Couverture de la revue Les Cahiers de Prospero 2

(Article publié dans Les Cahiers de Prospero n°2, rubrique « Corps de métier », Revue du Centre National des Écritures du spectacle, 1994.)


Roland Fichet évoque son métier d’écrivain de théâtre.

Avertissement
« Le chemin du serpent dans l’herbe seul le serpent le comprend ». Textes sacrés du Zen.

Posture
« Trop de posture produit de l’imposture ». M’était venue cette formule en 1988 à la Chartreuse de Villeneuve lez Avignon. Pour la première fois cinq auteurs dramatiques résidaient ensemble dans un lieu pendant plusieurs mois et écrivaient côte à côte. La mise en scène des auteurs-en-résidence-qui-écrivent-dans-des-cellules qu’il nous arrivait de subir (de susciter ? ) nous entraînait parfois à prendre la pose. Comment écrivez-vous ? Peut-on répondre à cette question sans prendre la pose ? Pour saisir comment j’écris, où j’écris, dans quel contexte, j’aurais recours à mon outil d’observation habituel : mes carnets. Quelques mots me serviront « d’entrées » pour tenter d’éclairer ce « comment j’écris », de décrire quelques actes, quelques paysages (intérieurs aussi), quelques mouvements (contradictoires), qui sans doute « produisent » cette écriture, en tout cas la colorent.

Ombre
J’écris dans l’ombre. J’ai cette sensation. Subjective. Des pièces écrites par moi sont mises en scène en France et à l’étranger, mais ça résonne peu. Ces pièces qui circulent (un peu) circulent mal. Elles se glissent mal dans l’air du temps. Ça résiste. J’attends. L’écrivain, c’est aussi celui qui attend (comme l’amoureux).

Miel
Décembre 1993. Peter Brook, au Théâtre National de Bretagne, raconte l’histoire d’un homme qui, menacé de mort, prend le temps de savourer une goutte de miel : « Le goût du miel l’anime encore. Entouré de multiples dangers, il ne connaît pas l’indifférence. » Cette petite histoire désigne l’endroit précieux de l’art, l’endroit précieux de l’écriture : résister à l’indifférence, cultiver la présence. J’aime aussi que cet homme qui « goûte »” le miel de toutes ses papilles soit entouré de mille dangers. Ça me rassure. (Situation théâtrale intense !)

Mémoire
Le goût des mots. Le plaisir de jouer avec leur vibration, leur musicalité, leur épaisseur, leur aptitude à se générer les uns les autres. Toute une mémoire des sons et des sens agit dans les mots et par les mots. J’aime faire des gammes avec les mots, construire de petites machines sonores. Le vouloir dire et le pouvoir dire de chaque mot. L'écrivain choisit de vivre en éponge.

Voile
Danger de cet exercice de présentation latérale : recouvrir les pièces au lieu de les découvrir, de les dégager de ce qui les emprisonne. Les voiler de mots en trop. Imposer entre le lecteur et le texte le corps de l’auteur. Les pièces de Molière vierges de tout brouillon, de toute génèse, de tout commentaire de l’auteur. À ce propos la phrase d’Antoine Vitez : « Il ne nous reste de Molière qu’une trace pneumatique. » Mais il faut que je l’avoue, j’aime beaucoup les journaux d’écrivains, les carnets, les correspondances, tout ce qui montre (et cache) le geste de l’écrivain, de l’artiste, ce qui révèle (et cache) son corps (Le Journal de Kafka, Les Carnets de Louis Guilloux, les Lettres de Flaubert à Louise Collet etc.)

Aveu
Vie encombrée. Mon geste matériel d’écrivain se fraye difficilement un chemin dans cette vie d’équilibriste. Liste des inconforts. (Ces inconforts ont-ils du bon ? )

Woody Allen
« Pris le café avec Melnik aujourd’hui. Il m’a parlé de son idée d’obliger tous les officiels du gouvernement à se déguiser en poules faisanes. Y ai longuement réfléchi. »

Carnets
J’arme ma main d’un stylographe et j’écris. Pas de machine. Jamais de machine. De l’encre qui coule sur des feuilles blanches. Chaque mot dessiné à la main. Ces feuilles blanches sont souvent réunies en petits paquets dans ce qu’on nomme des carnets ou des cahiers. Les feuilles du cahier sur lesquelles j’écris en ce moment (Clairefontaine - papier velouté 90 g/m2) ne me conviennent pas : trop brillantes, trop lisses, je glisse dessus. Je regrette les cahiers autrichiens achetés à Vienne, plus rugueux, malheureusement j’ai épuisé le stock. J’écris dans une pièce blanche et bleue, sol compris, à Saint Brieuc, en Bretagne.

Noblesse
Qu’est-ce qui oblige plus que la noblesse ? L’écriture.

Kafka
« Je m’isolerai de tous jusqu’à en perdre conscience. Je me ferai des ennemis de tout le monde, je ne parlerai à personne. » Journal.

