(Extrait de « Les sept personnalités de Loulou Goac'h », pièce inédite de Roland Fichet. Scène 1)

 

Personnages


Loulou Goac'h
Grats
Varoche Auguste


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Cezar Plouezor
Marie Rave
Sarah Pilh           
<--- Les personnalités de Loulou
Gridoie
Gilberte  Otoniavski

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1

Sur scène Grats et César Pouézor. César Plouézor peint une plante ou une série de plantes. Sa toile est disposée sur une bicyclette-chevalet. Il peut se déplacer ou faire tourner sa bicyclette-chevalet. César Plouézor accroche égalemet dans différents endroits du blokhaus des toiles représentant des natures mortes, la mer, des végétaux. Les mains de César sont enveloppées dans des pansements. Grats manipule un ou plusieurs de ses appareils. Il joue avec sa "mémoire".

Grats. - On l'a trouvée dans un drôle d'état. Brûlée de la tête aux pieds. Toute en cloques. Un rapport de nature avec elle pas possible. Une beauté de rapport que j'en rêvais depuis tout jeune homme. Je dis : "On l'a trouvée", en fait Varoche était déjà à côté d'elle. Il dormait. C'était au dépôt d'ordure de Ranonville. Elle avait mis le feu à un tas de chiffons ; ils brûlaient encore les chiffons. Sans doute elle s'était jetée dessus ou peut-être même installée en plein milieu. A voir la tête de Varoche et ses habits déchirés et noircits, il avait dû en mettre un coup pour la sortir de là. J'ai posé sur elle mon vieux manteau et je l'ai emmenée chez la Vieille Indienne de la côte des Brochéants. Je l'ai portée pendant plus de quarante kilomètres. Elle gémissait de temps en temps. On l'a soignée quatre mois, la Vieille Indienne et moi. Elle était belle et rouge, avec cette beauté de corps de jeune femme qui respire ! La Vieille Indienne lui enlevait tout doucement des morceaux de vêtements ; et avec les vêtements des lambeaux de peau. Ça se décollait et dessous la chair était vivante, tellement vivante ! Au début, j'hésitais, après je m'y suis mis moi aussi à la peler comme un fruit. Avec minutie. C'est d'un sensible un corps comme ça mis à nu jusqu'au delà de la peau ! Elle frémissait quand c'est moi qui saisissait entre mes doigts tremblants ces fines petites membranes presque transparentes, toute cette dentelle, sur son dos, sur ses fesses, sur son ventre. C'était un geste, un vrai geste vers elle, un geste de quelqu'un qui guérit; de quelqu'un qui veut du bien. Marik Thor, la Vieille Indienne, la trempait tous les jours dans une mixture de plantes, un bain blanc. Tout son corps épluché long et rouge dans un bain blanc. A peine deux mois passés Varoche est arrivé. Il nous a trouvés et il a dit : "Elle est à moi". Marik a pas voulu qu'il l'emmène. Elle a dit : "Encore deux mois". Il a répété : "Elle est à moi". Elle a pas cédé : "Deux mois ! Dans deux moi tu la reprends." Quand il est revenu j'étais parti avec elle. Il nous a rejoints entre les Brochéants et le Bois des Biches. La parole en elle était comme folle et le corps toujours caché. Sans cesse elle volait des vêtements, des chaussures, des chapeaux et changeait de nom. Elle gémissait et riait de longues nuits sur les plages du Haut Pays. Dans les rochers des Egoloches elle est restée cachée pendant huit jours. Varoche et moi on avait pas le droit d'approcher. Varoche connaissait les grottes du Millouik au-delà du pont Congar, il connaissait le blockhaus. On s'est jeté sur elle, on l'a ligotée, on l'a mise dans un sac et on l'a amenée ici. La première année on a connu César Plouézor et Marie Rave, on a connu aussi Gilberte Otoniavski et Sarah Pilh. Moins souvent mais pas trop souvent quand même. On pouvait pas les supporter. Maintenant elles reviennent rarement nous enlever Loulou. Très rarement. Tout est calme aujourd'hui, très calme.
Varoche dort sans doute, il est malade comme un chien depuis quinze jours (Grats regarde avec insistance César Plouézor). Je vais appeler Loulou sur mon "mémorisson".

