(Lettre n°5, adressée à chacune des actrices-danseuses et chacun des acteurs-danseurs de « Anatomies 2008 / Brazzaville – Saint-Brieuc ».)


Salut à toi,

Tu nous as vus chercher avec toi des trajets, des rythmes, des états, des enlacements de gestes et de mots, des combinaisons de corps et de paroles. Tu nous as vus, Orchy, Alexandre et moi tisser avec vous des rapports et des lignes de sens sur le plateau, parfois tranquillement, parfois dans la difficulté. Vos corps d’acteurs et de danseurs sont mus par des désirs, des sensations, des puissances qui ont produit ce champ de forces auquel nous donnons une forme jour après jour. Nous faisons à chaque répétition l‘expérience de l’altérité crue. C’est ce que nous voulions en invitant sur cette scène des artistes porteurs de petits mondes irréductibles. L’identité géographique, nationale, n’est pas ici le critère d’étrangeté. Toi, Flora, tu n’es pas moins étrange, pas moins étrangère que Princia. Le corps intime de l’une et l’autre diffuse sa lumière et son obscurité et ne peut être capturé en totalité dans le filet des mots et des gestes. Et c’est heureux.
N’hésitez pas à densifier votre différence. Elle garantit la force de cette proposition théâtrale et chorégraphique.

Anatomies 2008 / Brazzaville – Saint-Brieuc se déroule en huit temps. C’est un livre de huit pages : 1. Personne ne me touche 2. Pour dire je t’aime il faut 3. Pieds 4. Sque ? + duos 5. Gestes 6. Les ancêtres 7. La danse tellurique  8. Fragments de biographies des interprètes.
La complexité du contact physique, ce qui l’affecte et le met en jeu, se déplie en particulier pendant les quatre premières séquences. La séquence 5 s’étonne, s’éblouit du magnétisme du corps en mouvement, en gestation de gestes, de l’ineffable du geste humain, des secrets que le geste permet de pressentir. Vous multipliez les corps. Ils surgissent de vous, de vos anatomies, de vos postures, de vos mouvements, de vos gestes. La séquence 6 déchire le temps, nous relie aux habitants du temps en nous, aux ancêtres et aux gestes rudimentaires, elle débouche sur la danse des origines (séquence 7). La séquence 8 dépose avec douceur un nom et un fragment d’histoire sur le corps de chaque interprète. Chaque interprète prend corps d’une façon nouvelle, ouvre ainsi une autre dimension du corps, un autre chant du corps. Il ou elle se présente, donne son nom avant de se fondre dans la foule comme après une conversation.

Je t’écris cette lettre pour revenir sur l’expérience du contact ou plutôt l’expérience de la difficulté du contact. La difficulté du contact avec mon propre corps, avec le corps d’autrui, avec le corps hérité, avec le corps commun est un des fils rouges d’Anatomies 2008 / Brazzaville – Saint-Brieuc. Le 15 mai dans la salle de répétition, j’ai introduit l’exploration d’un rapport entre les corps, rapport appuyé dans mon esprit sur la phrase : « Ne me touche pas ». Ma piste de recherche : l’écart, le retrait, l’évitement, le dérobement. Je vous ai proposé de construire des feintes de corps, des dribbles, des contre-pieds, des ruses de mouvements, des élans contrariés. Orchy vous a poussés à développer vos premiers essais à partir d’un jeu congolais : le lipato. Vous êtes de nouveau passés par la respiration, le suspens du geste, l’interruption, la reprise, la charge d’un corps qui se retient, la charge d’un corps qui désire (les « sque », les duos…). Cette séquence de travail a soulevé une ligne de sens qui travaille la première partie de la pièce (pièce de théâtre et pièce chorégraphique) : l’élan contrarié. Le corps exprime le trouble que le rapport à lui-même et à l’autre suscite en lui par ses respirations, par ses élans retenus, stoppés en plein vol, brisés, détournés, retournés, transformés. Ce peut être drôle, émouvant, violent.
Quelquefois quand je te parle sur le plateau tu m’interromps d’une phrase : « Je ne comprends pas ce que tu dis. » Je vis à ce moment-là l’élan contrarié. Ma parole s’élance vers toi, tu la bloques, tu l’immobilises et tu me la renvoies. Tu as raison de le faire, tu m’obliges ainsi à trouver une feinte de mots et une feinte d’esprit. Il y a des feintes d’esprit comme il y a des feintes de corps. Tu m’obliges ainsi à tenter de toucher à l’endroit où je ne sais pas su te toucher, à basculer dans un autre registre, une indication physique, par exemple.