Écran vert
Mon écran vert c’est un marronnier. En ce moment (fin avril), il est en fleurs mon marronnier. Partout dans son feuillage dru s’érigent des cônes blancs. Un peu de vent fait bouger ses branches chargées. Le matin, vers 8h30, je m’installe à ma table de travail et je le vois de l’autre côté de ma fenêtre bleue, à vingt mètres à peine. Sur cet écran (vert) je rêve des mots, les mots qui vont ouvrir ma journée. Il change tous les jours mais je ne m’en rends vraiment compte que de temps en temps, de saison en saison. (Pour mon écriture c’est pareil).

Borges
« Ce qui compte c’est la saveur de l’épique. »

Heures fixes
« Il faut écrire tous les jours à heures fixes parce qu’à défaut d’inspiration on a le réflexe. » C. Baudelaire. Belle maxime. Que de réorganisations pour atteindre cet objectif ! Durant de courtes périodes — de 5 à 15 jours — je réussis à tenir un cadre horaire régulier. Pendant ces périodes j’écris toute la matinée de 8h30 à 13h30. Alors j’imagine que ce rythme qui me convient pourrait durer mais patatras ! des répétitions, des représentations, des problèmes d’argent, de commerce, de voyages, des crises diverses viennent chambouler ce bel ordre périssable, me mettre sens dessus dessous (et ce que j’écris aussi, sans doute). Alors, pour me venger du monde qui en veut à mon « travail », j’écris aussi le soir et parfois même la nuit. (Mais je n’aime pas ça écrire la nuit…)

Vitez
« Je ne peux pas penser que je choisis d’être un imbécile. »

Notes
Devant moi, je dispose un petit pupitre en bois — c’est un ancien voisin, menuisier de son état, qui me l’a fabriqué — et sur ce pupitre, des préparations. Ces préparations, je les élabore à partir de notes qui reposent dans des carnets empilés derrière moi sur des étagères de verre — il y a donc derrière moi des carnets bourrés de notes qui me poussent à écrire. Je travaille de cette façon à partir du moment où j’ai l’intuition d’une pièce, d’un texte (forme et sujet). Ces préparations me servent de matière (première) pour l’écriture de récits ou de scènes. Il m’arrive de « bloquer » sur une pièce que je suis en train d’écrire parce que je n’ai plus de « matière » sous la main ou que la matière que j’ai préparée ne « donne » rien. Alors je retourne à la mine extraire.
Certaines notes ou morceaux de textes ou citations demeurent plusieurs années dans un carnet avant d’en sortir, ou de devenir le point d’appui d’une scène, d’un récit, d’une pièce.
Deux exemples :
1 – En 1983, un metteur en scène, après avoir lu une de mes pièces, me passe un fragment du texte de Kierkegaard. Ce texte, je l’ai collé dans un cahier rouge et noir où il se trouve encore aujourd’hui. Au milieu de ce texte de 28 lignes on peut lire : « …Pourtant, ils ne se regardaient que rarement ainsi, leur commerce de tous les jours était fait de la gaieté d’une conversation enjouée et animée. Seulement il arrivait parfois que le père s’arrête, le visage triste, en face du fils ; il le regardait et disait : « Pauvre enfant, tu vis dans un sourd désespoir… ».
En 1988, à la Chartreuse, j’ai construit des personnage qui avaient en commun cette phrase. Tous avaient entendu quelqu'un leur dire : « Mon fils (ou ma fille), tu vis dans un sourd désespoir. » Ma pièce Terres promises s’est dépliée et développée à partir de cette phrase.
2 – En 1987, au cours d’un séjour de travail sur l’île de Bréhat un familier de l’île me raconte cette histoire : Un Bréhatin, saoul, affirmait que mort il reviendrait en hibou blanc. Quelque temps après sa mort, son voisin aperçoit sur un arbre un hibou blanc. D’un coup de carabine il le tue et le fait empailler. De nouveaux propriétaires s’installent dans la maison de l’homme-hibou blanc. Le voisin vient leur souhaiter la bienvenue et leur dit en déposant sur la table l’oiseau empaillé : « Je vous ai apporté l’ancien propriétaire. » Cette histoire, dont le surréalisme breton me réjouit, en fait surgir de ma mémoire deux ou trois autres dont une —  racontée par mon père celle-là — à propos d’un homme de mon pays surnommé Le Grand Zibou. Sur ce « terreau » je ferai pousser ma pièce Suzanne, commencée en 1989.

Présence
L’acteur pense qu’il est plus que quiconque confronté à l’art de la présence. Il n’imagine pas que l’auteur est passé par là lui aussi. L’écriture : exercice de présence. (Être présent hors de toute nostalgie, hors de tout romantisme.)