César Plouézor. -
  Attends... Attends et la deuxième année avec cette histoire que tu ne me racontes jamais. Capitaine Grats, reprendre le début, toujours reprendre le début, à quoi ça sert ? Il faut avancer palsambleu !

Grats
. - Bon. C'était vers février ou mars. Tout marchait bien. Un soir de grand vent. Le vent, ça énerve, qu'est-ce que tu veux ! On avait beaucoup bu, on était, à vrai-dire, fin saouls. Elle était Loulou, la vraie Loulou, depuis trois mois. Guérie et toute fraîche. Partageuse, donneuse et dans le vent. Une belle nana verte et mode. Jusque-là on avait pas bougé le petit doigt. Tout d'un coup on s'est précipité tous les deux ensemble. C'était de trop, beaucoup trop. Elle a craqué. Elle a crié, elle a ri. Est-ce qu'on lui a fait un enfant ? On a pas eu le temps, je crois.

César Plouézor. - Tu t'en serais rendu compte, capitaine Grats.

Grats. - Alors d'autres sont apparus. En plus de César et Marie Rave on a dû supporter Osson le neveu, et Gridoie le gros mangeur. Plus de Loulou ; presque jamais ; on l'attends depuis des années. J'ai tout mis au point pour la saisir, j'ai inventé le raccordeur, le vocomixte, le mémorisson ; je bricole tous les jours une téléfusion mais vraiment c'est à désespérer !

César Plouézor. - Faut pas désespérer, capitaine Grats, pas désespérer, jamais ! (César montre son tableau) Regarde  ! Ça prend forme. Pour prendre forme on peut dire que ça prend forme non ? Et côté plantes en feuille et tiges, côtés plantes comestibles et décoratives, des découvertes incroyables s'annoncent. Dans mon laboratoire phytobiologique...

Grats.
- César, Valoche va arriver et ça ne va pas lui plaire du tout de te voir.

César. - Il marche celui-là ? Je le croyais grabataire.

Grats.
- Il marche. Laisse tes mains un peu tranquilles, César.

César. - Trop irritées mes mains, beaucoup trop. Je dois les protéger. Pour maladif pourtant dans sa façon de ployer le cou, dans son air de ne pas vous regarder.

Grats. - Maladif ? Obstinément méditant peut-être, mais maladif !

César. - Pour recroquevillé sur son os.

Grats. - Tais-toi César, tais-toi, tu vas attirer le malheur, tais-toi, vieux hibou !

Grats sort, César tente de le retenir.

Grats. - Capitaine Grats, me laisse pas seul... Je te montre mes mains, promis ! Je les développe pour toi... Varoche ! Pour fou carrément et loin des habitudes. Tout fumier et marécages... Et jouant du piano, à l'aise avec les notes, chantant presque, chantonnant... (un silence) Des craquements sans doute ou pas de craquement du tout. Une brute de rupture, un entonnoir qui se creuse d'un coup et tout le monde nageant dans le celluloïd.

César appuie sur un bouton, un des appareils de Grats se met en marche.

Voix de Loulou. - Grats, je suis sûre qu'il y a un chien dans le blockhaus, va chasser le chien.

Voix de Grats. - Hier c'était le chat, aujourd'hui un chien, demain ce sera un lion. Héhé, tu me prends pour un idiot Gouache.

Voix de Loulou. - Grats, fripouille, mon nom est Goac'h.

Voix de Grats. - I love you, Loulou, I love you. Loulou, mon porsabin, ma sigarie, mon grivouquet, ma mangnolle, mon eau-de-vie.

Grats et Varoche sont entrées. Grats pousse un lit sur lequel est étendu Varoche. Ce dernier est visiblement étonné par ce qu'il entend. Grats arrête l'appareil et interpelle César. Il imite Varoche.