Aujourd’hui, à quatre jours de la première, je vais tenter de donner un peu plus de consistance à cette notion d’élan contrarié, je vais tenter de l’approcher à travers une série d’adresses à l’actrice-danseuse, à l’acteur-danseur que tu es. Ces adresses prennent appui sur les textes d’Anatomies 2008 / Brazzaville – Saint-Brieuc.

Ton propre corps se dresse à l’intérieur de toi et se plaint. (Personne ne me touche… Mes pieds, touche mes pieds, touche, mes pieds n’ont pas-tu entends ? – n’ont pas – tu entends ? – n’ont pas fait l’amour. Zones érotiques, Quelles zones ?)

Tu ressens le corps de l’autre comme hors d’atteinte. (Pour dire je t’aime il faut beaucoup de talent.)

Ton propre corps bégaie et te trahit. (Je te ai…me…meu…meu…)

Tu ne sais pas parler la langue de l’autre. (Vous savez comment on dit je t’aime en allemand ?)

Ce que l’autre te demande tu ne le comprends pas. (A – Tu pleures ? B – Ce geste, je ne le sens pas, je sèche.)

Tu ne sais pas voir les réactions du corps de l’autre. (Sque j’te fais d’l’effet ?)

Les gestes de l’autre t’attirent mais comment les capter ? (Tu connais mon nom ?)

L’autre est un voleur. (Rends moi le geste que je t’ai donné.)

Tu es stupéfait par ce qui habite ton propre corps, par ceux qui l’habitent. (J’ai un ancêtre coincé ans la gorge.)

Tu constates qu’il y a guerre dans les corps, entre les corps mais aussi à l’intérieur des corps. (J’ai un ancêtre coincé dans la gorge.)

Sur ce versant du spectacle, on peut sans doute avancer des mots comme : étonnement, stupeur, comédie. L’échec du contact déséquilibre le corps, le désarticule, le rend comique, le rend étonnant, émouvant. Et sur l’autre bord chaque contact est un coup, ce qui met aussi le corps en déséquilibre. Il y a une zone très sensible (et source de comédie profonde) entre ton corps et celui de l’autre. Je pense à une phrase de Jean-Luc Nancy, dans Noli me tangere, je crois : « Il y a un troisième sexe, c’est le sexe qui circule entre deux corps quand ils ne peuvent se toucher. » Les vêtements que nous avons choisis sur la scène d’Anatomies suggèrent aussi par moments ce troisième sexe. Tu luttes avec le chaos du corps, tu le rends manifeste par les états de corps que tu produis. (Les deux danses qui mettent le corps en vibrations intenses au début et à la fin du spectacle.)

Sur l’autre versant tu jettes ton corps dans la lumière, tu captes la lumière du corps de l’autre, l’autre t’apparaît, tu le vois. (La série des gestes… Le geste du vieux paysan qui regarde ses mains debout dans un champ du nord du Congo.)

Sur l’autre versant tu articules ton corps avec le corps de l’autre et vous regardez ensemble le mouvement d’une robe qui ondule. Sur l’autre versant tu accueilles l’étrangeté de ta vie. Tu parles de toi avec douceur. (Les micro biographies – Les noms.)

Cet autre versant produit aussi ses figures de théâtre et de danse sur notre scène. Nous l’arpentons ces derniers jours.

Avec toi,

Roland Fichet