(Entretien avec Aucarré Wankazi Rudolf Ikoli, acteur dans Anotomies 2009. Comment Toucher, propos recueillis par Alexandre Koutchevsky)

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C’est la nuit. Sur une terrasse en bois au bord de la mer, il fait doux. Rudolf Ulitch fume quelques cigarettes sous sa veste en laine
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Anatomie d'un nom

Je m’appelle Rudolf Ulitch Ikoli Nkazi. Ikoli c’est le nom de mon père, Nkazi celui de mon arrière-grand-père, Rudolf Ulitch je ne sais pas d’où ça vient, et je n’ai jamais demandé à mon père. C’est étonnant car quand j’étais à l’école j’ai appris un peu de russe, mais je ne sais pas pourquoi on m’a prénommé Ulitch. Aucarré c’est un nom que je porte depuis ma naissance. Mes frères et sœurs m’ont appelé ainsi car je ressemblais énormément à mon père. En mathématiques, le nombre qui est élevé au carré ressemble à sa racine, mais n’est pas tout à fait pareil. Quand j’étais enfant ce nom ne me plaisait pas du tout, il provoquait des moqueries à l’école. Aujourd’hui j’ai trente et un an et demi. Je dis « et demi » car je suis né en décembre. Le fait d’être né deux semaines avant une nouvelle année ne m’a pas avantagé non plus à l’école, c’est pourquoi je précise « et demi ». J’ai assumé le nom de Aucarré quand j’ai commencé à faire du hip hop puis du rap.


Parcours

Dans le hip hop je ne faisais que de la danse, pas de musique ni de texte. Mais comme je m’intéressais aussi au jazz et à la danse classique je suis allé au CCF[1], qui était le seul endroit pour apprendre ces choses. Au départ je ne voulais pas y aller car il y a beaucoup de longs bics au CCF. Les longs bics ce sont les intellectuels. Le bic c’est la première marque de stylo qui est arrivée chez nous, du coup nous appelons « bic » tous les stylos. Les « longs bics » ce sont les gens qui lisent et parlent beaucoup, longtemps. Au CCF j’ai participé aux ateliers de recherche chorégraphique qu’animait Orchy [Nzaba][2] notamment. J’ai rencontré Roland Fichet après les rencontres chorégraphiques où nous avons joué le spectacle Monamambou avec Orchy et les autres danseurs. J’étais dans son premier atelier mais au bout d’un moment je suis parti car il y avait trop de longs bics. Je me disais : je ne suis pas comédien, je suis danseur. J’ai un défaut : je n’aime pas beaucoup lire. Je ne sais pas trop pourquoi. Je préfère me nourrir en parlant avec les gens. Pourtant, quand Roland est venu animer un second atelier j’ai quand même voulu y participer. La semaine dernière, au début du travail à Saint-Brieuc, il y avait beaucoup de longs bics déjà tracés, mais maintenant ça va beaucoup mieux, mon esprit est plus léger, je me sens libre de proposer des choses.


Sentir pour dire

Pour apprendre les textes de Roland je les ai lus plusieurs fois à haute voix, sans savoir si ça rentrait ou pas. Si je ne comprends pas ce que je lis je ne peux pas l’apprendre. Par exemple, dans le texte Crêpes Suzette, que j’ai appris à Brazza, il y avait le mot « gnôle », et je ne savais pas ce que c’était. D’ailleurs Roland a senti que c’était obscur pour moi puisqu’il a coupé ce passage. Maintenant que j’en ai bu ici j’ai compris. Je dois boire la gnôle pour la comprendre. Pour dire les choses correctement j’ai besoin de les sentir, de les vivre.

À Brazzaville ce qui m’a plu dans le travail c’est le fait que nous étions libres de proposer des choses, tout le monde était ouvert et disponible. Ce que j’aime dans le théâtre c’est qu’il me permet de délirer sur scène avec les paroles. Dans le travail sur Anatomies c’est ça qui me plaît, et c’est quelque chose que je ne faisais pas avant. Avant je ne disais rien sur le plateau, c’était Byb ou Sthyk[3] qui parlaient. Ça marche bien avec Damien [Gabriac][4] justement parce que nous sommes tous les deux ouverts au délire, on se pousse mutuellement à proposer des choses un peu folles. Quand je travaille avec Damien, on expérimente, on ne réfléchit pas trop, on fait ce qu’on sent. C’est une méthode qui me plaît, car quand j’essaie de réfléchir avant de faire ça me bloque. Les idées me viennent dans l’instant, sur la scène, que ce soit pour danser ou dire un texte. Ainsi, dans Pour dire je t’aime que je fais avec Sthyk, quand je dis « Oui. Oui. » j’imagine que le personnage parle à une femme. Mais ce personnage qui parle – c’est plutôt une voix – nous le jouons à deux, alors j’imagine que ce peut être un esprit, il peut être mâle ou femelle, il n’a pas de sexe. Quand je suis sur la scène, j’essaie de ressentir le fond de ce texte, pour moi le « Oui. Oui. » c’est une femme qui jouit. Le « je t’aime » c’est la réponse de l’esprit mâle à l’esprit femelle. Et les « Ou : / Ou : » c’est un esprit femelle qui gémit quand il est en train de baiser. Tout ça fait aussi partie de l’anatomie et puis c’est ce que je ressens en faisant le texte. Je n’ai jamais parlé de ça à Sthyk, il ne sait pas toute cette histoire.

Ici, à Saint-Brieuc c’est parfois comme si j’étais à Brazza, je ne sens pas vraiment de différence. J’oublie que je suis en Europe, quand je marche, quand je fonctionne, c’est comme si j’étais au pays. Ce que je vois ce n’est pas pareil bien sûr, on n’a pas les mêmes routes, constructions, paysages, mais ce que je ressens n’est pas très différent. Par contre, si j’étais au pays, après cet interview je rentrerais à la maison, j’irais voir les enfants, c’est la seule différence.


[1] Centre culturel français.
[2] Chorégraphe d'Anatomies 2008.
[3] Danseurs de le compagnie Li-Sangha et d'Anatomies 2008.
[4] Comédien d'Anatomies 2008.