Et si l’enjeu du théâtre c’était la langue.

Jetons un œil par cette ouverture — on nous a donné cinq minutes pour ce « regard ». Considérons pendant cinq minutes que le théâtre a la langue pour objet, pour matière, pour ligne de conduite, pour « ligne de sorcière ».

Posons comme enjeux du théâtre :
1 - La conservation de la langue.
2 - La transmission de la langue.
3 - L’élaboration de la langue.


Ferdinand de Saussure : Langue = un trésor partagé entre tous ceux qui la parlent.
On peut ajouter : Langue = un trésor partagé entre tous ceux qui l’écrivent.

Langue + théâtre = un trésor partagé et enrichi par tous ceux qui l’écrivent et la parlent dans un lieu à haute teneur symbolique, un lieu public et protégé, conçu pour cet acte singulier, l’acte de théâtre — dans d’autres temps pour qualifier ce lieu auquel le peuple reconnaît une singulière capacité à condenser le réel on oserait le terme de « sacré ».

Donc un théâtre serait ça : un lieu où l’on conserve la langue et où on l’élabore dans l’acte de la transmettre par le truchement sonnant et trébuchant de corps vivants, de corps qui parlent.

Donc un acte de transmission au théâtre serait ça : un acte qui met en contact avec l’écriture dans sa tension vers la langue par l’exercice matériel et musical de la parole, d’une parole sculptée. (Une des tâches du metteur en scène pour moi c’est cette sculpture de la parole sur scène, cette manifestation construite de la langue qui, à ce moment-là, n’est plus simplement la langue de l’auteur mais la langue du peuple parlant dans sa confrontation avec l’indicible, avec l’in-su, avec l’in-créé, avec l’in-nommé, et dans certains cas rares avec l’innommable).

Un acte de transmission au théâtre suppose la pratique du théâtre, suppose la pratique de la langue saisie et transfigurée par l’acte de théâtre.
C’est dans ce geste de faire du théâtre, de jouer et de jouir de la langue, de jouer avec la langue, que la compréhension de ce qui est avoué et de ce qui est caché par la dite langue est donnée.


Petit précipité de symétrie (boîteuse) entre l’écrivain et l’acteur/metteur en scène avec l’aide furtive de Proust et Deleuze.

1 - Marcel Proust : « La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer… chaque écrivain est obligé de se faire sa langue. »
Nous proposons à l’acteur et au metteur en scène la même attitude. La meilleure manière de défendre la langue de l’auteur, c’est de l’attaquer.

2 - Gilles Deleuze : « Création syntaxique, style, tel est ce devenir de la langue : il n’y a pas de création de mots, il n’y a pas de néologismes qui vaillent en dehors des effets de syntaxe dans lesquels ils se développent. Si bien que la littérature présente déjà deux aspects, dans la mesure où elle opère une décomposition ou une destruction de la langue maternelle, mais aussi l’invention d’une nouvelle langue dans la langue, par création de syntaxe. »
Valable aussi pour le metteur en scène et l’acteur : Il n’y a pas de création de mouvements, il n’y a pas de signes qui vaillent en dehors de la composition qui les articule, en dehors de la phrase dans laquelle ils s’inscrivent. La mise en scène et le travail de l’acteur décomposent la langue de l’auteur et la reconstruisent, ils créent une syntaxe propre au théâtre.

3 - Gilles Deleuze : « Un usage mineur de la langue majeure ».
« Les grands écrivains font fuir la langue, ils la font filer sur une ligne de sorcière, et ne cessent de la mettre en déséquilibre, de la faire bifurquer et varier dans chacun de ces termes, suivant une incessante modulation. »

Cette « ligne de sorcière » suggère pour les praticiens du théâtre aussi une visée, une technique, une façon de marcher (un modus operandi). Idem sans doute pour les professionnels chargés de formation.