Couverture du livre Quoi l'amour

(Extrait de « Quoi l'amour » de Roland Fichet, Éditions Théâtrales, 1999, scène 3 et 4 / pages 17 à 24.)

[+] Le texte intégral de la pièce est publié aux Éditions Théâtrales
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[…]

3

LA VOIX.— Attention Brahame. Le voilà le breton. Il t'a retrouvé. En Camargue.

BRAHAME.— Ne me dis pas que tu es venu ici pour me parler d’elle. Ne me dis pas que quand tu la baises elle pleure. Ne me dis pas qu’elle t’envoie me chercher.

FUR.— Tout ce que tu viens de dire je te le dis. Ses mains frottent la table et préparent le bœuf bourguignon avec une vitalité qu’elles ne retrouvent pas dans le lit. Ses mains dans le lit sont lasses, sans vibration. Elle saisit les objets avec plus de désir que moi.

BRAHAME.— Il m’a retrouvé entre deux carcasses de voiture, dans ce garage abandonné ; il s’est arrêté près de moi. De s’introduire sur mes territoires sans crier gare il est coutumier comme on dit, ça m’énerve. Ma femme il est venu la chercher dans ma maison, j’ai perdu femme et maison. Il entre radieux encore de la lumière du jour, je sors de l’ombre. La femme aimée entre nous. L’enfant insaisissable entre nous.
Je t’ai connu plus rond.

FUR.— Je reviens maigre. Ça circule mal sans doute la nourriture que j’avale, ça ne va pas où ça devrait, ça ne stocke plus, ça liquide, je ne sais pas, y a un problème de circulation, probable.
Je la baise mais ça ne marche pas elle n’est pas contente.

BRAHAME.— Son homme je l’ai été.

FUR.— N’importe quelle parole imbécile d’un gugusse qui passe frappe ses oreilles, mes paroles ne frappent plus ses oreilles.
Elle rit à des bêtises que lui racontent des vieilles femmes, rien de ce que je dis ne la fait rire.

BRAHAME.— Tais-toi.

FUR.— Quand elle me prenait en elle je me sentais disparaître, j’étais comme un fruit dans sa bouche, ma queue comme un fruit dans son sexe, je fondais, j’avais peur de fondre pour de bon.

BRAHAME.— Un petit mouvement ridicule qui me saute dessus,
un hoquet corporel on pourrait dire, un muscle qui prend son autonomie, une mutinerie musculaire, on ne peut pas tout contrôler.

FUR.— À quoi tu joues ?

BRAHAME.— Tu m’es tombé dessus au moment précis où je rêvais d’elle, un rapport sexuel brutal, pas du tout dans ma nature.

FUR.— Je viens me plaindre.

BRAHAME.— Un coït froid sous la pluie, mauvais rêve. Tu as raison, mon vieux, faut vivre en ville, ça protège des chemins de terre, des fesses trempées, du mélange de la boue et du foutre.

FUR.— Il y a un secret, il y a forcément un secret. Entre vous.

BRAHAME.— Je bandais ?

FUR.— Quand on était gamins on en a vu de belles.

BRAHAME.— Gamins ensemble dans la même campagne ? On n’a jamais été gamins ensemble dans la même campagne.

FUR.— Quand même on en a vu de belles. Des femmes cruelles qui hachaient le cochon à grands coups de tranchoir élégantes comme des africaines.

BRAHAME.— Jamais ensemble nous n’avons fait ni boudins ni saucisses, jamais nous n’avons ensemble rempli des boyaux de cochon de je ne sais quelle charcuterie ; ne me refile pas tes souvenirs bretons, garde-les pour tes retours à Tréguier.

FUR.— Intelligente cette femme,
très,
calée sur la pollinisation,
très calée sur les fleurs les abeilles les bourdons tous les butineurs,
les butineurs c’est sa spécialité.

BRAHAME.— Il développe sans effort, il passe par la luzerne, le trèfle violet, les pommes, les cerises ; il précise qu’aujourd’hui la pollinisation débouche sur la biologie moléculaire et les nouveaux caractères génétiques des plantes cultivées, enchaîne sur les enfants.

