Couverture de la revue Marginalités et Théâtres de Sylvie Jouanny

(Actes du Colloque international Marginalités et Théâtre, organisé par Sylvie Jouanny, le Centre d'Etudes Théâtrales et l'IUFM de Créteil, les 19 et 20 septembre 2002, à l'Université de Paris XII - Val de Marne. Roland Fichet participait à une table ronde intitulée « Sur l'écriture des marges ». Modérateur : Michel Corvin, professeur honoraire à l’Université Paris III. Retranscription : Philippe Weigel, Université de Haute Alsace. Extrait de : Sylvie Jouanny, Marginalités et théâtres. Pouvoir, spectateurs et dramaturgie, Librairie A-G. Nizet, Saint-Genouph, 2004, pages 181 à 184.)


Roland Fichet. L’acte de création est marginal dans son essence. Quand on crée, on ne se met pas sur la place publique, au milieu de l’institution. C’est quelque chose qui part d’un endroit inattendu. S’il y a création, il y a quelque chose d’insu, d’inouï, de non créé. Pour ce qui est de ma propre marge, ce sont 2250 représentations de 99 pièces courtes pendant 10 ans, appartenant au cycle des Naissances qui ont été données aussi bien sur la scène que sur les bords de la scène : couloirs, locaux à poubelles, différents lieux des théâtres. Une autre forme de marginalité apparaît parce que je me suis centré sur le rural et les animaux. J’ai écrit les Petites Comédies rurales par opposition aux grandes tragédies urbaines qui paraissaient le seul sujet acceptable pour le théâtre moderne.

Michel Corvin. À propos de votre « marginalité profonde et rurale » dans De la paille pour mémoire, Jean Blaise écrit : « L’auteur est un petit-cousin de Joyce qui aura écrit dans le monde paysan de Faulkner ; ses personnages ne nous donnent pas l’impression d’appartenir au théâtre ».

Roland Fichet. Je suis sensible quand un monde disparaît, a disparu. Je suis né dans le Morbihan profond, dans la forêt de Brocéliande. Ma compagnie s’appelle Folle Pensée puisque c’est un village qui entre dans la forêt et j’ai vu enfant, que tous ces gens, tombés à côté de l’Histoire, allaient disparaître. Ça m’a beaucoup touché, tous ces gens qui boitent, très abîmés physiquement. Leur histoire était terminée parce qu’ils n’étaient pas à la mode, à aucun point de vue. On pourrait parler des commis de ferme qui n’existent pas dans l’Histoire, aussi bien du point de vue du prolétariat que des personnages qui ont une certaine dose d’épique, d’héroïsme ou de condensation sociale. Cette marge-là, De la paille pour mémoire, a été mise en lecture au Petit Odéon par les comédiens de la Comédie Française. J’ai continué avec les Petites comédies rurales parce que ce type de personnages, de poétique m’importe. La farce ne m’intéresse pas beaucoup, je préfère la vie dans sa comédie. Le théâtre est un frottement étrange entre comédie et tragédie. C’est proche des Dramuscules de Thomas Bernhard, de cette saisie d’une espèce de comédie tragique des personnage qui ont leur dose d’horreur.

Michel Corvin. Comment qualifieriez-vous Le Lit ? comédie d’un genre particulier ?

Roland Fichet. Jamais personne ne me parle de ce texte qui a glissé dans l’oubli. Le Lit est un jeu de mots. Á qui appartient le lit après le divorce ? Á partir de là, j’ai fait une espèce d’imitation d’une pièce de boulevard avec ses déplacements.

Michel Corvin. Ce qui m’intéresse, c’est la surabondance verbale qui atteint la fratrasie, et là, il y a une espèce de folie. Ce goût pour le mot, est-ce un de vos traits de caractère d’écrivain ?

Roland Fichet. Il est vrai que j’ai cassé beaucoup de mots et je me suis amusé à en recomposer. C’est une façon de jubiler avec la langue mais ça fait partie de la vie de tout le monde. Dans n’importe quel milieu populaire, urbain ou rural, il y a en permanence une invention et une vitalité des mots. Cette façon de remuer sans arrêt la matière sonore, le son des mots, fait partie de ce qui me passionne. La comédie est dans le son des mots ou dans le rythme, structure et dynamique rythmiques, et pas dans le sujet ; elle est dans la façon dont les mots jouent.

