Couverture du livre Suzanne

 

(Extrait de « Suzanne » de Roland Fichet, Éditions Théâtrales, 1993, II-1971 et entre-deux (2) / pages 27 à 33.)

 

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II - 1971

Suzanne
Max, le parisien
La dernière personne

1

Sur le chemin. Avril 1971

Suzanne.- Tu es satisfait ?

Max.- Je suis satisfait

Suzanne.- Je ne suis pas satisfaite

Max.- Dommage

Suzanne.- Ce qui me manque... ce qui me manque... ce qui me manque... Je ne sais pas ce qui me manque

Max.- Du chocolat.

Suzanne.- Tu en as encore ? Donne-moi du chocolat, s'il te plaît. Qui est là ?

Max.- Personne.

Suzanne.- Il y a toujours quelqu'un. Moi je vis toujours avec quelqu'un qui me fait peur.

Max.- Tu te peignes ?

Suzanne.- Je me peigne.

Max.- Elle se peigne. Anne Wiazemsky dans La Chinoise de Godard.

Suzanne.- Quoi Anne Wiazemsky dans La Chinoise ?

Max. - J'avais une image dans la tête tout à l'heure, je viens de l'identifier : Anne Wiazemsky dans La Chinoise de Godard.

Suzanne.- Bravo. Chagrin, chagrin, chagrin, le mot chagrin ; j'aime bien ce mot.

Max.- C'est un mot qu'on peut associer avec nuage : un nuage chagrin. Sous un nuage chagrin une chatte nue nuage, grise la chatte et grave...

Suzanne.- Tu dois te sentir très bien.

Max.- Un peu mal au dos. Pour le reste ça va.

Suzanne.- Tu as identifié - je reprends ton expression - la dame merveilleuse que tu avais dans la tête pendant que tu faisais l'amour avec moi ; tu dois te sentir très bien ; plus léger ; moins préoccupé.

Max.- Tu veux encore du chocolat ? Ma dame merveilleuse c'est toi ; je suis ton chevalier.

Suzanne.- Anna Karina dans Pierrot Le Fou, Brigitte Bardot dans Le Mépris, Marina Vlady dans je ne sais plus quoi, Saint Godard, priez pour nous. Demain matin, je pars.

Max.- Permettez, ma dame, que je ne vous suive pas. Que deviendrait l'équipe de football si je partais ? Ah ! le football ! tap, tap, tap, tap, bing, but !

Suzanne.- Ai-je fait l'amour avec toi ?

Max.- Depuis un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix : dix ans.

Suzanne.- Tu t'estimes de plus en plus. Ce qui me manque c'est que tu t'estimes de plus en plus.

Max. - Aïe ! Aïe ! Aïe !

Suzanne. - Il fallait le faire, nous l'avons fait, c'est tout ; le degré zéro de l'amour.

Max.- Ce que tu peux être gaie !

Suzanne. - Je suis très gaie, je m'amuse comme une folle.

Max. - C'est ça, c'est ça, gaie comme un pinson.

Suzanne. - Je suis toujours très gaie, c'est un principe chez moi, j'ai trop souffert de ceux qui ne le sont pas.

Max. - Aïe ! Aïe ! Aïe !

Suzanne. - Je l'ai vu à travers la vitre du café, il buvait un coup, tout seul au fond du café, un verre de rouge sans doute ; il fumait une cigarette (il roulait ses cigarettes). C'était un jeudi. Après il a disparu. Je l'a vu à travers la vitre : dernière image de mon père. A-t-il levé les yeux ?

Max. - Une jolie petite colonie de bipèdes ton village, je m'y pais, un bon village, bien soudé par ses cadavres, vivre les morts ! Gloire à la dépouille verticale de Gab Thoraval ! Décroche un peu.

Suzanne. - Les femmes se souviennent ; c'est inscrit dans leurs organes. Dans une heure ça ira mieux.

Max. - Je note une phrase qui vient de me frôler : "A force de parler avec quelqu'un on finit toujours par le trouver incompréhensible." Les phrases filent très vite, il faut les attraper par la peau... des fesses.

Suzanne. - Tu as l'intention de te marier avec moi un jour ?

Max. - Le temps d'avoir deux ou trois enfants et hop ! on se marie. Avant ça fait bourgeois.

Suzanne. - Tu ne réponds pas vraiment à ma question. Pourquoi tu ne réponds pas à ma question ? Qu'est-ce que tu mesures ?

Max. - J'applique la méthode des flics : la précision avant tout. Ne pas craindre de collecter des quantités d'informations inutiles. Je suis un romancier-arpenteur, j'arpente en tous sens mon territoire, j'enquête avec mes jambes. Dieu ! que cette fille est belle ! Je sens chez l'héroïne une fébrilité dangereuse.