FUR.— Pourquoi tu as adopté un enfant ? Pourquoi tu ne l’as pas fait toi-même ton enfant ?
T’étais pas capable de le faire ton gosse ?
Je lui ai offert une chèvre, je l’ai attachée dans le jardin,
le lendemain il est parti.

BRAHAME.— C’est dingue ce tic, cette insolence musculaire, cette rébellion, se fout pas mal de mon image publique ce tic, un pauvre gars soumis à n’importe quelle anarchie de son propre corps, voilà de quoi j’ai l’air.
Tes questions me désobligent Fur, tu es déchiffrable, trop déchiffrable, tu es venu m’arracher quelque chose, creuser un trou dans ma petite personne friable, j’ai tout remis d’aplomb, fais gaffe.

FUR.— Ce gros élastique pour tenir ton pantalon un peu négligé non comme dégaine.

BRAHAME.— Sois attentif à mon souffle si léger, observe ma peau parcourue de veinules, mon poil végétal : on dirait un peu ... hé bien non, non non et non je ne suis pas une plante ; découverte récente trois semaines pas plus ; petit à petit l’homme en moi refait surface.

FUR.— Tu n’es pas une plante, Brahame, je m’en porte garant.

BRAHAME.— Pendant deux mois, tapi au fond de ce garage,
je me suis coulé dans l’âme d’une plante, coulé. L’idée la plus optimiste qui m’ait traversé l’esprit. Quelqu’un m’a sauté dessus, peut-être un rat, je n’ai pas bougé. Quelqu’un m’a pissé dessus je n’ai pas bougé.
Des araignées m’ont confondu avec une armoire et ont tissé leur toile dans mes oreilles, plusieurs araignées, immenses, je n’ai pas bougé.
Une nuit j’ai rêvé que je suçais le pis d’une vache ça m’a découragé, j’ai réalisé que je n’étais pas une plante, que je ne serais jamais une plante, que ma volonté d’être tout entier plante était illusoire, une chimère, un truc bidon.
Tu viens prendre ce que j’ai emmené avec moi.
Cette chèvre! Au moment précis où je suis plante tu te pointes avec une chèvre.
Tu ne la baises plus Fur elle ne veut plus.
Les dieux sont indéchiffrables les hommes péniblement déchiffrables.

FUR.— Le petit est parti. Depuis plus d’un mois. Elle a besoin de toi. Tu es médecin non ? Tu l’as été, médecin tu l’as été. C’est votre enfant. Si tu le retrouvais elle serait contente. Si tu le retrouvais...

BRAHAME.— Le corps avale pas mal de saloperies et si l’âme existe elle doit souffrir de toutes les saloperies que le corps avale ce qui expliquerait mon tic.
Qu’est-ce qu’on ressentait avant ? avant d’être un homme ?
Mon bébé.

FUR.— Il a dix-sept ans.

BRAHAME.- Ça réchauffe un peu quand même de te voir.

FUR.— Pour la faire sortir de ses gonds, pour qu’elle fasse un vrai geste vers moi j’ai tenté des coups plutôt gonflés.

BRAHAME.— Me raconte pas.
Cocasse non ce vieux garage ? Je tremble merde. Cette femme on ne s’habitue pas, on ne s’habitue à rien. Avec elle on ne s’habitue pas sans elle on ne s’habitue pas.

FUR.— Je suis parti à la recherche du gamin c’est toi que j’ai trouvé.

BRAHAME.- Toujours Pigeon? C’est con ce petit nom Pigeon.

FUR.— Il réagit quelquefois, il lui dit : « Appelez-moi Gaël Brahame tout simplement. Appelez-moi, chère maman, Gaël Brahame tout simplement. »

BRAHAME.— Parler d’elle ! Parler d’elle ! Toute notre vie nous parlons de cette femme que nous rencontrons un jour, le jour où nous la rencontrons qu’est-ce qui se passe ?

