Couverture de la revue Alternatives Théâtrales n°61

(Trois questions à Roland Fichet publiées dans « Écrire le théâtre aujourd’hui », Alternatives théâtrales n°61, juillet 1999)


1) Comment s'est déclenchée chez vous l'écriture théâtrale ?

Avant l'écriture théâtrale y a-t-il l'écriture ? L'écriture nouée au théâtre laisse une double trace, dans l'oreille et sur le papier. Dans le corps et sur le papier. A-t-elle une double origine ? Pour moi c'est probable. Une double origine et une origine trouble. L'écriture surgit-elle d'une secousse intime particulière ? Oui. Peut-on identifier cette secousse ? Je n'en suis pas sûr. C'est une secousse qui dure, ça je peux le dire, je crois.

Si je me laisse tirer par la manche, si j'entre dans le jeu d'une sorte de micro-légende autobiographique, je suis tenté d'aller chercher l'origine de l'écriture chez moi dans le théâtre rugueux de mon enfance paysanne. J'ai vécu les onze premières années de ma vie immergé dans un monde archaïque ; je partageais les rites et le mode de vie d'une communauté/toile d'araignée tissée par les rapports familiaux, les fêtes populaires, le dialogue avec les animaux.

À onze ans j'ai été retranché de cette communauté/village et catapulté dans un autre monde, le monde du latin et du grec. Désigné pour les « missions étrangères », invité à errer, un peu perdu, je me suis accroché aux mots, aux signes ; privé de ma terre d'origine, le texte est devenu ma terre d'élection. Je me sens toujours dans cette coupure, dans cet écartèlement, dans cette faiblesse. Du jour au lendemain je suis devenu faible et écrivant. Dans cette coupure, dans cette question sans réponse, s'est enracinée, je crois, la pulsion d'écriture qui m'habite ; et son inséparable sœur, la pulsion de lecture. L'écriture s'est déclenchée chez moi et continue de me tenir parce que tout est énigme.

À onze ans, l'épreuve du deuil et la stupeur devant l'émergence subite de la mémoire en moi m'ont été données d'un seul coup ; à trente ans, écrivant De la Paille pour Mémoire, j'ai choisi l'écriture comme passage, comme errance apaisée aux pays des monstres qu'on n'apaise jamais. L'écriture est liée pour moi à la résurrection. Sans doute pourrais-je reprendre à mon compte la phrase d'un de mes personnages, Lazare, à la toute fin de Terres Promises : « Je suis né mort je voudrais mourir vivant. »

Oui mais l'écriture théâtrale ça vient d'où ? Ça s'inscrit comment dans le corps d'un écrivant ? Une petite voix me dit que, confronté à une telle question, je ne peux ignorer la langue, le poids de la langue. La langue insiste. Là aussi la séparation marque mes débuts affolés dans le filet sans limites des mots. La langue dans laquelle j'ai baigné, enfant, ne s'écrit pas, c'est à peine un idiome, plutôt un « parler » — on désigne ainsi quelques branches bâtardes de la langue noble, le français d'Ille-de-France. Le " parler gallo " dans lequel j'ai fait mes premières armes d'être parlant défie donc l'écriture. Il se parle, s'entend, fait même beaucoup de bruit, mais oblige celui qui veut l'écrire à de multiples micro-déplacements dans la matière même des mots, dans la syntaxe, dans l'architecture des phrases. Il y a beaucoup de corps dans une langue qui laisse avant tout une trace sonore. Je n'ai pas choisi d'écrire en « langue gallèse », j'ai tout fait au contraire pour fuir sa sauvagerie et m'inscrire dans l'héritage littéraire charrié par le français-français, mais j'ai continué d'entendre deux langues dans mon oreille. Le goût des mots qu'on « entend », le réflexe de cheviller les mots avec les corps me viennent peut-être de cette langue gallèse blessée, mal rabotée, mais aussi secouée par la comédie. Pour moi les mots ça joue. Pour moi la poésie et le jeu ça va ensemble, ça danse naturellement ensemble. Dans les champs, dans la rue, et sur une scène de théâtre. Héritage celte ?


2) Comment s'établit la relation entre l'auteur et le directeur du Théâtre de Folle Pensée ?