Grats.
- César ! César Plouezor, le roi des embrouilles ! Des séjours dans des tribus, es peuplades, des promenades dans des langues inconnues : César, vieux fou, je ne suis pas content de te voir.

Varoche. - Tu exagères ton rôle, Grats, tu exagères ton rôle. Tu parles à ma place démesurément. Démesurément. Les arbres entrent dans la maison sans se gêner. Regarde celui-là : il pousse par la fenêtre. Carrément. Et toutes ces fleurs artificielles ! (s'adressant à César) Tu as dit que je jouais du piano !

César. - Pour dénoué, ce lacet, bien dénoué. Totalement. Et même pas de chaussures à l'autre pied. Tu prends des risques. Ah le piano ! Je ne savais pas que tu jouais du piano !

Varoche. - César, si un jour tu retournes dans nos chères colonies, je partirai avec toi.

Grats sort. Échanges de regard entre Grats et Varoche.

César. - Des colonies ! Ah là là pour des colonies c'est des colonies ce qui nous reste, des quignons de colonies oui !

Varoche. -  Je ne crois pas en tes travaux scientifiques, César. Je ne crois pas à vos mystères à tous les sept, à ce jeu incessant. Dis à Loulou de revenir. Qu'elle se débarrasse de toutes ces bandes, de tous ces pansements et qu'elle vienne ! Dis à Loulou de s'habiller majestueusement.

César. - Majestueusement !

Varoche. - Majestueusement.

César.
- Je n'ai pas Loulou sous la main, Varoche.

Varoche. - Elle est là, Loulou, elle est là, sale maniaque !

César. - Tiens, une nouvelle plante j'ai découverte, Var une plante que personne avant moi n'a remarquée. L'Océsarette je l'ai nommée, l'Océsarette ! C'est joli hein ? Tu as vu, pour habilement je l'ai habilement mis en sandwich dans le nom de plante le mien de nom ! Des noms j'en ai inventé des tas : Césarouille, Sarcele, Sarole, Asarine, Césarillon... L'Océsarette, c'est le plus chouette ! Tu veux être le parrain de ma plante ?

Varoche. - Le parrain de ta plante ? César, ça suffit, je veux voir Loulou. J'ai besoin d'elle. Disparais, parasite !

César fuit.

Varoche.
- Il a la voix de Loulou sur son vocomixte? Comment a-t-il fait ? Elle est donc revenue sans que je m'en aperçoive. Ou le gredin a inventé une machine formidable. Méfiance !

Varoche appuie sur un bouton : émission de cris rauques et stridents ; bruits de chutes de corps. Effrayé, il appuie sur un second bouton : musique. Grats entre brusquement.

Grats. - Varoche, il faut se tirer et vite fait. Ça se distingue de nouveau dans tous les coins. Ne dégoise pas, c'est pas le moment, monte dans ton plumard.

Varoche.
- Ne parle pas de cette façon, je t'en prie et ne me brusque pas : tu vas me mettre sans dessus dessous. Je veux aller à pied.

Grats.
- Presse-toi, ils ont ressorti les garatonifères.

Varoche. - Je me fiche des garatonifères.

Grats. - Ils veulent asperger tout le blockhaus !

Varoche.
- A chaque fois le même cinéma. Des blagues ! Je suis sûr que c'est des blagues ! Ils ne vont pas rompre l'équilibre des forces sur un coup de tête !

Grats. - Optimiste ! Pffttt ! Optimiste ! Regarde dehors et tu verras se pointer à l'horizon les dynam-ragalopes, les fondeuses miroitantes, les arasils vibro-circulaires. Si t'étais pas malade, j'te grimperais sur le blockhaus rien que pour le coup d’œil déjà, ça fait un choc ! Allez ouste, en route, je te descends à la cave.

Grats sort énergiquement Varoche qu'il a remonté dans son lit.

Voix de Varoche. - Non, pas à la cave !


Bruits de trombes d'eau s'écrasant contre des rochers. Craquements divers. Tempête. Ambiance sombre et humide.

[...]