FUR.— Je parlais plutôt de lui, Gaël. De temps en temps on peut oublier qu’on a la même femme.

BRAHAME.— Moi je ne l’ai pas.

FUR.— On peut oublier ça de temps en temps.
Tu as séché sur pied ça saute aux yeux. Il manquait quelqu’un pour t’arroser. Pendant ta « période plante » je veux dire, il manquait quelqu’un pour t’arroser.

BRAHAME.— Vouvoyons-nous.

FUR.— T'es sec, Brahame, t'es sec.

BRAHAME.— Vouvoyons-nous. Une chèvre !

FUR.— Si je ne te dis pas tu à toi à qui je vais dire tu ? Il n’y a personne à qui j’ai envie de dire tu comme à toi.
J’ai entendu une histoire à la radio, l’histoire d’un type qui toute sa vie cherche la femme philosophale et qui la trouve mais le jour où il la trouve il ne fait pas attention il la jette.
Vous avez eu un enfant. Avant Gaël vous avez eu un enfant ?

BRAHAME.— Ce paquet c’est quoi ?

FUR.— Un cadeau que m’a offert ma mère, ma vieille mère Louise Kerdoncuff épouse Fur, femme à la tête dure et à l’œil vif.

BRAHAME.- On dirait une publicité. Tu cherches à la vendre ?

FUR.— On ne se vouvoie plus ?

BRAHAME.— Détends-toi, mon vieux, détends-toi.

 

4

LA VOIX.— Entrée en scène de Nazar. D'où viens-tu histrion ? Celle qui s'avance est-ce la peine de la présenter. Elle aussi cherche quelque chose, elle le dit.

NAZAR.— Stop ! Chemin interdit. Frontière infranchissable.
Que cachez-vous sous cette robe ?

LA MARIÉE DU JOUR.— N’arrête pas une jeune mariée qui
cherche sa nuit de noces.

NAZAR.— Je suis armé.

LA MARIÉE DU JOUR.— Et voilà, un mioche me barre la route,
un petit morveux. Les femmes sont à la merci de petits voyous. Dégage de mon chemin, sale gosse !

NAZAR.— Ne me provoque pas, ne provoque pas plus fort que toi, j’en ai maté de plus grosses et de plus laides. Je ne laisserai passer aucune marchandise suspecte.Toi, telle que tu es là, devant moi, tu es une marchandise suspecte.
Moi, tel que je suis là, devant toi, je ne suis pas un gosse.

LA MARIÉE DU JOUR.— Dix-neuf ans avec une seule sandale et le jour où tu tiens l’autre, la jumelle, le jour où tu te dis ça marche j’ai les deux, j’en ai deux, ce jour-là justement tu te fais braquer par un Robin des Bois de cour de récréation, j’ai des visions c’est pas possible.

NAZAR.— Je te prends en otage. Les mains en l’air !
L'histoire de la pierre qui transforme le cuivre en or tu connais ? Je l'ai dans la poche. La pierre philosophale je l'ai dans la poche.

LA MARIÉE DU JOUR.— Une affaire pas nette dans les yeux hein ?
Qu’est-ce que tu mijotes ?

NAZAR.— Je...

LA MARIÉE DU JOUR.— Tu...

NAZAR.— Moi ?

LA MARIÉE DU JOUR.— Qui d’autre ? Je suis une marchandise suspecte ; avant même ma nuit de noces je suis une marchandise suspecte, c’est ce que tu as dit non ?

NAZAR.— Attention, guide du devin ! Ici même, moi Nazar, guide. Quand le dieu l’inspire ses yeux se ferment, je le guide. Parfaitement. Je n’ai pas du tout envie de, j’ai envie de te, tu es sale, sale mais belle, voyageuse, laisse-moi regarder ton ...

LA MARIÉE DU JOUR.— Mon ?

NAZAR.— Ton… Ce que tu caches sous ta robe sale.
Je te. Je me. On se.

LA MARIÉE DU JOUR.— Mon quoi ?

