©DR

(article de Mathieu Montanier, membre du LAMA, pour le dossier «Constellation Folle Pensé », publié en février 2014 sur mouvement.net)

Animal, de Roland Fichet, a été créé en février 2005, au Théâtre Vidy-Lausanne, et mis en scène par Frédéric Fisbach. Au cours de cette création s’est élaborée pour moi comme une construction, autour de laquelle je n’ai cessé de graviter depuis. Ce texte, Animal, et ce personnage, Chienne. Dieudonné Niangouna cite souvent Milan Kundera, qui dit notamment qu’avant de s’intéresser à ce dont parle un auteur, il faut savoir d’où il parle (on aura compris qu’il n’est pas ici question de géographie…). Et si je devais dire d’où, comme acteur, aujourd’hui sur un plateau de théâtre, je parle, j’aurais du mal à m’empêcher de penser à Chienne, et au travail fait à partir de l’écriture de Roland. Chienne est née d’une transe, derrière le tronc d’un manguier, à Buéa, au Cameroun. Je m’en souviens très bien, et en même temps, je ne sais pas trop dire comment ça a eu lieu. Je sais qu’il y a eu des cris, des rires, et une sorte d’effarement. Je sais d’où, mais je ne sais pas comment. Pour le dire autrement, Gilles Deleuze, dans son abécédaire, parle très bien pour moi de cet endroit d’où, pour lui, il convient de prendre la parole. Il dit : « On est toujours à la pointe de son ignorance, et c’est bien là qu’il faut s’installer… Si j’attends de savoir ce que je vais écrire… Si j’attends de savoir ce dont je parle, je pourrai toujours attendre, ce que j’aurai à dire n’aura aucun intérêt… Je parle de cette frontière même qui sépare un savoir d’un non-savoir. C’est là qu’il faut s’installer pour avoir quelque chose à dire (1). Eh bien l’écriture de Roland Fichet, en tout cas Animal, en tout cas Chienne, se situe là, sur cette frontière. Entre le construit et l’accidentel, entre les mots et les vides, entre un mur et un ravin, entre l’Afrique et l’Europe, entre le savoir et l’ignorance, entre un chant divin et la parole de ceux qui ne sont pas aimés. Entre l’homme et l’animal.

Cette écriture est hachée, trouée, disloquée, et nous, face à cette langue du désarroi, nous avons dû construire, sans savoir justement, sans arme, tantôt claudiquant, tantôt bondissant. Nous avons dû avancer, à tâtons, dans une sorte d’hébétude, et justement : « C’est la même chose, quelqu’un qui a une idée, ou un idiot. De toute manière, il ne procède pas par chemin préformé, par association toute faite » (2). Cette langue précisément nous a demandé de nous reconfronter au non-savoir de l’oralité, autrement dit, de réapprendre à parler. Avec tout de même une singularité pour mon personnage, parce qu’elle revenait d’entre les morts, avec ce savoir tout particulier qu’ont, supposons-nous, les revenants sur les vivants. Et puis aussi, toute personne « possédant » un chien, ou ayant été en contact avec un chien, a pu constater que ces animaux aussi savent de nous ce que nous ignorons d’eux! Comme les mots, oui… Tout cela permettait à Chienne d’arriver sur le plateau en plein milieu du spectacle, en faisant fuir tout le monde, pour mieux faire son one-woman-show déjanté et irrévérencieux! Il y a d’ailleurs souvent dans les pièces de Roland un humour très présent, un peu enfantin. Ce qu’on interprète souvent à tord, chez les enfants, comme une cruauté, lorsqu’ils disent quelque chose d’atroce, ou de simplement inconvenant, et qu’ils rient ! Pour revenir à Chienne, on imagine mal par exemple un film de zombies, où le mort-vivant se mettrait (comble de l’horreur!) à parler, sans (si je peux me permettre) se retenir les côtes! Et j’attends toujours qu’on me cite un film où un animal parle (puisque ça existe), et où ce n’est pas comique, volontairement ou pas… Je voudrais dire aussi que la création d’Animal m’a permis de remettre en question ce que pouvait être ma responsabilité d’acteur dans un processus créatif. Grâce, bien sûr, à la confiance et à l’intelligence de Frédéric Fisbach (cette aventure n’aurait pas été si précieuse, si Frédéric ne considérait pas les acteurs comme des artistes, et qu’il n’attendait pas d’eux, fondamentalement, qu’ils s’expriment). Grâce aussi à la présence constante de Roland à nos côtés. C’est toujours passionnant de travailler avec un auteur, de pouvoir observer son corps, sa voix, sa façon de bouger, observer ses doutes, ses troubles, ses contradictions. Et enfin observer les écarts qu’il peut y avoir entre ce qu’on perçoit de lui, et ce qu’on perçoit de ce qu’il a écrit. C’est aussi dans ces écarts, ces liens, ces distances, enfin dans ces frontières-là que se trouve l’endroit d’où je parle, d’où j’écris sur un plateau en tant qu’acteur. Car si je ne suis pas l’auteur de ce qui a été écrit, j’ai la responsabilité de devenir l’auteur de ce que le spectateur entend. Pas un passeur, pas un interprète, l’auteur.

Pour revenir à l’auteur du texte, l’approche neurologique de Gilles Deleuze est assez éclairante sur le fait qu’à la fois, le texte de Roland est très dense, semble abrégé, jusque dans le mode d’expression des personnages. Et à la fois, la pièce rassemble des univers, propose des codes théâtraux très différents, parfois antagonistes, une famille décomposée, où les fils prodigues disparaissent, les pères sont increvables, et où les cadavres remontent à la surface et ouvrent la voie!…

Il y a de quoi péter quelques durites!

Il y a indéniablement dans cette langue quelque chose de ces processus électriques dans les synapses, et les mots apparaissent parfois, oui, comme provenant de deux extrémités d’un cerveau entrant en contact, comme soumis à un régime de probabilité, et sautant entre les failles de ce même cerveau…

 

1. Gilles Deleuze, « Abécédaire, N comme Neurologie », 1988.