Lettre n°6, adressée à ma voisine.

Chère Voisine,

Tu as vu le spectacle Anatomies 2008 au Théâtre. La façon dont tu m’en as parlé m’a touché. Mais comment répondre à tes questions ? De ces trois mois de répétitions et de représentations à Brazzaville et à Saint-Brieuc j’émerge un peu sonné.

Je suis entré dans cette aventure aimanté par l’inconnu. L’inconnu m’attire. Par où suis-je passé ? Par où ? Pourquoi précisément être passé par l’Afrique ? Bon, oui, vient peut-être maintenant le moment de l’examen du trajet, de son analyse. Mais je suis dans un drôle d’état. D’abord c’est ce que j’éprouve : je suis dans un drôle d’état.

Est-ce qu’il est possible de dire sur scène du jamais dit, de faire voir du jamais vu, de faire entendre du jamais entendu ? Je ne sais pas. Est-ce raisonnable de se donner un tel objectif ? Non, ce n’est pas raisonnable. J’ai compris que non seulement ce n’est pas raisonnable mais surtout ce n’est pas la bonne façon d’appréhender le monstre, la bonne façon d’être avec les interprètes sur le plateau.

Quand m’est venue la phrase : comment faire de la comédie avec ça ? ou plus précisément : comment faire de la comédie avec le ça ? je me suis senti plus proche de la légèreté que je cherche, dont j’ai besoin pour décoller. Décoller ? Oui, décoller. En rentrant de Brazzaville, juste avant les répétitions de Saint-Brieuc, du 23 avril au 3 mai, je me suis lancé dans l’écriture d’une série de textes brefs en m’appuyant sur cette question/sensation.

Je ne suis pas un homme tranquille. Ça, je le sais. Ce qui vient frapper à ma porte, me gratter la peau quand je commence à écrire (et à mettre en scène) n’est pas très apaisant. Ça me tourne autour. Ça me regarde. Ça m’effraie. Ce qui vient frapper à ma vitre (l’exploser) c’est quelque chose qui me fixe dans l’ombre. Comment faire de la comédie avec ça ?

Tu crois que je suis allé en Afrique pour le dépaysement, pour le halo d’étrangeté que des pays tels que le Congo ou le Tchad peuvent apporter à mes mots ou à mes gestes ? Pas du tout. Je suis allé en Afrique parce que j’étais déchiré, éprouvé par la rudesse de la tâche. Je ne vis pas ma vie d’auteur dramatique, d’homme de théâtre, comme un artisanat paisible, comme un tissage de mots et de phrases régulier et méthodique, pas du tout, je la vis comme une série de sauts. Il faudrait décrire ces sauts, si acrobatiques parfois. Je suis sans cesse secoué par de nouvelles perturbations qui me mettent sens dessus dessous.

Ce qui me fait tenir ? Ce qui nourrit mon engagement opiniâtre dans ce travail où il faut être à la fois chimiste et saint (dixit Charles B.) ? L’épaisseur matérielle du secret. Voilà. C’est la seule réponse que je peux avancer aujourd’hui. On peut, dans un livre, sur une scène, le toucher du doigt, du mot, du geste ce secret. On peut le prendre en main, le pétrir, le caresser, lui donner une forme à ce secret qui est le mien, mais qui n’est pas seulement le mien. Ce secret, à un certain niveau de densité (surface et profondeur), est partagé par tous les êtres vivants. On peut l’entendre vibrer, on peut l’entendre chanter, on peut l’entendre pleurer, on peut entendre tel ou tel corps le murmurer… sans jamais en dévoiler toute la subtile combinaison, l’insaisissable chimie.

Pendant tout ce voyage des Anatomies Brazza-Saint-Brieuc cette quête du secret a été ma boussole. Voilà ce vers quoi je tends devant ma page et sur le plateau : être disponible pour le secret. Être disponible à ses manifestations, à ce qui de lui résonne dans les mots, dans les voix, dans les gestes, dans les mouvements, dans les rapports.

Je suis allé en Afrique pour approfondir un état auquel je ne parviens que difficilement, que je dois faire advenir pour que de la vie passe dans ce que je suscite sur le plateau, pour que de la vie passe entre la scène et la salle : l’état de disponibilité. Oui, l’état de disponibilité. Cette disponibilité ouvre la voie à la grâce, à l’état de grâce. J’appelle état de grâce une qualité de présence qui fait résonner ce qui se prononce, ce qui se joue, qui fait résonner du sens au-delà de ce qui est dit, montré, exposé. Quand des interprètes atteignent l’état de grâce des miracles peuvent avoir lieu. Quels miracles ? Tu veux que je te nomme un miracle ? Un miracle que le théâtre peut faire ? Le goût de la vie. Tu peux, au théâtre, ressentir physiquement le goût de la vie. Un acteur peut te servir un mot sur un plateau et tu sens couler dans ta gorge le goût de la vie. Un autre ? Tu peux, au théâtre, sentir passer un souffle, un souffle sur ta peau, sur ton visage, un souffle qui te libère.

En Afrique, oui. Je devinais qu’en Afrique il me faudrait lâcher beaucoup. Je pressentais qu’une bonne part du fardeau antique qui m’encombre ici tomberait, s’évanouirait dès que j’aurais mis le pied sur ce continent. C’est ce qui s’est passé. Mais ce n’était qu’un premier pas, un premier allègement.

À Brazzaville, en mars et avril, j’arrivais sur le lieu des répétitions à 8h30. Betty et Papythio préparaient un petit déjeuner copieux : viande, sardines, avocats, pain, café, thé, jus de fruits. Les acteurs et les danseurs entraient dans le jardin les uns après les autres, s’asseyaient, mangeaient, se taisaient, évoquaient la vie à Brazzaville. Nous ne commencions les répétitions à proprement parler que vers 10h30. Le temps s’écoulait. Ça s’écoulait. J’apprenais à me nourrir de la présence de chacune de ces personnes, de chacune de ces femmes, de chacun de ces hommes. Je bricolais tous les matins des pistes pour le travail mais je sentais chaque jour davantage à quel point ce ne pouvait être qu’un appui.

Ce que le chorégraphe, les danseurs, les acteurs congolais et français me murmuraient à leur insu, je le traduirais aujourd’hui ainsi : « Pas de préméditation, prépare si tu veux mais ne prémédite pas, laisse de la place pour l’imprévisible, saisis-le quand il passe, profite de ce qui surgit, ne multiplie pas les signes, écoute-nous, écoute notre corps, laisse-nous le temps de donner toute sa limpidité au secret que nous tentons de partager dans ce spectacle. »

Chère voisine, je suis en France, à Saint-Brieuc, je regarde des corneilles sautiller dans le marronnier de l’autre côté de la rue. Ça me calme aussi, cet arbre, ces oiseaux. Vers quels paysages intérieurs me guident ces artistes africains, avec qui je travaille depuis sept ans ? Ces derniers temps ils ont redonné de la substance à un mot trop employé : nomade. L’attitude nomade ? Mobilité, légèreté, disponibilité.

À bientôt, dans la rue.

Roland 10 juin 2008