Couverture du livre Petites comédies rurales

(Texte intégral de « L'Instituteur et l'animal », micropièce de Roland Fichet, publiée in Petites comédies rurales, Éditions Théâtrales, Janvier 1998.)

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Une journée d’école. La dernière. Un instituteur droit comme une règle. Tant bien que mal ils avaient tenu jusque-là, lui (l’instituteur), la petite municipalité du petit village breton (onze conseillers municipaux ! ) l’Éducation Nationale… Il congédie d’un petit geste le dernier élève qui s’attarde. Sébastien Tanguy il se nomme le dernier élève. Sa fin enfin. Presque. Un peu de soleil s’obstine. Sur les tables un peu de soleil. Il les attend. Les voilà. Il les a invités (une dernière fois) dans leur école, les habitants de la commune. Ils veulent le saluer. Quelques mots. Un cadeau. Ses chers petits devenus quasiment chenus ; certains ! — oui, oui, certains ont le cheveu blanc. Ils se calent comme ils peuvent sur les sièges d’écoliers. Une bille oubliée (égarée ? ) roule d’un casier. Paul Renard rit sourdement (heu, heu). Comme toujours. Comme il y a trente ans. On peut commencer. Il peut commencer. « Que veut dire le mot moderne ? » Tiens, c’est jour d’interro. Ils sont contents. Ils ne s’attendaient pas à une interro. Farceur l’instituteur. Ils regardent Bernard Trégouët. Le plus bête. Le maire. Ils l’incitent en douce à répondre. Pour rigoler. Facile la question, c’est ce qu’il estime lui, Bernard Trégouët, au moins on échappe au cercle vicieux de la poule et de l’œuf qui lui a toujours tapé sur les nerfs ; sempiternelle question sadique spécialement inventé pour humilier (est-ce l’œuf qui produit la poule ou la poule qui produit l’œuf ? ) et totalement idiote, il en sait quelque chose, il est aviculteur.

Bernard Trégouët : « Je suis moderne parce que j’ai un tracteur et que je n’ai plus de cheval. »

L’instituteur : « Bonne réponse, Bernard, excellente réponse. Chers enfants, les animaux (il toussote), chers enfants, amis je veux dire, les animaux (il a un teint de vinaigre maintenant, l’âge ? ) chers enfants, les animaux vous les avez quittés pour les machines, voilà pourquoi vous êtes modernes. Les animaux étaient vos frères, aujourd’hui les machines sont vos sœurs (les mots dans sa bouche : si bien fondus dans sa bouche d’instituteur). Vos sœurs. Les machines vivent avec vous. Près de vous. Très près. Plus près de vous que les animaux quand ils vivaient avec vous. Les machines sont entrées en vous. Dans votre corps. Certaines — déjà — habitent à l’intérieur de vos organes. Vous avez bâti le monde avec les animaux. Les animaux vous ont fait ce que vous êtes : les chevaux, les chats, les chiens, les poules, les vaches, les rhinocéros, les singes et tous les autres. Ce que vous êtes. Que feront de vous les machines ? Vous les avez épousées, que feront de vous les machines ? Vous ne pouvez plus vivre sans elles. Elles vous ont séparés des animaux. Que feront-elles de vous ? »

Il s’avance entre les tables, tous le regardent cet homme doué pour résoudre tant de petits mystères (grammaticaux, arithmétiques, orthographiques…), il va partir, franchir le seuil de la classe, il ajoute encore : « Les animaux ne parlent pas, ne vont pas à l’école. Jamais ils ne parleront. De cela vous pouviez être sûrs, de cette frontière. Les machines parleront (elles iront à l’école ! ) Que vous restera-t-il ? »

Il sort dans la cour. Son chien le rejoint.