Couverture du livre « Terres promises » de Roland Fichet, éditions Théâtrales

( entretien avec Roland Fichet autour de "Terres Promises" réalisé par Françoise du Chaxel en novembre 1992, Magazine du TNB - Janvier/Février 93.)

Françoise du Chaxel - "Terres Promises" est une pièce qui, plus que toute autre, a une histoire, des histoires même.
Roland Fichet - Quand j'écrivais "Le verger des délices 1 - Les pépins" nous avions réuni, au Théâtre de Folle Pensée, des acteurs originaires de plusieurs pays. L’histoire que j'écrivais rassemblait, elle aussi, des personnages appelés par quelqu'un, des personnages venus de divers horizons, porteurs d'histoires. J'étais immergé dans cette fiction quand Jean-Pierre Engelbach et Daniel Girard m'ont proposé de venir résider à la Chartreuse de Villeneuve les Avignon avec quatre autres auteurs... La rencontre de la réalité et de la fiction m'a séduit. J'ai dit oui. A la Chartreuse "Le verger des délices" est devenu "Terres promises".
F.C. - Cette résidence, la première proposée à des dramaturges par la Chartreuse, c'était quatre mois à passer avec quatre autres écrivains. C'était aussi l'hiver, le vent, cinq hommes qui ne se connaissaient pas et qui doivent vivre ensemble. La Chartreuse, ce n'est pas n'importe quel lieu, ceux qui y résident vivent dans des anciennes cellules de moine, chaque cellule à son jardin. C'est la demeure aux quarante jardins de "Terres Promises" ?
R.F. - La Demeure aux quarante jardins, c'est un des noms qu'on donne maintenant à la Chartreuse ! Il y a bien sûr correspondance entre la rencontre de cinq écrivains qui passent 120 jours dans un tel lieu et la rencontre des cinq personnages de "Terres Promises", convoqués dans la demeure aux quarante jardins par un mystérieux Monsieur Pierre, arrivant là lourds de toute une vie épique, épique comme toute vie d'ailleurs.
F.C. - Il y a une phrase qui court dans la pièce qui est énigmatique et très belle : "Mon fils tu vis dans un sourd désespoir". Elle est prononcée d'abord par Monsieur Pierre.
R.F. - C'est la phrase matrice, c'est l'autre source de la pièce. Elle vient d'un court texte de Kierkegaard qui raconte l'histoire d'un homme et de son fils. Ce père disait toujours à son fils : "Mon fils tu vis dans un sourd désespoir". Lorsque le père meurt, le fils sent qu'il lui manque quelque chose d'autre que l'absence du père. Il lui manque cette phrase. Et il s'entraîne à la dire dans la voix de son père. Cette phrase m'a obsédé aussi. Et elle va obséder Sören Lavik, le maître de cérémonie qui la répète dès la première scène.
F.C. - La première partie de la pièce : "Séductions" c'est l'arrivée des cinq personnages dans la Demeure aux quarante jardins.
R.F. - Ils arrivent, ils ne savent pas ce que Monsieur Pierre attend d'eux, ils ne savent pas qu'ils vont faire partie du tableau que veut peindre Sören Lavik. Dans cette première partie les paroles retenues sortent, l'arrivée dans cette demeure ouvre les vannes du corps.
F.C. - Sören avik, qui a le même prénom que Kierkegaard, est l'apprenti sorcier, mais eux, qui sont-ils ?
R.F. - Il y a Léa V. Caloume, dite Loume, qui vient de Beyrouth, qui parle d'elle à la troisième personne. La Yorre de Putra, la pute exotique et mystique qui vient de Roumanie et qui est affolée par les mains des hommes en France. Thomas Kelvin qui vient d'Irlande, sur les conseils d'un psychanalyste mystique qui veut être Pape. Lazare qui a traversé le Sahara en moto, qu'un accident a arrêté dans sa course et qui est aveugle depuis. Abelle, fille de pauvres et bretonne, mais bretonne protestante, qui vient d'Allemagne et voit ce que les autres ne voient pas.
Ils arrivent, pleins des bruits et des fureurs du monde, ils ont frôlé des précipices, ils cherchent un endroit pour faire une halte.
F.C. - Après l'acte des présentations/séductions, il y a l'acte des affrontements/explosions.
R.F. - Il s'agit de la deuxième partie : "Explosions" d'ouvrir les jardins. Dans ces jardins, on se débarrasse des bruits du monde pour s'éveiller vraiment. C'est sous le regard des autres qu'on s'éveille.
F.C. - Il y a aussi dans la deuxième partie l'apparition du pape, toujours l'influence d'Avignon ?
R.F. - Avignon n'est pas n'importe quelle ville et Jean XVI n'est pas n'importe quel pape. C'est le pape qui a vu arriver le deuxième millénaire. C'est passionnant l'histoire des papes, passionnant et complètement fou.
F.C. - La deuxième partie s'intitule : "Surrections". L'aube va se lever, les cinq personnages vont s'arracher à la terre. Vivre debout peut-être simplement ?
R.F. - Il y a une phrase que je suis heureux d'avoir écrite et que prononce Lazare : "Je suis né mort, je voudrais mourir vivant". Comme Lazare grisé par sa course en moto dans le désert, il faut que quelque chose vous arrête pour prendre le temps de dissiper les ombres, de dissoudre la mort en soi.
F.C. - De se "débarrasser des anciennes grimaces" ?
R.F. - Oui. Chaque personnage est sa "terre promise", mais il y a ce passage obligé, cette nécessité d'ouvrir des portes en assumant sa peur. Ils étaient tous dans une certaine confusion. Le passage dans les quarante jardins va servir de filtre.
F.C. - Dans ses écrits de jeunesse, Sartre dit en parlant de Melville : "Dans chaque événement, derrière le fait incontestable, quelque chose d'inconnu se montre... Personne n'a senti plus fort que Melville que l'absolu est là autour de nous, redoutable et familier..." C'est cet absolu redoutable et familier que sont venus chercher les personnages ?
R.F. - Peut-être, en tous cas quelque chose qui est au-delà des apparences.
F.C. - Il y a une parenté entre Hélène de "De la paille pour mémoire", une de tes premières pièces, Abelle de "Terres Promises" et Suzanne, héroïne de ta pièce la plus récente.
R.F. - Hélène est la première qui sort de la ferme, Abelle s'en éloigne physiquement, Suzanne part pour la ville pour devenir quelqu'un, mais toutes les trois sont attachées à un monde fini, perdu. J'admire chez les femmes ce rapport double au concret et au métaphysique, chez les femmes bretonnes particulièrement.
F.C. - Revenons à la Bretagne justement. Le Théâtre de Folle Pensée que tu animes à St-Brieuc est, comme la demeure aux quarante jardins, un lieu de rencontre.
R.F. - Folle Pensée, c'est une communauté visible et invisible, un laboratoire d'écritures et de mises en scène où les pratiques s'irriguent les unes aux autres, par frottements.
F.C. - Pour Roland Fichet, c'est quoi la terre promise ?
R.F. - C'est l'art, c'est ce qui m'a permis d'ouvrir des portes, d'être à l'écoute du mystère, du secret des autres, d'aller au-delà des apparences.