Ces ancêtres squattent le corps de leurs descendants. Ils s’y installent comme chez eux, ne demandent l’avis de personne, s’y installent. – Salut l’ami, pourquoi tu marches de cette façon ? Ah, c’est un ancêtre qui t’entrave … Ok, je comprends –
Inutile d’en parler me dit ma mère. Dangereux même. Les ancêtres squatteurs moins on en parle mieux on se porte. Motus et bouche cousue. Quand même elle me lâche quelques confidences : moi aussi, j’en ai un, d’ancêtre, tapi dans un coin de mon anatomie. Je le ménage et Dieu sait pourtant qu’il m’a fait du tort. Il loge où, maman, ton ancêtre squatteur ? Dans un endroit que je préfère ne pas nommer, me répond-t-elle en fronçant les sourcils. Je me frotte la gorge, pris d’une angoisse irrépressible. Je murmure à mon ancêtre : pars, pars, je t’en prie, sors de ce corps. Ma mère me dresse toute une liste de voisins et de voisines : eux aussi hébergent dans leur corps des ancêtres squatteurs : Joseph D dans le genou gauche, Janine R dans l’épaule droite, Christian K dans la hanche, Bernard P dans les reins … Motus et bouche cousue, moins on en parle mieux on se porte, là-dessus on est tous d’accord. Ne pas les énerver, les ancêtres, voilà le mot d’ordre. Fiche la paix à ton ancêtre, c’est le conseil que je te donne. Un ancêtre de mauvais poil peut te bouziller la vie.
Motus et bouche cousue … moins on en parle mieux on se porte … Je ne suis pas d’accord, maman. Sigmund Freud a prouvé le contraire : plus on en parle mieux on se porte. Tous ces ancêtres jubilent d’avoir trouvé des terres d’asile, des corps dociles qu’ils occupent en toute impunité, qu’ils terrorisent. Ils sont sûrs sur notre silence. Moi, je vais le crier sur les toits que j’ai un ancêtre coincé dans la gorge : J’AI UN ANCÊTRE COINCÉ DANS LA GORGE.
Tais-toi, malheureuse.
Ils ne vont quand même pas nous occuper jusqu’à la fin des temps, nous occuper ad vitam eternam ? Qu’est-ce qu’ils attendent ces ancêtres planqués dans nos corps ? Qu’est-ce que tu attends planqué dans ma gorge ?
La guerre, ma fille, la guerre.
La guerre ?
Tu ne l’entends pas, ma fille, ton ancêtre enchâssé dans ta gorge, tu ne l’entends pas ?
Ecoute-le bien : écoute sa voix en toi :
Massacre-les. Massacre-les. Massacre-les. Ils ne sont pas des nôtres, massacre-les, massacre tous ceux qui ne sont pas des nôtres.

C’est le secret ?
Oui.
C’est ce qu’il ne faut pas révéler ?
Oui, c’est ce qu’il ne faut pas révéler : l’inextinguible pulsion de vengeance de nos ancêtres.
NOS ANCÊTRES SONT DES MONSTRES
NOS ANCÊTRES VEULENT LA GUERRE
Tous nous avons des ancêtres dans le corps et ces ancêtres nous poussent à faire la guerre.


[2]
Ce texte de Anatomies 2008 fait aussi partie de Anatomies 2009 - Aveux et Ravissements.