Michel Corvin. ­ Le metteur en scène allemand de Terres promises [Gerhard Willert] a évoqué « l’éclatement à l’intérieur de [vos] personnages qui s’engagent dans le jeu dynamique des formes et de leur métamorphose ». Cette notion de marginalité particulière est de l’ordre de l’implosion du personnage. Ce ne sont pas seulement des personnage indépendants les uns des autres, mais ils ont également une instabilité profonde à l’intérieur de leur position. Ils ont des perspectives très différentes, des trajets parallèles qui ne se rencontrent pas. Á l’intérieur d’eux-mêmes, ils sont constitués de quantité de parallèles.

Roland Fichet. ­ Ma dernière pièce, Animal, contient l’éclatement de la langue, à la limite du compréhensible. C’est ce rapport animal/homme qui m’importe, mais à partir du fait que les animaux sont tués et transformés en viande. Il y a un jeu de pulsion, de tension, une violence du corps rural et urbain qui se mettent en circulation, en crise mutuellement. Ce qui est important, c’est l’endroit où ça explose, le rapport à la langue qui est lié au rapport à l’animal.

Michel Corvin. ­ La Chute de l’ange rebelle est constituée de 29 séquences indépendantes mais à travers lesquelles circule une thématique souterraine, avec un titre qui permet de trouver un liant, la clé. Comment concevez-vous cette marginalité particulière du secret du thème, de l’enfouissement du thème avec beaucoup d’humour ?

Roland Fichet. ­ Il y a une partie de cela qui est visée quand les acteurs jouent. Valérie Dréville portait bien la déchéance et la vibration métaphysique de cette chute. Je suis fils de paysans pauvres et aussi neveu d’archevêque de Birmanie. Cela constitue un rapport curieux : d’un côté ancrage dans un petit village, de l’autre, de la famille dans le monde entier. Et la Bible est le point de contact de tout le monde.

Michel Corvin. ­ Vous êtes nourri de textes sacrés.

Roland Fichet. ­ C’est une façon de liquider cette tension entre une animalité, une brutalité du monde dans lequel j’étais et l’appel permanent à être dans un rapport à la spiritualité. Il y a, derrière cette violence, les questions cruciales : comment des choses positives, comme on en trouve dans la Bible, sont source de mort pour le corps, l’animal, l’individu vivant et comment les choses présentées comme source de vie sont source de mort et comment des choses qui vous apparaissent mortelles vous font vivre ?

Michel Corvin. ­ Ce qui est intéressant c’est cette articulation inconsciente : ça s’écrit malgré vous.

Roland Fichet. ­ Je travaille essentiellement à partir des mots. Je ne me pose pas la question de ce que j’écris quand je l’écris. Je fabrique des séries de phrases puis ça commence à se constituer, à s’articuler. Je ne construis pas la pièce sur un sujet, un centre : c’est plus intéressant de dériver à travers plusieurs. Dans le premier numéro des Cahiers de Prospéro, j’évoquais le texte « Le Centre » d’Edward Bond qui nous a ramené le centre dans l’écriture de façon obstinée : toute pièce qui tient debout se constitue à partir d’un centre et cet endroit central de la pièce doit se retrouver dans chaque scène et dans chaque scène il doit y avoir une réplique centrale. Pour Bond, l’auteur creuse son sujet, la source de sa pièce. Les auteurs français creusent la marge, les morceaux, la dérive, la bande. En France, l’obsession de la langue, l’envie de l’utiliser comme moteur principal sont très originales. Cela marque énormément notre façon de voir le théâtre. Cette jubilation de la langue, sa rythmique, sa force et sa capacité à condenser le monde font partie d’un héritage : il n’y a qu’à se reporter à Racine. Pour moi la littérature reste très présente dans l’espace du théâtre français.

Lucile Garbagnati (dans le public). Vous avez joué une pièce des Naissances dans la cave du Centre Dramatique National de Besançon. Pourquoi choisir ces lieux, hors scène ?

Roland Fichet. ­ J’imposais une forme de travail qui déplaçait les habitudes qu’on avait dans les théâtres et je demandais aux théâtres qui nous accueillaient de nous donner tout le lieu. Et je cherchais avec les acteurs, les metteurs en scène, les auteurs ; chaque fois, c’est là que la marge jouait à constituer un geste théâtral qui, dès le départ, nous met dans un rapport différent. On a fait par exemple des nuits entières de spectacles avec des entrées de spectateurs à 3 heures du matin. Le théâtre peut être un lieu hors des normes, déplacé, inhabituel, où l’on vit un rapport direct aux acteurs, aux textes. L’acte de théâtre consiste aussi dans le déplacement du public dans ces spectacles à distance variable avec l’acteur.