(Texte original et inédit de « Le présent », pièce courte de Roland Fichet.)
Un garçon, une fille
Lui – Faux !
Elle
— Encore !
Lui
— Totalement faux !
Elle
— Tout doux, mon chou, tout doux… comme
amoureux, t’es vraiment pas …
Lui
— Absurdité totale ! Il
faut vivre dans le présent. Débile !
tu viens de dire cette énormité contemporaine : il faut vivre…
Elle
— dans le présent.
Oui, je l’ai dit et je le répète. Oui, oui, oui. Je l’ai
entendu à la radio, et je le pense.
Lui
— Et hier, tu m’as
dit : Il faut dire oui à l’amour.
Encore plus grave. (Je vous dis pas la soupe qu’il y a dans la tête
d’une fille qui dit des phrases comme ça.) Archi-faux.
Elle
— Pourquoi faux ?
Lui
— Une fille qui dit des phrases comme ça !
Ce qu’il y a dans la tête…
Elle
— Pourquoi faux ?
Lui
— Il faut vivre dans le présent. Il faut
dire oui à l’amour.
Elle
— Pourquoi faux, s’il te plaît ?
Lui
— Parce que je les ai déjà entendues.
Elle
— Cette phrase – Il
faut vivre dans le présent – tu l’as
déjà entendue ?
Lui
— Trop souvent ! Même ma mère la
répétait – il faut gnin gnin gnin – comme une vieille ignare
qu’elle était.
Elle
— Et alors ?
Lui
— Et alors ?
Elle
— Je ne comprends pas.
Lui
— Fais un effort. Bon. Ecoute-moi. Avec
attention. Rien que pour toi, et uniquement parce que tu es dans mon
périmètre affectif, je t’explique : toutes les phrases qu’on
répète, comme ça, ici ou là, un peu partout, au hasard des
conversations, sont FAUSSES. Même pour ça qu’on les répète sans
arrêt, parce qu’elles sont fausses, on les répète pour abrutir
le commun des mortels. Et il aime ça le commun des mortels. Ca
s’entend qu’elles sont fausses, ça s’entend ! Tends
l’oreille, tends l’oreille !
Elle
— Qu’est-ce qu’il t’a fait le présent,
on peut savoir ?
Ce
qu’il t’a fait
on
peut sa sa sa sa
ce
qu’il t’a t’a t’a
fait
sa sa sa sa
savoir
le présent
Lui —
Tu aurais dû te lancer dans la chanson ; tu
as des dons. Avec ta naïveté de perruche, tu crois que le présent
n’a pas d’ombre.
Elle —
Jamais dit ça, mon chou.
Lui —
Ne m’appelle
pas mon chou c’est poisseux. Tu as dit ça, exactement ça. Avec
volupté. Tout pétillant qu’il sort de ta bouche de poupée le
présent, pétillant et voluptueux, ça me dégoutte. Que le présent
se tient là, comme ça, naturel, tout frais, tout benêt,
disponible, seul, sans voisins et que tu nages vaillamment dedans,
c’est ce que tu crois. Il te tient, tu le tiens, vous dansez
ensemble, naturellement, le présent et toi, c’est touchant. Tu vis
dans ses bras.
Elle —
Nous sommes tous les deux dans le présent…
Lui —
Avec papas, mamans enfants et chiens. Dans le
présent ! Tout le monde s’ébroue dans le présent.
Elle —
C’est beau, non ?
Lui —
Déprimant !
Elle —
Où veux-tu que je sois si je ne suis pas dans le
présent, monsieur-je-sais-tout ?
Lui —
Pour toi, le présent c’est un bain que tu
prends dans un petit bassin bien délimité.
Elle —
Oh oui, allons nous baigner, tout sera plus
simple. Tu verras, tout sera plus simple. Allez, on y va.
Lui —
Et l’abîme ?
Elle —
Ne sois pas casse-pieds. Prends ton maillot de
bain, allons-y.
Lui —
Et l’abîme ?
Elle —
Je t’en prie.
Lui. « Quiconque
voit l’abîme, mais d’un œil d’aigle, quiconque étreint
l’abîme, mais dans des serres d’aigle, celui-là a du courage. »
Elle —
Brrrr ! ça me fait froid dans le dos. C’est
au moins de Cioran ou de Dostoïevski.
Lui —
De Nietzsche.
Elle —
La journée s’annonce joyeuse ! l’aigle
et la perruche. On est mal barrés.
Lui —
Tout ce qui existe …
Elle —
Je sais pourquoi tu me tortures avec ton
Nietzsche.
Lui —
Mademoiselle sait.
Elle —
Oui, parfaitement.
Lui —
Je t’écoute.
Elle
— Parce que tu es un petit peu plus petit que
moi. Mais moi je m’en fiche, mon chou.
Lui
— Si tu m’appelles une nouvelle fois « mon
chou », je te gifle.
Tout
ce qui existe depuis l’aube de l’humanité et tout ce qui
existera dans l’infini de ce qui vient se chamaille dans ton
présent.
Elle
— J’y crois dur comme fer.
Lui
— Ne te moque pas, je me sens d’humeur
belliqueuse.
A
peine deux centimètres.
Elle
— Chamaille me plaît. C’est mignon
« chamaille ». Continue.
A
peine deux…trois, quatre…quatre centimètres de moins que moi,
c’est pas grave.
Lui
— Se chamaille et se concentre dans le même
mouvement. Se chamaille en toi à chaque instant.
Une
concentration explosive ! Tout ce qui existe depuis l’aube de
l’humanité et tout ce qui existera dans l’infini du temps.
Elle
— Ouh là là, dément, carrément dément,
développe.
Lui
— Un réacteur nucléaire ton présent, un
réacteur nucléaire !
Elle
— Fission et fusion au cœur de ma petite
personne, yahouou !
Lui
— Ton présent effectue une sorte de
combustion atomique du passé et du futur mais tu n’en as aucune
conscience, c’est ce qui me désole.
Elle
— Mais si !
Lui
— Comment ça : mais si !
Elle
— Dans ma petite tête de perruche.
Lui
— Quoi dans ta petite tête de perruche ?
Elle
— Une étincelle !
Lui
— Ne la rate pas.
Elle
— Je vais te clouer, mon aigle : avec
d’autres mots je dis la même chose. Exactement. C’est … c’est
géant !
Lui
— Qu’est-ce qui te fait rire ?
Elle
— La combustion atomique, je sens où elle a
lieu.
Lui
— La perruche ne se
tient plus de joie.
Elle
— Dans le mot amour. IL FAUT DIRE OUI A
L’AMOUR.
Lui
— Ah non !
Elle
— L’amour c’est du présent explosif et il
se nourrit de chaleur. Il se nourrit de chaleur et diffuse de la
chaleur.
L’amour
c’est du présent qui se dilate naturellement. Qui dilate la vie.
L’amour dilate, dilate, dilate. L’amour enchante le passé et
féconde l’avenir.
Lui
— Au secours !
Elle
— Peut-être qu’un jour je ne t’aimerai
plus.
Lui —
Féconde l’avenir ! Ah, la femelle !
La voilà la fissure dans le présent ! Je te prends en flagrant
délit, tu veux un enfant, hein, avoue ! Il faut vivre dans le
présent ; je rigole.
Elle —
Pour un aigle tu voles bas, très bas.
Lui —
L’amour c’est une maladie.
Elle
— Je te quitte, Philippe, tu es trop petit.