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(Extrait des « Notes dans la marge » de Roland Fichet publiées dans la revue Théâtre's en Bretagne n°15-16, Théâtre et territoire, P.U.R., deuxième semestre 2002. « L'épreuve du feu » est une pièce de Magnus Dahlström parue en France en 2002, aux Solitaires Intempestifs. Elle a été mise en scène au TNB par Stanislal Nordey en 2002.)

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« L'épreuve du feu » de Magnus Dahlström

La pièce de Magnus Dahlström fait jouer de grandes plaques de texte qui, mouvement après mouvement, témoignage après témoignage, poussent le lecteur vers les gouffres de la barbarie. Comment qualifier cette barbarie qui se présente sous les traits ordinaires de gens ordinaires qui emploient une langue ordinaire et se paient le luxe in fine de tenter de justifier leur cruauté ? La barbarie ordinaire ? Vertige ! Il y a de l’ordinaire aussi dans la barbarie.

Glissements progressifs vers l’inavouable. Des récits qui font frémir au plus profond, qui provoquent un insurmontable dégoût. Dans L’épreuve du feu ce n’est pas le rapport à la langue ou au langage qui suscite mon malaise, mon angoisse même, c’est le rapport aux actes, au goût pour la cruauté des personnes réunies dans ce huis clos. La structure qui organise le déroulement de la pièce est simple, rudimentaire même ; l’écriture, régulière, flirte avec l’innocence, sert comme sur un plateau l’exposition froide des pulsions des protagonistes. Aucun emportement dans la langue ; construction quasi clinique des révélations. Le chaos ne semble pas non plus affecter les corps qui parlent, il est dans le réel qui est convoqué, dans le monstrueux tel qu’il est convoqué.

L’écriture dramatique dite contemporaine, l’écriture du dernier quart du XXème siècle (clos — paraît-il — par l’explosion de deux avions lancés contre deux tours jumelles et par l’effondrement des dites tours) est marquée par un engagement vif dans la nomination du mal. La « part maudite » de l’homme (Bataille) est devenue le sujet de prédilection de nombre d’auteurs en particulier anglais et allemands : Sarah Kane, Mark Ravenhill, Marius Von Mayenburg, Edward Bond… Un des enjeux de la littérature (moderne) — la traque du réel — se condense dans des pièces qui traitent du mal avec insistance et crudité, qui traitent de ce qui fait frémir les hommes, de ce qui me fait frémir.

Il y a, sur ce terrain-là, tout au long du XXème siècle une conscience des enjeux de la littérature qui circule, se transmet, se transforme. Cette « conscience » interroge la vérité de l’être. Antonin Artaud, Pasolini, Céline, Bataille, Kafka… Des hommes-littérature, des géants, ont fait surgir un continent où s’ébrouent des figures du réel que nous ne pouvons nommer, voir, reconnaître, qu’au prix d’un immense effort.

Magnus Dahlström s’inscrit dans le chœur des auteurs dramatiques d’aujourd’hui qui tentent de donner corps au mouvement du mal dans la relation d’être à être. Ce mouvement du mal s’expose dans la pièce soit comme une bifurcation subite soit comme une pente naturelle vers l’horreur. Il insiste ce mouvement comme s’il n’était jamais sûr de parvenir a bien nommer ce qu’il cherche à nommer, comme si le prix à payer était la surenchère : les révélations se succèdent, s’engendrent, n’ignorent ni la haine ni la jouissance logés au coeur de l’acte de barbarie, mettent à l’épreuve le lecteur.

L’épreuve du feu se répète actuellement au Théâtre National de Bretagne sous la direction de Stanislas Nordey. Stanislas Nordey manifeste de spectacle en spectacle un souci rare, précis, instruit, pour le dire au théâtre, pour les modes du dire sur un plateau de théâtre. Il nourrit le désir d’entendre, il le cultive chez lui, chez les acteurs, chez les spectateurs. L’épreuve du feu exhibe des actes monstrueux mais ne les trame pas ces actes dans des voix, une langue, des scansions qui leur donneraient une consistance physique problématique qui les inscriraient dans une matière susceptible de tendre, de mettre en péril le rapport au dire, au sens, à la représentation. L’auteur n’est ni un des héritiers de Mallarmé ou d’Artaud ni un frère de Guyotat. Du coup la question du passage de la lecture silencieuse à la parole exposée sur une scène se pose peut-être encore plus frontalement.

Comment passer de la méditation douloureuse que requiert un tel texte à la-présence-qui-prononce, à ces présences (les acteurs) qui imposent l’écoute ? Cette fois le risque pris dans l’acte de dire, dans l’acte de prononcer à voix haute de tels aveux vient peut-être interroger centralement la question de la représentation, ce qui fonde sa nécessité, sa justesse. Dire publiquement n’amplifie pas forcément la dimension de contact avec le réel, la portée du bouleversement de conscience qu’on imagine espéré par l’auteur. L’acte de dire peut aussi réduire la portée de ce contact, de ce bouleversement, les banaliser et banaliser dans la foulée la cruauté ontologique dont tentent de témoigner les protagonistes de L’épreuve du feu.

Stanislas Nordey, une fois de plus, provoque le diable et le théâtre. Il les provoque en mettant en scène cette pièce. Comment les convoquera-t-il l’un et l’autre ? Avec quelles armes et sous quelles formes ? Le théâtre est peut-être un des moyens qu’a trouvé le diable pour faire feu de tout bois avec désinvolture et passer pour un phénomène de foire dans une société cultivée qui a besoin de phénomènes et qui préfère lui passer la main dans le dos que le regarder en face.