Suzanne. - Il y avait des grenouilles dans l'étang.

Max. - Il y en toujours mais aujourd'hui on ne les entends pas. Il y a des jours ou on entends les grenouilles, d'autres jours ou on les entend pas. Oh la jolie grenouille !

Suzanne. - Idiot !

Max. - ... Un chemin, un étang, un puits, un arbre ... je place cette fille au centre. Viens ici, ma petite poule.

Suzanne. - Territoire ? Qu'est-ce que tu attends pour pisser aux quatre coins ?

Max. - De tout mon cœur, de toute mon âme, de toutes mes forces, je hais les séparations romantiques.

Suzanne. - Personne ne croit plus à la promenade dans les bois ; c'est trop con.

Max. - Tout s'est toujours passé dans les bois ; j'ai la révélation subite que tout s'est toujours passé dans les bois. Apparemment cette forêt manque un peu de lions, de loups, de braconniers mais ils vont revenir. Il faut repeupler les bois en bêtes féroces pour sauver les promenades du dimanche devenues terriblement monotones.

Suzanne. - Tais-toi, je t'en prie. Pas de larmes, surtout pas de larmes. Nous jouons tous les deux dans un trou que j'ai creusé, c'est moi qui suis obligée d'en sortir, c'est moi qui gêne. ça y est, me voilà comme une conne au milieu du pré. Parfois je me dis qu'il y peut-être quelqu'un qui veut ma mort.

Max. - Certainement, tu ne pourrais pas vivre autrement.

Suzanne. - Je suis en rupture avec moi-même tout le temps. Anormale.

Max. - Les femmes sont anormales par nature et paraissent quelquefois normales par culture. Uniquement par culture et seulement "paraissent" (c'est vraiment nul ce que je dis là). Une belle fille comme toi j'ai peur qu'on me la pique à Paris.

Suzanne. - Mais tu préfères rester ici. Pourquoi ?

Max. - Tout ce qui est arrivé ici est arrivé pour qu'un jour je m'en occupe. Le nouveau forgeron c'est moi, le forgeron du verbe et de son étincelle.

Suzanne. - Sérieusement.

Max. - Sérieusement ? Pourquoi je reste ici ? Sérieusement ! C'est très sérieux ! Premièrement le football, deuxièmement ma santé (j'ai des problèmes respiratoires), troisièmement mon sujet. Ici je suis dans un tube, pas question d'en sortir ; un flux épais, sale consistant, coule de génération en génération de ce tube jusqu'à toi. Je suis comme le bonhomme Guillaume Riou qui pour rentrer chez lui, quand il est saoul, s'attache à la queue de son cheval, je me suis attaché pour toujours à ta crinière, ô ma rustique Suzanne ! Tes villageois bien aimés je ne les lâche pas d'une semelle ; les vieux compagnons du Hibou Blanc, je m'en occupe ; je m'en occupe ; je prends ce qu'on me donne, c'est une position juste. C'était Deux ou trois choses que je sais d'elle, le film de Godard avec Marina Vlady ... le film... tu sais le film de tout à l'heure... que tu cherchais.

Suzanne. - Je ne cherchais pas. Moi, je sors du tableau. Je suis de trop. Adieu mon livre, folie douce d'une petite plouc, monsieur Max Campère l'écrira à ma place ; il ne doute de rien, lui. Je vais devenir actrice puisque tu aimes les actrices.

Max. - J'aime les filles rocheuses.

Suzanne. - Tais-toi.

Max. - Les filles qui ont une consistance de roche ça résiste même sous la dent. Les filles d'ici c'est très spécial, pas du tout la même résistance que les filles de Paris ou d'ailleurs, pas du tout, elles ont la chair plus serrée, plus granitique. Si je te rencontrais là, maintenant, dans le Bois-Bégu, je tomberais immédiatement amoureux de toi, j'abandonnerais tout, je construirais une cabane dans ce bois et je ne bougerais plus de ce pays. Tu es au centre. Tu les contiens tous. Je les tiens. Je vais les ressusciter les macchabées. Je vous aime, madame. A Paris tu as plus de chances de rencontrer l'homme de ta vie.

Suzanne. - L'homme de ma vie c'est toi. Il n'y a aucune place dans ta vie pour la femme de ta vie.

Max. - Tout écrivain est un croque-mort. Poil au... remords. Nul !

Suzanne. - Si tu ne croquais que les morts ! Quand je regarde derrière moi, autour de moi, j'ai le vertige, je n'ai qu'une envie : fuir. Me cacher en Birmanie. Qu'entends-t-on ? Un coucou ? Déshabille-toi, allons nager dans l'étang, tout nus.

