(« Anatomies 2008 / Brazzaville - Saint-Brieuc ». Lettre n°3, adressée à Alexis Fichet, auteur, metteur en scène, collectif Lumière d’août, Rennes.


Cher Alexis,

Le singe c’est bon. Damien prétend que le goût de la chair du singe rappelle le goût de la chair humaine. Samedi et dimanche dernier à Maty, nous avons mangé tout un singe. Et cette nuit j’ai rêvé de tigres.

C’est à toi, naturellement, que j’ai envie de raconter ces histoires. Aujourd’hui, 29 mars, tu présentes ta création Plomb laurier crabe chez Marie-Pia Bureau à la Roche sur Yon en Vendée. À Brazzaville je pense à ce que tu écris, à ce tourment qui nous est commun, ce tourment qui a nom animal. Hé oui, entre l’homme et l’animal la faille ne cesse de s’agrandir et ça empoisonne. Le Ça en est empoisonné. Tu le dis, tu le mets en jeu, tu arpentes ce déchirement…

Ici, au Congo, l’animal me cherche. Je l’espérais. Je ne suis pas déçu. Vendredi dernier, les douze personnes embarquées dans ces Anatomies 2008 ont pris le chemin de Maty, un village situé à 45 kilomètres de Brazza, niché dans la brousse, au fond d’un vallon, un village tout en longueur traversé par une rivière qui porte aussi ce nom : Maty. De ce village je t’ai déjà parlé. Je le connais bien.

Les sept derniers kilomètres nous les avons parcourus à pied. Déposés à l’endroit où commence le chemin de terre ; nous sommes descendus vers le village le nez dans les herbes et les yeux sur les collines. Après nous être égarés dans un entrelacs de bois et de taillis, nous avons aperçu les premières chaumières.

Et là un singe. Un singe, oui. A peine mettions-nous un pied dans le village qu’un singe nous faisait signe. Un singe mort. Porté par un chasseur qui venait de le tuer dans la forêt. Première rencontre à la lisière du village : deux chasseurs et un singe. J’ai regardé de près la gueule ensanglantée du singe, attaché par une cordelette et un morceau de bois à l’épaule du chasseur. Etonnement. Gêne devant la bête tuée, devant la cruauté tranquille de l’homme. Photos. J’ai proposé aux deux chasseurs de venir boire une bière dans la cour de la cabane-bistrot-épicerie bleue dressée juste à l’entrée de Maty. Les chasseurs ont suspendu le singe mort à un arbre. Des enfants en nombre se sont approchés de la bête. Au milieu d’eux j’ai été saisi par la couleur des couilles de l’animal. Des couilles surréelles : deux petites balles d’un bleu intense, pictural.

Jean-Marie Ntétélé, un de mes amis de Maty, a acheté le singe aux chasseurs. Betty Tembo et une des deux femmes de Jean-Marie, Edwige, l’ont longuement préparé. Le samedi soir nous avons mangé le singe au bord de la rivière. Le dimanche de Pâques, dès sept heures du matin, après une nuit à la belle étoile, nous avons dégusté les derniers morceaux de notre ancêtre.

Que me raconte ce singe ? Après ce petit-déjeuner singivore, je suis entré dans le courant de la rivière (à certains endroits assez puissant) et j’ai nagé. Grâce à lui je sentais un peu plus ma propre épaisseur, mon propre mystère, mon équivocité (ne suis-je pas venu ici pour ça ?). L’animal c’est l’endroit où l’homme est coincé.

La veille, Joseph Ntétélé avait invoqué en notre présence les esprits de la nature mais c’est surtout à Kafka que je pensais. Dès le deuxième jour des répétitions, j’ai lu aux interprètes d’Anatomies 2008 quelques fragments de textes de Kafka. La figure que met en scène la nouvelle Un rapport pour une académie, c’est justement un singe, un chimpanzé humanisé. Kafka aime fouiner de ce côté-là : l’être-animal. Parmi les observations de Pierre Pachet dans un article intitulé « La communauté des hommes et des bêtes » (Europe, mars 2006), je t’en propose deux qui te parleront sans doute autant qu’à moi :

1 – « L’art du récit chez Kafka semble reposer sur sa perception de tout ce qui, dans la gestuelle humaine, établit un contact avec la gestuelle animale, sa grâce, ses mouvements minutieux, imprévisibles, avides, immoraux et qui nous touchent comme latéralement. »

2 – « Être transformé en animal ou se faire animal, c’est renoncer à ce qu’on croyait savoir, bénéficier d’une naïveté curieuse et comme ouverte de tous côtés. »

Qu’en penses-tu ?

C’est assez pour aujourd’hui. Je te parlerai des tigres qui sont aussi venus me rendre visite un autre jour. Les autres m’attendent : aujourd’hui c’est aussi l’anniversaire d’Alexandre (30 ans !) et nous allons fêter ça à Bacongo.

Je t’embrasse.

Ton père.