Couverture du livre Mcropièces

(Texte intégral de « Le petit Rembrandt », pièce courte de Roland Fichet publiée in Micropièces - Fenêtres et fantômes, Éditions Théâtrales, novembre 2006.)

[+] plus d'informations sur le site des Éditions Théâtrales
[+] commander ce livre sur amazon.fr
[+] aller au sommaire de « Micropièces » 


Bien bâti l'homme. Plutôt bien bâti oui. Presque jeune malgré l'âge. On le voit. Si on veut le voir on le voit. Il s'arrête. Il se plante au beau milieu d'une grande rue de Munich, la Maximilianstrasse. Est-ce que je vais oser, se demande-t-il. Il va oser bien sûr il est venu pour ça. Il n'a plus rien à perdre juste quelque chose à donner. Il a bouclé la boucle. Presque. À un détail près. Il a tout quitté. Tout. À une petite chose près. Ce n'est pas moi qui ai tout quitté, corrige-t-il, c'est elle. Comment a-t-elle pu ? Mourir comment a-t-elle pu ? On ne décide pas de mourir ? Est-ce si sûr ? Tout. À une petite chose près. Un Rembrandt. Un petit, un tout petit Rembrandt large comme la main, qui le veut ? Dans la Maximilianstrasse, à cette heure entre chien et loup, à cette heure du presque soir, dans le flux des gens qui rentrent chez eux après une journée de travail, pressés, cet homme, ce presque jeune homme malgré l'âge, bien bâti, présente à des gens qui le regardent à peine un petit Rembrandt. Qui le veut ? Si vous le voulez, je vous le donne. C'est un Rembrandt. Un authentique Rembrandt. Le plus petit. Le plus petit ? 12.7. Douze de long, sept de large. Centimètres. Un Rembrandt ? Un vrai Rembrandt ? C'est quoi cette arnaque ? C'est qui Rembrandt ? Il habite ici ? Se méfient les gens. Passent leur chemin. Ont peur sans doute que ça leur pète dans les mains un Rembrandt. Personne ne donne rien sans raison. Mauvaise raison. Sans mauvaise raison. Bien sûr ! Il ferme les yeux de temps en temps, le bien bâti presque jeune malgré l'âge, debout au-milieu de la Maximilianstrasse, à Munich, les ouvre doucement, dit simplement : Quelqu'un veut-il ce petit tableau de Rembrandt ? Pas une main qui se tende. Les harceler ? Surtout pas. Que quelqu'un sorte du flot continu, s'arrête, lui dise : donnez-le moi. Quelqu'un. Voilà ce qu'il attend, ce qu'il espère. Non ? Personne. Décidément personne. Les derniers trams. Dans leurs rails. Obstinément. Imperturbables et bruyants. Bon c'est raté. Il dit ça au petit Rembrandt. Lui sourit. Tu n'as pas voulu me quitter ? Que faire de toi ?
T'abandonner pas question. Te donner à un musée jamais. Le petit Rembrandt acquiesce. Je préfère, dit-il. À sa manière. Dans cette grande ville pas une main pour accueillir un petit Rembrandt de la taille d'une main. Sois tranquille je m'occupe de toi. Je ne partirai qu'après. Pas une main. Tu m'as rendu la vie plus légère. Sa mort même. Plus légère.
Grand calme dans le parc de Munich. Bruissements. À l'intérieur aussi bruissements. Dans ses nerfs. Il rassemble quatre grosses pierres et du bois. À l'abri d'un massif de rhododendrons il allume un feu le jeune homme malgré l'âge. Le petit Rembrandt brûle maintenant. Il se consume millimètre par millimètre. Rembrandt 1624.2000. Il n'y a pas plus authentique que toi. C'est sa dernière prière. La dernière prière de l'homme devant le petit Rembrandt. Dans la cendre l'empreinte. L'empreinte du petit Rembrandt dans la cendre.