Max. - Si j’attrape froid c'est pas malin. Je suis un homme fragile, je suis un homme malade.

Suzanne. - Je voudrais lui prendre les mains, lui caresse le visage, l'attirer vers moi, mais il ne sent plus rien. Il ne connaît plus que les livres, sa machine à écrire, tout son petit fourbi littéraire et le football. Il prétend chercher la vérité mais je sais ce qui lui plaît : jouer avec ce qui est caché, que ce soit ou non la vérité, voilà ce qui lui plaît. Il fait jaillir la flamme de son briquet pour lire ou noter quelque chose, la nuit tombe, j'aimerais l'appeler doucement, lui murmurer des mots tendres : "on doux ami, mon bel amant, mon astre, ma lumière !"

La dernière personne. - Pourquoi ne le fais-tu pas ?

Suzanne. - Tant de gens, tous les jours, prononcent sans trembler des : mon chéri ! mon chéri ! mon chéri ! Je les envie.

Max. - "Il y avait une fois, dans le bon vieux temps, une vache (mêuh !) qui descendait le long de la route et cette vache qui descendait le long de la rote rencontra un mignon petit garçon qu'on appelait tout-ti-bébé". Dédalus. Joyce.

Suzanne. - Il rit. Il ne me tourne pas carrément le dos mais peu s'en faut. Cette ride qui divise son front quand il se concentre, ce profil narquois - belle ombre autour des yeux ! - il est beau ; si je pouvais crier ! Déshabille-toi.

Max. - Si j’attrape froid c'est pas malin.

Suzanne. - Rends-moi ce que tu m'as pris. Tu as dévalisé la forge, tu as volé les objets, les photos.

Max. - J'ai loué une chambre au-dessus du café Haméon ; il me fallait quelques bricoles pour la rendre...

Suzanne. - Tu as loué une chambre tu ne perds pas de temps.

Max. - Ce matin. Je m'installe définitivement.

Suzanne. - Quelques bricoles...

Max. - C'est l'arbre de ton père ?

Suzanne. - Oui.

Max. - L'arbre de ton père.

Suzanne. - Un chêne creux c'est une beau cercueil. Il est mort debout. Je venais là à côté de lui ; je ne savais pas qu'il était à côté de moi.

Max. - "Aujourd'hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J'ai reçu un télégramme de l'asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C'était peut-être hier. Sentiments distingués." L’Étranger. Albert Camus. Début.

Suzanne. - Je te hais.

 

Entre-deux (2)

La dernière personne. -
Notes de Suzanne dans son journal
1971
- 8 mai - J'ai rêvé, il y a trois nuits, le corps de mon père au creux de cet arbre qu'il a choisi comme enveloppe mortuaire, j'étais roulé en boule à ses pieds, au fond du chêne ; il explosait lentement, dans une lumière blanche, en flocons de neige. Des myriades de flocons de neige flottaient, tourbillonnaient, se heurtaient aux parois du chêne, venaient se déposer sur moi. Peu à peu, j'étais tout entière couverte de ces flocons légers, et j'avais chaud.
- 19 octobre - Ouf ! Me voilà actrice pour de bon. Premier rôle sur une scène parisienne. Un rôle de boniche dans une pièce de Labiche. Marrant !
- 24 décembre - Je suis revenue passer Noël avec lui. Il dort. Il m'a lu sa pièce, sa première pièce : SUZANNE. Il a failli lui donner pour titre : Le Hibou Blanc. Finalement Suzanne. Il pense que je dois jouer Suzanne, que ce serait bien. Ça me plaît et ça me fait peur ; ça me plaît.
1974
- 5 mai - SUZANNE 2. Depuis un an j'habite avec cette Suzanne. Il m'a vraiment comprise (et il a bon nez, il sent de loin). Quel bonheur ! Nous avons joué partout ; dans des granges, des châteaux, des cours de ferme. Il jubile. Il est comme un enfant. Il veut vivre avec moi de nouveau. Il a acheté deux vélos : un noir et un rouge. Pompidou est mort il y a quelques jours.
1976
- 13 mars - SUZANNE 3. Première. Je me suis plantée ; j'ai eu peur tout le temps. J'étais proprement ébahie par ce que je disais. Je me sentais impudique (J'ai froid au sexe).
1980
- 14 avril - Je cherche à me peupler de quelqu'un mais je n'y parviens pas. Je me suis frottée la peau avec de la couleur. Je suis peinte de la tête aux pieds. Comme une africaine. Mes seins tiennent le coup. Je n'aurai pas d'enfant. J'ai trente-cinq ans. Déjà !

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