L'auteur n'a jamais entretenu une cohabitation paisible avec le directeur de compagnie. À défaut d'être paisible a-t-elle été et est-elle féconde ? Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que, dans un autre cas de figure, dans une autre ville, un autre pays, j'aurais écrit que je n'ai pas écrit. Je ne peux répondre que par la description de l'attitude que j'ai adoptée et de la recherche que j'ai menée. J'ai tenté de me tenir sur le versant de l'écriture, de ne pas basculer corps et âme dans la mise en scène théâtrale et sociale. Constituer l'écriture dramatique comme fondement d'une démarche théâtrale ne va pas de soi dans un temps, et un paysage, où la mise en scène qui tient cette place la défend bec et ongles. Il a fallu inventer une façon de marcher et tenir bon. Toujours dans le déséquilibre, Folle Pensée, création après création, est resté sur cette ligne, et n'a jamais renoncé à ce désir originel. Le Théâtre de Folle Pensée est dirigé par un auteur dramatique et fonde toutes ses créations sur des pièces/textes d'auteurs contemporains vivants. C’est une fabrique d'écritures et de théâtre qui aujourd'hui encore cherche son point d'équilibre.

Une fabrique d'écritures et de théâtre ? Dirigée par un auteur ? Comment ça marche ? Ça boîte, sans doute, mais ça boîte avec la poésie. Ça se cogne au « poétique » à chaque mouvement, à chaque spectacle. Ça cherche obstinément de ce côté-là. Pendant la première décennie du Théâtre de Folle Pensée (1978-1988), alors que nous étions soumis à une forte pression (produire des spectacles recevables pour les institutions culturelles, reconnus « de qualité » par les experts du Ministère de la Culture et susceptibles d'attirer un large public), nous avons conçu malgré tout nos spectacles comme des lieux d'exploration de formes et d'écritures. Notre petite troupe s'acharnait à déchiffrer les langages du théâtre, souvent avec l'aide d'hommes de théâtre d'expérience (Yoshi Oïda, Philippe Hottier du Théâtre du Soleil, Le Roy Art Théâtre…). Je m'efforçais de mettre en place pour chaque spectacle un mode de travail original et productif. La pièce écrite n'était pas, loin de là, le premier repère. Il m'est arrivé d'écrire dans la salle de répétition, de m'inscrire dans un jeu complexe d'échanges croisés avec les acteurs et le metteur en scène. Dans ce cas, j'étais dans un premier temps « fournisseur de textes ». Du théâtre d'appartement au théâtre de rue, en passant par les grandes scènes des théâtres de l'Ouest (le CDN et la Maison de la Culture de Rennes ), la troupe n'a cessé de rebattre ses cartes, d'interroger son vocabulaire, d'explorer de nouveaux outils de travail. Les spectacles créés à cette époque en témoignent : De la paille pour mémoire, Boeufgorod, Les 7 personnalités de Loulou Goac’h, Les citrons verts, Le verger des délices - I - les pépins...

Dès le début de la deuxième décennie du Théâtre de Folle Pensée — 1988-1998 — j'ai réalisé que mon regard d'écrivain ne suffisait pas, que je risquais de m'enfermer et d'enfermer le travail de la compagnie dans un projet d'écriture trop singulier. À la question : à quoi bon encore des auteurs dramatiques ? j'ai voulu répondre par un chantier de théâtre qui articulerait systématiquement les écritures d'aujourd'hui et l'art de la mise en scène aujourd'hui. En 1990-1991-1992, j'ai réuni à Folle Pensée des femmes et des hommes de théâtre pour penser ce projet, pour en réaliser les premières figures. Des auteurs, des acteurs, des metteurs en scène.

En juin et juillet 1993 [1], le Théâtre de Folle Pensée joue les premières Nuits des Naissances. Les spectacles duraient de fait toute la nuit, se terminaient vers sept heures du matin. D'emblée, plusieurs metteurs en scène (Annie Lucas, Robert Cantarella, Jean-Louis Jacopin) se sont, à la tête d'une équipe de quinze acteurs, frottés aux écritures les plus actuelles. Toutes les pièces jouées au cours de ces Nuits de Naissances de Saint-Brieuc et d'Avignon étaient écrites pour ce flux de créations [2]. Ces premières Nuits des Naissances ont été suivies de plusieurs autres séries de créations en France et à l'étranger… La dernière résidence a vu le jour à Nîmes en mai et juin 1998 [3].

