(Texte original et inédit de “L’unique”, pièce courte de Roland Fichet.)


Un homme, une femme

Lui — Combien d’hommes ?
Elle
— Seize.
Lui
— Seize ?
Elle
— Seize. Je regarde et je prends.
Lui
— Dans ce lit ?
Elle
— Dans ce lit.
Lui
— Seize hommes ? C’est ce que tu dis : seize hommes ? Le monde n’est pas comme ça.
Elle
— Le monde est comme ça. Je sais.
Lui
— Une femme seize hommes, dans ce pays ?
Elle
— Je les ai épousés.
Lui
— Tu as épousé seize hommes ?
Elle
— Ce n’est pas frivolité. Je sais qui je suis.
Lui
— Pas moi. Je ne sais pas qui tu es.
Elle
— Tu ne sais pas qui tu es.
Lui
— Je ne sais pas…
Elle
— J’entends ton cœur qui bat.
Lui
— Depuis quand tu épouses ?
Elle
— Depuis trois mois. Ça fait du bien.
Lui
— Tu as épousé seize hommes en trois mois ?
Elle
— Avec le sexe.
Je les ai épousés avec mon sexe. Juste pour ça.
Ici, dans ce lit.
Lui
— Seize hommes en trois mois !
Elle
— Un peu plus.
Lui
— Un peu plus de seize ?
Elle
— Un peu plus de trois mois. Quatre-vingt seize jours.
Je suis une femme.
Lui
— Tu es une femme …
Elle
— Tu as peur ? Ton cœur bat jusque dans les veines de ton cou.
Lui
— Seize en quatre-vingt seize jours…
Elle
— Ils sont passés en moi comme de l’eau entre les doigts, je ne les ai pas retenus.
Lui
— Ici, dans ce lit.
Elle
— Ici, dans ce lit.
Au-delà de ce quartier de tôles et de sable c’est le désert.
Lui
— Un tous les six jours.
Elle
— Sentir le désert pas très loin fait du bien aussi.
Non, pas un tous les six jours, un deux jours, un sept jours, un tous les jours pendant douze jours …
Lui
— Qu’est-ce que tu fais ici, devant moi ?
Elle
— Je t’attends.
Lui
— Tu m’attends ?
Elle
— En moi il y avait plus de vie que d’amour, jusqu’à aujourd’hui, jusqu’au moment où tu as franchi la porte de ma chambre.
Lui
— C’est une coutume de ton pays ?
Elle
— Tu connais mon pays ?
Lui
— Très peu.
Elle
— Tu connais ma langue ?
Lui
— Non.
Elle
— Tu connais ma religion ?
Lui
— Non.
Elle
— Mais tu es né d’un homme et d’une femme.
Comme moi.
Lui
— Comme toi, je ne sais pas.
Elle
— Moi je sais.
De quelle coutume parles-tu ?
Lui
— Les épousailles en série.
Elle
— Epousailles c’est quoi ?
Lui
— Les mariages, si tu préfères, les mariages à la queue leu leu.
Elle
— A la queue leu leu ?
Lui
— A la queue leu leu ça veut dire les uns derrière les autres.
Elle
— Bois quelque chose.
Lui
— Non.
Elle
— Mange quelque chose.
Lui
— Non.
Elle
— Faut épouser, sinon on ne peut pas.
Lui
— Un corps de femme…
Elle
— Oui, un corps de femme, devant toi. Un corps comme une demeure, chaude et profonde.
Lui
— On ne peut pas quoi ?
Elle
— Se toucher.
Faut épouser. Autant de fois que nécessaire faut épouser. Si on n’épouse pas, c’est la débauche. Une femme doit passer à côté de la débauche sur
des pieds légers.
Lui
— Seize mariages en quatre-vingt seize jours ! Sur des pieds légers. Du sport de haut niveau ! Tu es une sorte de championne olympique du
mariage.
Elle
— J’ai accéléré pour être au rendez-vous.
Lui
— Tu as rendez-vous avec quelqu’un ?
Elle
— Avec toi.
Lui
— Avec qui ?
Elle
— Avec toi.
Lui
— Avec moi ?
Elle
— Homme après homme je me sentais mieux. Homme après homme tout était plus clair. Maintenant la lumière est là.
Lui
— Où ?
Elle
— Dans mon corps.
À chaque homme j’ai pris un peu de lumière.
Lui
— Tu prends de la lumière…
Elle
— Avec mon sexe. Et j’en donne aussi.
Lui
­— Je ne vois pas le désert.
Elle
— Regarde-bien. Regarde très loin au-dessus des tôles. Une longue langue de désert et à l’horizon un oasis.
Le sexe de l’homme apporte quelque chose à la femme que l’homme ne connaît pas.
Lui
— Je préfère ne pas …
Elle
— Tout va venir avec le dix-septième homme.
Lui
— Je ne comprends pas ce que tu dis.
Elle
— Tu n’as pas besoin de comprendre. Change de peau, ne garde rien. De ce pays d’où tu viens ne garde rien.
Lui
— Seize fois tu as tranché l’union et rejeté l’homme loin de toi.
Elle
— Je suis près de toi. Mon corps est tout près du tien. Mon sexe tout près du tien.
Lui
— Une femme, je ne sais pas ce que c’est.
Elle
— Je suis une femme.
Lui
— Tu vas me garder un jour, deux jours ou six jours ?
Elle
— Toute la vie.
Je vais te prendre toi,
toi te prendre,
pour tous les jours et toutes les nuits de ma vie te prendre.
Je te porterai sur mon dos ; je te porterai sur mon ventre, je nouerai mes cuisses autour de tes reins.
Tu me porteras sur ton dos, tu me porteras sur ton ventre, tu noueras tes cuisses autour de mes reins.
Tu es cet homme-là, si tu veux, que je prends pour tous les jours et toutes les nuits de ma vie.
Lui
— Tu es une pute.
Elle
— Je suis la femme venue au monde pour te dire : je suis ta femme. L’unique. Je suis la promesse tenue. Aucune autre femme ne s’avancera
vers toi pour te dire cela.
Lui
— Que serait ma vie avec toi, exilé de ma famille, de mon pays, de ma religion ?
Elle
— Ce serait ta vie.
Lui
— Vivre avec toi, ma vie, vivre avec une …
Elle
— Une ?
Lui
— Une femme de … couleur.
Elle
— Oui, ce serait ta vie.
Lui
— Eloigne-toi.
Elle
— Je me tiens devant toi, pour toi.
Lui
— Éloigne-toi, garce.

Il la pousse violemment. Elle tombe sur le lit.

Elle — Pauvre homme …

Il se jette sur Elle. Elle le repousse. Il sort.