Couverture de la revue Théâtre's en Bretagne n°15-16

(Extrait des « Notes dans la marge » de Roland Fichet publiées dans la revue Théâtre s en Bretagne n°15-16, Théâtre et territoire, P.U.R., deuxième semestre 2002. « Paradis de tristesse » est un roman de Olivier Py, parut en 2002, aux éditions Actes Sud.)

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« Paradis de tristesse » - roman de Olivier PY

Y a-t-il d’étranges sexualités ou est-ce la sexualité qui est fondamentalement étrange ?
Paradis de tristesse. Le livre lu l’envie d’aller faire un tour du côté de la théologie. L’envie en particulier de chercher du côté de la profanation et de la résurrection. Me reviennent à l’esprit les attributs du corps ressuscité selon Saint-Thomas : l’incorruptibilité (finie la mort), l’impassibilité (exclues les souffrances et les maladies), la subtilité (éliminés les obstacles matériels), l’agilité (la puissance de l’esprit), la clarté (la beauté sans voile).
Les corps de Paradis de tristesse, blessés, ne se lancent-ils pas dans une quête éperdue de ce corps hors d’atteinte, de ce corps divin ?

INCORRUPTIBILITÉ/CORRUPTIBILITÉ. Corps travaillés par la mort, leur corruptibilité explose à chaque page, dans chaque rapport, jusqu’à la dernière scène à l’hôpital entre Pascual — malade — et le narrateur (Spirou), la scène de la soixante-dix-septième allumette.

IMPASSIBILITÉ/PASSIBILITÉ. Corps en manque, corps prêts à tout pour accéder à la jouissance, au miracle de jouir, à ce " fragment d’éternité ", ils accueillent blessures, coups, violences, humiliations, souffrances, comme des voies pour traverser le présent, pour lui faire rendre l’âme qu’il prétend avoir définitivement (idéologiquement) digérée. Jamais impassibles, les corps de Paradis de Tristesse sont en quête et en crise.

SUBTILITÉ/MATÉRIALITÉ. Le corps ressuscité est subtil, il n’est plus soumis à la pesanteur, son déplacement ignore les obstacles. Les corps pétris de désir de Paradis de Tristesse, les corps de Pascual, de Grégoire, d’Alcandre, d’Ellert, sont physiques, matériels, aux prises avec leur épaisseur. La traversée de la matière, obstinée, violente, laisse entrevoir un autre corps, subtil celui-là, le met peut être secrètement en mouvement.
« Ceux qui se roulent dans la merde sont les plus impatients de se rouler dans le Ciel. Manière classique de retrouver la lumière en accumulant l’obscurité. Une lumière est venue dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas empêchée.
L’abysse où il faut descendre, quand le monde assourdit le chant divin, il faut aller là … là … plus profond plus loin, vers la matière, vers la douleur et le sommeil, vers l’ivresse folle, carnassière, il faut risquer, déchirer, mordre. » (p. 126)

L’ombre et la lumière. Le Trap — boîte de nuit — et l’abbaye de Vézelay — colline de lumière. Le Trap : le lieu souterrain, la cave : « …il faut pour les épiphanies des cavernes, des puits, des théâtres. » (p. 30). Les corps désirants dans le labyrinthe. Les corps se heurtent aux murs, sont pris au piège. Dans Paradis de Tristesse ce sont des corps de chair et de sang qui s’enfoncent dans la nuit.
Les chasseurs et les moines sont de la même espèce, la fusion virile est leur liturgie, ils chassent le grand silence ; l’alliance renouvelée avec le cosmos. (p. 30)
Le visible figure l’Invisible et le visible est une part d’Invisible. (p. 154)

AGILITÉ/IDIOTIE. Les êtres de désir de Paradis de Tristesse sont (aussi) des êtres de pensée. Le moment venu, ils accueillent en eux le souffle de la pensée, le souffle de la vérité, le souffle de l’esprit. L’agilité spirituelle vient avec douceur habiter le corps de Grégoire à Vezelay. Le narrateur s’en étonne :
« Je n’arrive pas à croire que Grégoire puisse me faire une leçon de morale. Celui que j’ai connu à quatre pattes dans les toilettes du Trap léchant la merde avare d’un centenaire veut m’apprendre à relever sur son trépied la notion de péché. » (p. 124)

Alcandre, l’écrivain déchu, fait sonner, frémir, frissonner au creux de sa carcasse avide les mots de littérature et de morale.
« À quoi te sert de sacraliser la débauche, c’est mauvaise littérature. (…)
Tu ne pensais pas trouver un moraliste caché dans cette marionnette ? Je suis un moraliste. Il ne faut pas brûler son œuvre, il ne faut pas crucifier ses enfants, il ne faut pas tenter le diable, il faut vivre. » (p. 175)
Pascual, l’amant absolu, bègue, au bord de la mort, ne recule pas non plus devant les mots.
« Tu crois à la résurrection ?
Tu vois, nous ne pouvons pas croire absolument. La sainteté, il n’y en a pas. Nous ne pouvons pas absolument croire » (p. 253).

CLARTÉ/TÉNÈBRES. Le lien clarté-beauté. La clarté : la beauté sans voile. Préoccupation majeure la beauté : une quête, une initiation. Le passage de la beauté du diable drapée de ténèbres (maudite ?) à la beauté révélée, dévoilée, à la clarté. Le chemin qui conduit à cette beauté qui inonde de clarté. Le chemin vers la Joie.
Mais qu’est-ce que l’inspiration a à voir dans tout ça ?
Et qu’est-ce que ce travail harassant et écœurant de l’écriture a à voir avec Pascual, l’ange. Rien, tout ? (p. 203)

Il ne fait plus de doute que l’Art et le Sens sont de même source mais l’art est une pensée plus haute, une Joie qui vient dans le visible.
Il ne doit pas perdre des yeux l’or qui brille au fond de l’eau (…) Il est nu et tient au creux de sa main la petite écharde de bois doré (…)
Sa force grandit, s’affirme, chante avec l’Eternité. (p. 215-216-217)
Lui, il appartient au monde comique des inspirés, il lui faut être tout, sans quoi le rire submerge son île, il se moque de lui-même avec une simplicité d’animal faisant sa toilette. (p. 219)
« Vers la Joie, de toute façon… et ce repos des astres où nous reprendrons notre place. » (p. 220)

Ce qui pèse sur le destin des êtres qui peuplent ce roman les précipite. Ce poids de l’être, ce poids d’être un homme ils l’éprouvent. Ce sont des précipités d’humains, des humains qui se jettent corps et âme dans la pulsion, dans le désir, dans le désastre. Ils sont sculptés dans la matière humaine. Ils ne cessent de tenter de remodeler cette viande, cette merde, ce précipité de désirs et de divin. Ils veulent passer de l’autre côté.

Syntaxe sage, lecture confortable, l’écriture cultivée d’Olivier Py nous fait moins vaciller que la matière qu’elle traite. L’audace de cette écriture c’est son sujet, elle puise son rythme et sa vitalité dans le souffle de l’humain aux prises avec le Mal, aux prises avec le Beau, aux prises avec Dieu. C’est un souffle tenu, régulier, qui prend en compte le temps, qui se sait engagé dans une course de fond.

Cette écriture exhibe par bouffées son lyrisme, son goût des élans, des formules, de la philosophie, elle n’est pas déchirée, trouée, elle est ordonnée comme une méditation traversée de spasmes, d’éblouissements.

C’est un roman qui aime les (grandes) scènes cadrées, les mouvements du corps et de la pensée, les détails précis.