Tout un trafic d'écritures et de réécritures, de styles, de variations formelles, d'effets de structure, de glissements, de ruptures, s'organise naturellement dans ce genre d'histoire. Ça ouvre le jeu. Ça ouvre le sens. J’y ai découvert d’autres voies pour ma propre écriture.


3) Quelle évolution percevez-vous dans votre écriture ?

En 1983 je me suis arraché au théâtre pour écrire une pièce de théâtre. Je me suis dégagé du Théâtre de Folle Pensée et rudimentairement calé dans une vieille maison d'un village des Côtes d'Armor (Côtes du Nord à l'époque), j'ai écrit De la Paille pour Mémoire. Dans De la Paille pour Mémoire il y a un homme qui aboie (Zaac), dans la pièce que j'écris en ce moment il y a des femmes qui aboient. Comment passer de l'aboiement à la parole ? Cet axe animal/homme, animal-qui-parle, me pousse aujourd'hui à ouvrir de nouveau les mots, la syntaxe, les combinaisons formelles que je dispose et élabore sur mes feuilles blanches. De l'aboiement j'ai cheminé vers les mots — non seulement nous parlions dans mon enfance une langue rugueuse mais certains d'entre nous se contentaient d'aboyer — je n'ose dire que je reviens des mots vers l'aboiement, mais quand même j'explore de ce côté-là, j'arpente cette frontière.

De cette tentative je ne peux pas dire grand chose aujourd'hui, j'y entre doucement depuis quelques semaines, ou plutôt je me prépare à y entrer. J'y entre au moment où je finis une pièce complexe commencée en 1994. Cette pièce est passée par plusieurs moutures, par plusieurs versions : Quoi l'Amour (1994/1995) a engendré Pas d'Amour ; Pas d'Amour (1995/1996) a engendré Hors d'Elle (1996/1997) et aujourd'hui Hors d'Elle engendre Hors d’elle (la dernière tentation d’Oedipe)

Narration et dialogue. Discontinuités spatiales et temporelles. J'ai passé quatre ans à équilibrer la narration et le dialogue, à disjoindre (premier mouvement) et à entrelacer (deuxième mouvement) la narration et le dialogue, à les nouer, à les dénouer, à briser le réseau serré des rapports évidents, à dégeler les fragments de mythologie qui plombaient le récit, à offrir à la fable des lignes de fuite, à tisser une toile pour saisir un sujet fuyant comme du sable, à interroger mes sensations et celles de mes personnages. À ce sujet lourd je voulais offrir des ailes de libellule, le déployer dans la légèreté grave d'une comédie. Je suis aujourd'hui sur la piste de la comédie des mots et de la syntaxe. Si je cherche quelque chose c'est cela : la légèreté grave de la comédie, qui sans doute passe par la grâce du dialogue.

Sur un autre versant j'insiste sur le frottement roman/théâtre. La modulation de la fable flirte dans cette dernière pièce avec le roman. Mais celui qui parle parle de quelque part au sein de l'histoire — y compris quand celui qui parle parle des bords de l'histoire — et s'adresse à quelqu'un. C'est la formule, la figure organisatrice qui s'est imposée à moi en cours d'écriture. Comment contenir l'expansion continue d'un sujet ? Il fallait répondre à cette question.

