(« Anatomies 2008 / Brazzaville - Saint-Brieuc ». Lettre n°4, adressée à Kouam Tawa, auteur dramatique, codirecteur de la Compagnie Feugham, Bafousam, Cameroun.)


Cher Kouam,

Je ne te parlerai pas de théâtre mais de tigres et… de regard. Je suis sous le charme inquiétant d’un rêve que j’ai fait il y a cinq nuits. J’ai reçu la visite d’un couple de tigres. Visite violente. Énigmatique. Rêve inscrit dans mon corps au moment où je me suis éveillé.

Je te le décris : un groupe compact de personnes se tient serré dans une caravane en pleine savane. Un objet seul et insolite cette caravane de camping dans cette savane nue, inhabitée, sans arbres, seulement peuplée d’herbes hautes. (Mais dans le rêve rien n’est insolite). Un abri. Le groupe compact est assis dans la caravane et regarde vers le lointain. C’est d’autant plus facile que cette caravane n’a que trois côtés, cette boîte géante est entièrement ouverte, comme démunie de façade sur le versant par lequel nous regardons. Je me tiens au milieu de la rangée de personnes assises dans cet abri à ras de l’herbe. Est-ce le groupe des artistes avec lesquels je construis Anatomies 2008, ici à Brazza ? Sans doute. Nous sommes très soudés. Nous regardons droit devant nous l’étendue calme. Un regard d’attente immobile.

Soudain, nous entendons un bruit dans notre dos, derrière la caravane. Je me retourne et je devine au loin deux tigres qui bondissent souplement dans la savane. Vitesse et grâce. Les deux félins dépassent la caravane à belle allure. Ils sont maintenant devant nous. Exactement devant nous, devant moi, à bonne distance. Ils se sont arrêtés, semblent hésiter, humer l’air. Ils décrivent quelques courbes dans l’herbe haute. Ils se tournent vers la caravane, toujours à bonne distance, nous font face, me fixent. Je sens monter en moi une sorte d’effroi, le sentiment d’un rendez-vous puissant, sans doute fatal.

Ces tigres vont me dévorer. Ça se resserre. Ça prend consistance. Moment crucial. Moment de vérité. Je retiens mon souffle. Je suis dedans. Je suis dans la figure centrale du rêve. Celle qui continue au réveil de vous serrer la poitrine. Les deux tigres immobiles me fixent. Leurs yeux se fondent. Je ne vois plus que les yeux d’un seul fauve. Je sens mon propre regard qui plonge dans le regard du fauve. Regard de braise. L’expression est galvaudée mais c’est exactement un œil brûlant, cet œil qui me sidère. Onde puissante du regard, les deux regards, le mien et celui de la bête. Intensité neuve. Je suis cadré dans ce regard. Inévitable. Aucune fuite possible. Une menace mortelle. Dénuée de méchanceté. Je suis dans l’œil du tigre. Splendeur de l’animal, de sa tête, de son œil perçant. Vrai. Ça me regarde trop. Ça me regarde tellement terriblement. Je ne vois que ça. Je ne pense qu’à ça. Arraché au reste du monde. Une seule issue : le mouvement, la fluidité.Impossible…

Ah si j’étais comme le singe capable de sauter de branche en branche mais je suis coincé dans une caravane-boîte ! Au cœur du danger un point d’une infinie immobilité, juste avant la catastrophe, avant le bond.

Fin du face à face. (De la confrontation ?). Coupure. Débranchement. Les deux tigres ne bondissent pas vers moi. Ils lâchent mon regard, dodelinent de la tête, tournent sur eux-mêmes tranquillement, s’éloignent d’une allure souple et paisible.

T’écrire ce rêve m’a permis de m’y arrêter. Te l’écrire à toi qui m’a guidé sur ce continent, avec qui j’ai partagé de si étonnantes pérégrinations, du Cameroun au Niger, en passant par le Bénin et le Burkina Faso. Peut-être ce rêve parle-t-il de Ça le corps, la première pièce d’Anatomies 2008, celle que je mets en scène ici, que nous allons jouer dans quelques jours.

Je t’embrasse,

Roland