NAZAR.— Je veux ton odeur dans mes narines, l’odeur de ton ventre. Que le taureau, le cheval, le coq, le cerf, le bouc et tous les mâles me renient si je ne te baise pas. Tu es la créature qui m’est envoyée pour que je vois de près à quoi ça ressemble une femme.

LA MARIÉE DU JOUR.— Plus près. Répète ce que tu viens de dire plus près. Avance de deux pas.
Encore.
Répète.

NAZAR.— Que le taureau, le cheval, le coq, le cerf, le bouc et tous les mâles me renient si je ne te baise pas.

LA MARIÉE DU JOUR.— Qui t’a jeté en travers de mon chemin? Ton devin ? Où il crèche ton devin ? Il a un nom ?

Elle aperçoit Brahame qui les observe.

NAZAR.— Tirésias. Tu lui as tranché la tête ?

LA MARIÉE DU JOUR.— À ton devin ?

NAZAR.— À ton mari.

LA MARIÉE DU JOUR.— Je l’ai découpé en morceaux et grillé à petit feu de bois, pas n’importe quel bois, sarments de vigne.
Approche encore.
Plus près.
Répète ta litanie, je l’aime bien ta litanie.

NAZAR.— Que le taureau, le cheval, le coq, le cerf, le bouc et tous les mâles me renient si je ne te baise pas.

LA MARIÉE DU JOUR.— Déshabille-moi. Vas-y, ôte mes vêtements.

NAZAR.— Le devin me cherche. Je l’entends.

Nazar s’enfuit. Brahame s’avance.

LA MARIÉE DU JOUR.— Avant même ma nuit de noces je suis une marchandise suspecte.
Dites quelque chose.

BRAHAME.— Alors il s’est couché Fur mon ami ; alors j’ai ouvert le paquet, ce paquet qu'il avait apporté avec lui, j’ai vu que dans ce paquet il y avait un tableau : mon fils peint par moi - une seule fois j’ai fait le portrait de mon fils  - ce tableau j’ai compris qu’il m’était adressé, que cette femme, ma femme, que cette femme, la femme de Fur, lui avait demandé de me le remettre.
J’ai ré-emballé le tableau dans son papier kraft. Cette brute de Fur qu’elle se débrouille avec son mensonge.
Je me suis étendu près de lui. Le lendemain nous sommes partis chacun de notre côté, Fur avec mon tableau sous le bras.
À vous de dire quelque chose.

LA MARIÉE DU JOUR.— Sur le bord de la Garonne un tas de caisses empilées, des caisses en carton, en gros écrit sur les caisses : FRAGILE. Téléviseurs. Je m’approche. Des gémissements très doux, je vous jure des gémissements, ça venait des téléviseurs ; bien scotchées les caisses, je les attaque au couteau; pas le temps de dire ouf ils m’ont empoignée, ficelée dans un sac, pissé dessus et jetée dans la Garonne. Je me demande pourquoi ils m’ont pissé dessus.

BRAHAME.— Merci ça m’a fait du bien de parler avec une femme.

LA VOIX.— Avez-vous rencontré Tirésias ?

BRAHAME.— Je vis à la fin, à la toute fin du XXème siècle, j'ai déjà un pied dans le XXIème, alors peu de chance, je regrette.

LA VOIX.— Vous êtes sûr ?

BRAHAME.— Le Tirésias à qui une déesse en délicatesse avec son coureur de mari - Zeus je crois - demande : "Qui de l'homme ou de la femme éprouve dans l'acte sexuel le plaisir le plus grand ?" Franchement non je ne l'ai pas rencontré.

LA VOIX.— Qu'a-t-il répondu à la question de la déesse, Tirésias ?

BRAHAME.— Des... élucubrations, évidemment. Je connais un peu la question je suis médecin, enfin j'étais.
Des élucubrations ? Après tout, je n'en sais rien.
Est-ce que Sylvia jouissait neuf fois, neuf mille fois, neuf cent fois mille fois plus que moi ? Est-ce qu'on peut évaluer ces choses-là ?
Jouissais-tu plus que moi, Sylvia ?

Brahame continue son chemin.

[...]