Dans les interstices, les périodes d'abandon de cette pièce-gigogne j'ai creusé d'autres galeries, je me suis aventuré (et perdu quelquefois) dans un labyrinthe dont je ne suis pas encore sorti. Les Petites Comédies Rurales écrites en 1996 et 1997 ne sont que la partie visible d'un archipel de textes, de petites pièces, de silhouettes, de micro-comédies que je lance dans le jeu (dans le mien et dans celui du Théâtre de Folle Pensée) pour tester des processus, des fluidités verbales et syntaxiques, des passages, pour tenter de nouer dans un même élan le mot, la chose, son ombre et le paysage. Je fais depuis plusieurs années ce détour par des formes brèves, par des textes inachevés pour explorer l'organicité de l'écriture dramatique là où on ne l'attend pas, là où je ne l'attend pas. C'est mon chemin des écoliers. J'ai écrit Terres Promises en 1988, La Chute de l'Ange Rebelle en 1989, Suzanne en 1991. Après ces trois pièces, je suis entré dans une phase plutôt violente, une phase de refondation dont je sentais qu'elle devait passer par un chaos, par une errance hasardeuse et ludique dans les figures de l'écriture. J'ai multiplié les pas de côté, écrit dans les marges, cherché systématiquement les bords. J'étais aussi en quête du dialogue. En quête précisément de combinaisons narratives qui intègrent du dialogue ou de combinaisons narratives prises dans le tissu du dialogue. En quête de dialogue aussi. Disponible, disons, pour des excursions en terres amies ou étrangères. J'ai interrogé de nouveau les œuvres de nos jeunes ancêtres qui en savent si long. Je ne citerai que Samuel Beckett mais je pense à plusieurs autres. L'aventure des Cahiers de Prospéro m'a aussi, pendant ces récentes années (1993-1996) pas mal secoué. Le côté insaisissable de l'archipel de textes que je viens d'évoquer ne me satisfait plus. J'ai le désir aujourd'hui d'opérer des regroupements, de tenter des voisinages, des mouvements de fragments et des mouvements d'ensembles, de constituer des cartes de navigation. Aujourd'hui de nouveau je construis des pièces de théâtre. J'avais besoin de faire une longue série d'études formelles pour retrouver des appuis, des repères de sens, pour sentir comment vivent en moi et surtout hors de moi les passions humaines, comment passe la vie, comment passent les mots et les langues.

Aujourd'hui je construis des pièces de théâtre ? J'entre, c'est vrai, dans un geste qui organise des architectures. J'ai aussitôt envie d'ajouter des architectures flottantes, des flux plus que des architectures. Les partitions aléatoires me tentent aussi, des partitions avec mode d'emploi. Ce mouvement de ré-inscription de ces textes brefs dans une ligne rythmique et dans une ou plusieurs lignes de sens, je l'ai abandonné jusqu'ici au metteur en scène. Ce qui en est sorti, en particulier dans les spectacles Naissances m'a souvent plu mais je reste sur ma faim. Ce qui fait défaut ? Ce qui me manque ? Une charpente souple comme une robe, un enchaînement dynamique, une figure rythmique qui aspire et intègre les fragments de ces petits mondes éclatés. J'avance en tâtonnant. M'anime le désir de partitions globales qui donneraient aux groupes de textes ce qu'on pourrait appeler une discohérence choisie.

L'élaboration de ces « partitions » qui sont des « pièces de théâtre » alterne ces temps-ci dans mon travail avec l'élaboration de pièces plus classiques structurées autour d'un axe, fondées sur le vertige de ce qu'Edward Bond nomme un « discours central ». La pièce de théâtre ne s'est pas pour moi évanouie dans le roman ou dans la poésie, elle dialogue dans la matière même du texte avec la poésie et le roman.

 

[1] À Saint Brieuc, La Passerelle Scène Nationale, puis à la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon.

[2] Pièces de Catherine Anne, Michel Azama, Memet Baydur (Turquie), Slimane Benaïssa (Algérie), Louise Bombardier (Canada), Sylvie Chenus, Marco Antonio De la Parra (Chili), Roland Fichet, Adel Hakim, Mikhaël Iasnov et Eléna Baïevskaïa (Russie), Joël Jouanneau, Ilia Koutik (Russie), Jean-Luc Lagarce, Madeleine Laïk, Ricardo Monti (Argentine), Jean-Marie Piemme (Belgique), Noëlle Renaude, Yves Reynaud, Christian Rullier, Marlene Streeruwitz (Autriche), Valérie Schwarcz, Michel Simonot, Serge Valetti.

[3] Annie Lucas, Julie Brochen, Robert Cantarella y ont monté des pièces de Marco Antonio De la Parra (Chili), Rodrigo Garcia (Espagne), Carlos Liscano (Uruguay), , Borja Ortiz de Gondra (Espagne), Jean-Marie Piemme (Belgique), Alejandre Tantanian (Argentine), Patricia Zangaro (Argentine), Michel Azama, Philippe Minyana, Roland Fichet.