Traduction
Il n’y a pas si longtemps toute la transmission du savoir était fondée sur la traduction. On apprenait sa propre langue (et le monde) en traduisant du latin et du grec. Attitude d’auteur : traducteur. La traduction reste la formation élémentaire, nécessaire. Adopter une attitude de traducteur ; alors tout le monde se comprend : auteurs, metteur en scène, acteurs… (L’abandon de la traduction comme formation de base, c’est la grande rupture dans le domaine de l’enseignement, rupture avec les pratiques historiques de la transmission des savoirs, qui sans doute se paye cher, dont les mots souffrent peut-être.) Du texte naît le texte. Toujours autour de moi des livres qui montent sur la table, en descendent, sont déplacés dans la pièce et hors de la pièce. Toujours à portée de l’œil et de la main : Antigone et La Cerisaie.

Question de Jésus à Pilate
« Le dis-tu de toi-même ou l’as-tu reçu de quelqu’un d’autre ? »

Au cru de la langue
Peut-on écrire avec une seule langue dans les oreilles ? Je suis né dans une langue drue, crue, tordue, dans des parlers populaires (le parler gallo). J’habite un pays où à la rumeur de la mer se mêle la rumeur de trois langues qui se frottent, se heurtent, se nourrissent : la langue bretonne, la langue française et le parler gallo.

Dédale
J’écris aujourd’hui une série de petits récits qui jouent avec le théâtre. Tous traitent de naissance(s) ou de renaissance(s). Quatorze ont été mis en scène par Robert Cantarella en 1993 et 1994 (Récits de Naissance). Cette constellation de textes compose progressivement une fresque théâtrale. Aboutirai-je au bout du parcours à une pièce de théâtre-labyrinthe ?

René Char
« Concilier l’énergumène et le philosophe en soi. »

Déclic
Mars 94. Revu par hasard, dans un restaurant de Saint Brieuc, Jean-Luc de Saint Just, descendant du célèbre révolutionnaire, ma pièce Sainte-Guillotine, en panne depuis longtemps, s’en trouve réactivée.

Contemporeux
Entre la pièce où j’écris et la salle de répétition (l’atelier de l’homme de théâtre), il y a la rue, le train, les journaux, les bruits du monde, il y a les choses à voir et à entendre. Dans les salles de répétition aussi des choses à voir et à entendre dont je profite. Ces jours-ci je passe d’une salle de répétition dans laquelle des acteurs cherchent avec Robert Cantarella, à une autre dans laquelle des acteurs cherchent avec Annie Lucas, à une autre dans laquelle des acteurs cherchent avec Adel Hakim. Tout le monde travaille à Saint Brieuc et le lieu où se tente ce théâtre se nomme La Passerelle ! Des voix d’auteurs de France et d’autres pays traversent mes propres textes et résonnent en moi. J’écris au sein d’une communauté d’acteurs, d’auteurs, de metteurs en scène. Folles Pensées ! Je viens d’entendre Michaïl Iasnov et Elena Baïevskaïa, voix de Russie. Je viens d’entendre la voix intense de Jean-Luc Lagarce dans L’Apprentissage. (Dans cette salle c’est Jean-Marie Blin le passeur du texte de Jean-Luc.)

Obstacle
Comment autrefois, avec la faucheuse, nous tournions autour des pommiers chargés de pommes ! Avec quelle habileté ! — à cette époque, il y avait des pommiers dans les champs de blé. Un des derniers dans ce pays, j’ai conduit une faucheuse-lieuse tirée par deux chevaux, avec derrière moi, décalé à gauche, assis sur un siège métallique, mon père qui rabattait avec un long bâton le blé sur les scies. Le bruit des scies, l’odeur des chevaux, des pommes, du blé, des châtaigniers sur les talus, le goût du cidre, la sueur, la chaleur, les oiseaux, tout s’est imprimé dans mon corps. La destruction de ce monde-là est aussi un formidable événement de civilisation (Suzanne). Aujourd’hui, j’aborde les obstacles de la même façon, en préparant mes outils, en soignant mes chevaux, en humant le temps et l’air du temps.

Masque
Quoi faire avec l’art ? Comment faire que l’art ne serve pas à oublier ou à masquer ? Octobre 93. Quelques phrases entendues au Mans :
- Être artiste, c’est le contraire de meurtre. Peindre, écrire, jouer, c’est le contraire de meurtre.
- L’art n’est pas la vérité du politique.
- L’art nous a caché la destruction qui s’annonce.
- L’art entretient un rapport douteux avec la vérité.
- L’intellectuel c’est celui qui déjoue les raisons.
- L’art est la mémoire de la destruction.
Les auteurs de ces phrases : des femmes et hommes venus de Sarajevo, de Zagreb, de Vukovar…

Prophète
Ne pas oublier Salman Rushdie. Comment se fait-il qu’une fiction ait plus de poids symbolique, plus d’impact qu’un document historique ou qu’un article d’intellectuel ou de journaliste ? Réponse de Slimane Benaïssa, auteur algérien : « Les plus grands concurrents du prophète sont les poètes. »