© Roland Fichet

Le 20 août 2001 vers 18h, je sors de l’aéroport de Lomé, capitale du Togo : je fais mes premiers pas sur la terre d’Afrique subsaharienne, je hume l’air sur le parking devant l’aéroport. Un Togolais d’une trentaine d’années aux cheveux crépus et au maillot vert de basketteur - n°84- m’aborde. Épinglé sur son maillot vert un badge rectangle, sur le badge trois lettres - S.O.S. - et un petit mot qui a de l’ambition : Tout. Donc affichée sur la poitrine cette affirmation sans nuances : « S.O.S. tout ». Premier message. J’apprécie l’ampleur de la proposition que me fait l’Afrique. Un brin énigmatique quand même la formule. Ca veut dire quoi je demande au gaillard « S.O.S. tout » ça veut dire quoi ? « Si tu as un problème, n’importe quel problème, je suis là, voilà. »
C’est sa réponse. Et il ajoute : « Je voudrais parler avec toi. » Le lendemain nous déambulons dans Lomé, j’achète des bricoles, un drap, du petit matériel, du poisson grillé, je pose aux femmes des questions sur les coupures qui zèbrent leur visage, elles m’expliquent la « coutume », sourient, rient.
Justin Taylor de Medeiros est un bon compagnon de déambulation. (Hé oui le zonard « S.O.S. tout » porte un nom de seigneur. Un bout de la terrible histoire des Africains de cette côte du Golfe de Guinée est lové dans ce nom.) Nous circulons, fluides, dans Lomé, nous poussons jusqu’à l’océan, nous marchons sur la plage, Justin Taylor de Medeiros parle de sa condition d’homme. Beaucoup de mots roulent dans sa bouche : confiance, dignité, valeur. Quelquefois il emploie le mot littérature, il doute de bien des choses, se demande ce que lui veut la religion, n’aime pas les messes qui, dit-il, vident les gens de ce qu’ils sont, évoque les morts de sa famille, la mort de son père, de son frère aîné. Il cite une phrase récente de sa mère, à lui adressée, une phrase qui l’a frappé, une de ces phrases inouïes qui quelquefois sortent de la bouche d’une mère, qu’une mère lâche à son fils et qu’ensuite le fils remue au fond de lui-même : « Toi que j’ai mis au monde pourquoi es-tu si serré en toi ? »

Dernière confidence de Justin avant que nous nous quittions : « Quelquefois je marche longtemps, longtemps, je sors de Lomé, je cours dans la petite brousse, ça me soulage. » Ce jour-là nous n’avons pas couru dans la petite brousse, Justin et moi. Je lui ai demandé : « Est-ce que je peux t’offrir quelque chose ? » Il m’a répondu : « J’aimerais bien que tu me donnes ton blue-jean. »

J’espère que mon blue-jean court avec toi dans la petite brousse, Justin. Quelquefois je crois le reconnaître, ce blue-jean, sur les fesses d’un Africain crépu, au Niger, au Burkina, au Bénin, au Cameroun… J’imagine l’histoire d’un blue-jean qu’on s’offre après une belle journée de palabres, d’un pantalon de toile qui marche en Afrique, qui saute d’un corps à l’autre, qui passe les frontières…

Merci à toi, Justin, en une journée tu as déposé en moi une Afrique vibrante, humaine, secouée de rêves et de désirs, une Afrique physique et métaphysique. Bon vent, Justin Taylor de Medeiros.

Roland Fichet
11 janvier 2004

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